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lundi, 20 avril 2009

Le malentendu

nolde_vierwaldtst.jpgLe monde ne marche que par le malentendu.

- C'est par le malentendu universel que tout le monde s'accorde.

- Car si, par malheur, on se comprenait, on ne pourrait jamais s'accorder

Baudelaire, Mon coeur mis à nu

Emil Nolde (1867 – 1956), Lake Lucerne, c. 1930, Watercolour on Japanese vellum, 34o x 470 mm. Städel Museum, Frankfurt am Main. © Noldestiftung Seebüll
Photo: Ursula Edelmann.

mardi, 14 avril 2009

Oiseau

Matisse_blue_hair.jpgPaul Claudel, dans son Journal (cahier X, 1953).
OISEAU — mot fait de cinq voyelles et d’une seule consonne, moins une consonne qu’un souffle : s. Le reste est fait d’horizons et d’ailes. Il y a un cri aigu : i, et des ailes : u. Peut-être un œuf. Aviculus.

Henri Matisse

Fâcheries

Alexandre_Dumas_fils_by_Vallotton.jpg"Tout homme qui a décidé que l'autre est un imbécile, un mauvais gars, se fâche quand l'autre montre enfin qu'il ne l'est pas."

Nietzsche, Humain trop humain

 Felix Valloton, Alexandre Dumas fils

mercredi, 08 avril 2009

Toute convention reçue est une sottise

"Il y a à parier, répliqua Dupin, en citant Chamfort, que toute idée publique, toute convention reçue est une sottise, car elle a convenu au plus grand nombre."

Edgar Poe, La Lettre volée

mardi, 07 avril 2009

Citations

nng_images.jpg" Les citations sont utiles dans les périodes d'ignorance ou de croyances obscurantistes. Les allusions sans guillemets, à d'autres textes que l'on sait très célèbres, comme on en voit dans la poésie classique chinoise, dans Shakespeare ou dans Lautréamont, doivent être réservées aux temps plus riches en têtes capables de reconnaître la phrase antérieure, et la distance qu'a introduite sa nouvelle application. On risquerait aujourd'hui, où l'ironie même n'est plus toujours comprise, de se voir de confiance attribuer la formule, qui d'ailleurs pourrait être hâtivement reproduite en termes erronés. La lourdeur ancienne du procédé des citations exactes sera compensée, je l'espère, par la qualité de leur choix. Elles viendront avec à-propos dans ce discours : aucun ordinateur n'aurait pu m'en fournir cette pertinente variété. "

Guy Debord, Panégyrique

samedi, 04 avril 2009

La Guerre spirituelle

CIMG3182.jpg(D'après le roman : "Le secret" de Philippe Sollers) :

La force réside dans la profondeur d’action et non dans le front. Dans la guerre irrégulière, ce que font les hommes est assez peu important, ce qu’ils pensent, en revanche, est capital. L’essentiel au fond est d’amener peu à peu l’ennemi au désespoir, ce qui signifie un plein emploi stratégique plus que tactique et le fait constant de « se trouver plus faible que l’ennemi, sauf sur un point ». On compte donc sur la vitesse, la mobilité, le temps, l’avancée rapide suivie du recul immédiat, le coup porté et aussitôt interrompu pour être porté ailleurs, le modèle devenant celui musical de la portée et non de la force, avec initiative individuelle et, comme dans le jazz, une improvisation collective de tous les instants. Les irréguliers combattent le plus souvent sans se connaître, parfois même en évitant de se connaître, ou encore sans s’admettre entre eux. Ceci est vrai aussi désormais pour la guerre spirituelle et sa substance fluide et réversible de temps comme de mémoire. Dans la guerre irrégulière, le commandement central n’a plus besoin d’être réellement incarné par tel ou tel, la logique y suffit, si elle est portée à une certaine puissance.
On part du principe que l’ennemi croit à la guerre, au sens où un penseur irrégulier comme Kafka, par exemple, disait qu’une des séductions les plus fortes du Mal est de pousser au combat. L’adversaire croit à la guerre, il en a besoin (ne serait-ce que pour vendre des armes) , il lui faut susciter des conflits en attisant les haines.
La rébellion doit disposer d’une base inattaquable, d’un endroit préservé non seulement de toute attaque mais de toute crainte. De cette façon on peut se contenter de deux pour cent d’activité en force de choc et profiter d’un milieu à 98 % de passivité sympathique. L’expression évangélique « qui n’est pas contre nous est pour nous » trouve ainsi son application militaire. Vitesse, endurance, ubiquité, indépendance, stratégie (étude constante des communications) plus que tactique. Il s’agit avant tout de casser chez l’autre sa volonté viscérale d’affrontement. Il cherche à vous imposer sa logique de mort, à vous fasciner avec votre propre mort, vous refusez et refusez encore, vous l’obligez à répéter dans le vide son obstination butée, vous continuez comme si de rien n’était, vous lui renvoyez sans cesse son désir négatif, bref vous finissez par l’user, le déséquilibrer, c’est le moment de passer à l’attaque. Tel est pris qui croyait prendre. Le premier élément est le Temps lui-même, la Mémoire. Le deuxième élément, biologique, n’est plus la destruction éventuelle des corps (tout indique qu’ils n’ont plus la moindre importance) mais le regard détaché sur leur inanité transitoire et leurs modes de reproduction de plus en plus artificiels. Enfin les 9/10 èmes de la tactique sont sûrs et enseignés dans les livres mais le dernier dixième de l’aventure peut être qualifié de « Providence ». Après tout, quelqu’un, entouré seulement de douze techniciens, a ainsi atteint des résultats étonnants. Il ne s’agissait pas de paix mais de guerre, la plus irrégulière qui soit, même pas « sainte », à y regarder de plus près (comme si elle en avait pris les formes pour s’opposer justement, à ces formes).
Conclusion : la guerre irrégulière repose sur une paix si profonde que tout désir de guerre s’y noie et s’y perd. On fait la guerre à la guerre, on traite le mal par le mal, on fait mourir la mort avec la mort (mort où est ta victoire ?) , on circule à grande vitesse dans une immobilité parfaite, on ne vise aucun but, et c’est pourquoi, finalement, il y en a un.

Photo de Michèle Fuxa

mercredi, 01 avril 2009

L'irruption du divin

Photothèque - 0127.jpgCe qui est habituel, c'est ce à quoi l'autre s'attend. Ce qui est insolite, imprévu, c'est l'irruption du divin que l'autre n'a pas su prévoir. Ne jamais être où l'on voudrait que je sois. Il faut mesurer l'adversaire, s'adapter à ses actes ou à ses intentions, parvenir à le chosifier, à lui "donner matérialité et consistance" en le fixant sur un lieu déterminé. L'adversaire a été dupé par mon stratagème. Mon action virtuelle est parvenue à faire "surgir l'adversaire dans l'univers des formes". La réification de l'ennemi est la plus grande victoire que peut obtenir la stratégie. La chose n'est pas naturelle en quelque sorte, c'est ce qui fait sa vulnérabilté. Le vide au contraire, où l'adversaire se laisse piéger, est ce qui permet l'acte insolite. L'être est miné par le non-être, qui permet la surrection du divin.
Philippe Sollers, Guerres secrètes
Photo de Michele Fuxa

mardi, 31 mars 2009

Naples, par Erri de Luca

30906843_p.jpgLa nouvelle n'est pas réjouissante : l'UNESCO, organisme collatéral des Nations Unies, aurait l'intention de déclarer Naples « patrimoine mon­dial de l'humanité ». Une si pompeuse qualifi­cation (Patr. Mond. Del. Um., piemmediù pour les intimes) me paraît dépourvue de sens : ou bien on est déjà un patrimoine et ce depuis longtemps, ou bien il n'y a rien à faire et il n'y a pas de procla­mations qui tiennent.
L'humanité ne se laisse pas refiler des patrimoines sans nécessité absolue, elle n'est pas avide mais dissipatrice et elle a volontiers envoyé au diable des civilisations tout entières, peuples, religions, langues et leurs capi­tales, bourgs, faubourgs et agglomérations voi­sines. Ou bien Naples, ce que je crois, a déjà pénétré dans les yeux et les ventricules du monde, ou bien ce ne sera pas le tiède honneur d'un tampon ONU qui l'y fera entrer.

Je suis né dans cet endroit. Les monuments sales, les enduits craquelés des vieux immeubles, la crue des ordures qui débordaient pour atteindre parfois les premiers étages. Tout cela n'a jamais affaibli chez les habitants la conscience d'être dans un endroit miraculeux. Être comblés du seul fait de boire l'eau du Serino, être rois du seul fait que les rois parlaient napolitain, être magiciens du seul fait de tirer des nombres de leurs rêves et de les voir gagner à la roue du loto, être assassins parce que la vie valait bien une nuit d'amour, être saints parce qu'un caillot de sang se liquéfiait sous verre dans une église ivre de cris perçants. Ils se savaient précieux, sinon ils n'auraient pas résisté aux cent rois de peuples différents qui sont mon­tés sur leur trône et leur dos, ils n'auraient pas non plus survécu au baiser sur la bouche de la syphilis, de la peste, du choléra qui, il n'y a guère plus de vingt ans, attaquait en vain les entrailles de Naples, mine génétique, ville immune, forge d'anticorps.

Face à la perspective de la reconnaissance inter­nationale, les titulaires des biens de la ville bom­bent le torse. Le professeur Marotta de l'Institut d'études philosophiques, tient l'initiative pour « juste ». Juste ? Une ville qui est là depuis des mil­liers d'années, ébranlée par les tremblements de terre, fertilisée par les cendres des éruptions, fon­dée par la plus grande civilisation de la Méditerra­née, capitale de royaumes, devrait se flatter de la « juste » improvisation de reconnaissance de la part d'une sorte de WWF (Fond Mondial pour la Nature) des Nations Unies ? C'est le contraire qui est vrai : Naples n'a pas encore reconnu l'ONU et ne se laisse pas conter fleurette par des inconnus.

Je ne suis pas curieux de savoir en quoi consiste ce titre, s'il rapportera quelque pourboire ou fera seulement flotter une autre étoffe de couleur sur la piazza Municipio, mais je ne crois pas que ce « piemmediù » puisse servir à Naples de laissez-passer pour des pèlerins-charters. Naples n'est pas une ville pour touristes. Je le regrette un peu pour l'industrie hôtelière, mais c'est ainsi et je m'en félicite sincèrement avec mon lieu d'origine. En ville les touristes se vendent au poids. On a dépouillé des contingents entiers de marins américains en permission et au retour pré­cipité. Naples, unique au monde, a réussi à se don­ner le voyageur mimétique, hardi et irréductible qui se dissimule dans ses rues sans appareil ciné­photo-vol-à-la-tire-graphique, qui visite les monu­ments à la dérobée en faisant semblant de lacer un de ses souliers, lorgnant furtivement ses merveil­leuses entrailles. C'est le voyageur discret, noble souche sélectionnée sur le lieu, inexistant ailleurs, passionné et doué d'un subtil regard panoramique.

C'est ma ville d'origine, vieille reine hilarante et effrayante avec le même visage et rien qu'un très léger changement de sourcil. À l'UNESCO je recommande Milan, ville qui a besoin de compré­hension, patrimoine mondial de la magistrature.(Référence à l'opération «Mains propres» menée par la magistrature milanaise)

In « Rez-de-chaussée »

Bloc-notes de l’Avennire 1993-1994

 

dimanche, 29 mars 2009

Sacré Vendredi 13 !

83bdd4a8c39e41e86435c468d57fb0b4.jpgÇa commence mal cette histoire. À peine servis les apéritifs la discussion s’engage sur un point de doctrine des plus byzantins à la façon d’un combat entre les Horaces et les Curiaces. J’aurais plutôt poussé, moi, à débattre pépère des mérites des boulomanes castels-bonisontains comparés aux vertus des vélocipèdistes de La Ricamarie ou de tout autre sujet laissant place à la respiration et offrant de multiples raisons de trinquer ensemble  —  tchin-tchin  —  et vider quelques verres sous ce ciel de vendanges que venaient taquiner des envolées de moucherons. Après tout nous nous retrouvons entre amis autour d’un lapin tombé au champ d’honneur et vite fricassé en gibelotte pour papoter sur pluie et beau temps, et non pour catéchiser l’incrédule à coups  d’arguties branlantes, de raisonnements spécieux s’effilochant en mille querelles d’Allemand cependant que les glaçons fondent en larmes dans les anisettes et que le frichti risque le coup de feu sur le fourneau. Mais inutile de se tortiller sur sa chaise à chercher en vain nouvel ordre du jour et tenter ainsi de rompre les chiens, l’affaire est mal partie même si je ne sais plus quel trouble-fête a lancé la question de croire ou non aux bons et mauvais présages, chats noirs ou merles blancs, et autres superstitions. Maintenant, voilà : c’est la vraie foire d’empoigne où l’un agonit l’autre, l’autre incendie l’un, tous se chamaillant à qui mieux mieux. Nous ne sommes même pas douze apôtres réunis pour célébrer les qualités de ce lapin qu’on se croirait déjà treize à table !

 

 Une fois   —  je raconte à nouveau  —   je me suis trouvé moi-même nez à nez, figurez-vous, avec un pendu. Je devais avoir sept ans et cela s’est passé dans un bois près de Claveisolles,  j’étais sans doute aux  champignons ; “ Non, pas du tout hallucinogènes ! ” je réplique à Anne-Marie qui, certes, a entendu cent fois l’histoire mais prétend maintenant que j’invente, qu’à chaque nouvelle version j’en rajoute. Mon bonhomme se balançait bel et bien au bout d’une branche, il tirait une drôle de langue et son cou de poulet saucissonné par la cravate de chanvre achevait de lui donner cet air flapi qu’ont les pantins de chiffon accrochés à leur patère la farce terminée. Longtemps j’ai tenu la chose secrète, de jeudi en jeudi me rendant en catimini aux pieds de mon pendu lui faire mes confidences, tenter aussi d’obtenir son intercession auprès des puissances obscures qui régissent nos destinées dans l’espoir idiot d’échapper ainsi à la vie de traîne-chagrin qui m’était faite alors. Eh bien, ne croyez ni à Dieu ni à Diable si vous voulez, mais quand l’automne venu des braconniers à la traque d’un sanglier sont tombés dessus et se sont partagé un bout de corde pourtant déjà bien élimé, dans la saison l’un s’est enrichi d’un champ d’une centaine d’arpents tandis que l’autre, du même coup, héritait d’un troupeau de trente cornes. Que mon pendu ait porté bonheur à toute la paroisse n’empêcha point cependant qu’il fût pour moi porte-poisse puisque, sitôt l’affaire classée, je quittai la communale et, pour me permettre de mieux oublier, on m’enferma illico presto dans une boîte de curés.

 

Comme Anne-Marie convient qu’il serait finalement trop facile de dénicher un macchabée chaque matin pour qu’à midi vous tombent dans le bec des cailles toutes rôties accompagnées de leurs cèpes farcis et qu’aussi ma petite anecdote à double tranchant a drôlement égayé l’atmosphère, une seconde j’espère que nous allons embrayer sur sujet moins branquignol que les superstitions et autres croyances absurdes en l’au-delà et qu’est-ce que vous pensez je dis, comme ça, de la dernière récolte qui nous promet, je crois, un bon millésime pour les bordeaux et de fameux pots de côtes à venir, non ? … Un ange passe.  Tout le monde alentour me fait d’abord des yeux de merlan frit, mais bien vite se ressaisit pour aussitôt relancer de plus belle la machine à tricoter les théories fumeuses, les jacasseries sans fin et  —  Hardi, petit !  —  voilà que c’est reparti comme en quatorze ! Quand l’irrationnel s’est emparé d’esprits échauffés, qu’il a bien fait son nid dans la conversation au point de tout accaparer, alors vous ne pourrez jamais empêcher que Pierre n’ait une vague expérience de table tournante à mettre sur le tapis tandis que la langue de Paul lui démange déjà d’expliquer comment, ayant sans mauvais calcul écrasé le matin un chat noir, il fut de manière bizarre pris de coliques néphrétiques dès le soir. Et maintenant même ma femme lâchant ses casseroles décide d’entrer dans la danse, d’ajouter son grain de sel, férue à tous crins de réincarnation et de polka des planètes. Je présage que ce charivari va tantôt tourner vinaigre et , pour finir, ce damné lapin nous aura jeté le mauvais œil, voilà tout.

 

Sans doute eût-il été plus sage, avant que de claironner ripaille, d’examiner en bon aruspice les entrailles de ce garenne pour décider de l’opportunité d’une telle réunion plutôt que de les abandonner à la voracité des bâtards du voisinage et voir ainsi de quel oracle auraient accouché Dionysos, Artémis d’Éphèse ou les divinités champêtres et de la convivialité réunies. Comment aurais-je pu imaginer, à moi tout seul et avec ma franche naïveté, que le sacrifice de ce malheureux mammifère allait tous nous précipiter dans des polémiques de chiffonniers, crêpages de chignons et furieuses prises de becs ; rendus les uns comme les autres aux confins de la folie ? Aurais-je jamais pu soupçonner, il y a seulement deux lunes, que nombre de mes amis fussent à ce point tourmentés par diableries, sciences occultes et trèfles à quatre feuilles jusqu’à vouer aux gémonies ceux d’entre nous qui, ayant les deux pieds bien établis sur terre, ne se soucient d’avoir à passer sous une échelle pas plus qu’ils n’envisagent se rendre à La Mecque en pédalo et n’ont cure des “ Abracadabra ” de la cabale pas davantage que des “ Alléluia ” de la calotte. Boniments de chaisières un poil foldingues ou de bedeaux illuminés, préceptes de gourous berrichons ou prédictions d’astrologues carpentrassiens semblent ainsi en avoir saisi plus d’un qui, croyant dur comme fer à ce bric-à-brac mystique et redoutant partout couteaux en croix et salières renversées, s’est mis martel en tête pour convertir le reste de la tablée à son dada surréaliste et maintenant, dans le brouhaha des controverses, les rodomontades des uns et les cris d’orfraie des autres, c’est comme la vague et confuse appréhension d’une menace qui soudain plane sur l’ensemble de l’assistance. Oiseau de malheur que ce maudit lapin !

 

Sous la tonnelle les senteurs vives et framboisées des vendanges alentour que traversent, par effluves, les parfums mêlés de l’été finissant et des premiers labours d’automne pourtant voudraient incliner à plus large tolérance, à rire aussi ensemble de bon cœur et pour un rien, — je ne sais pas, moi —  à cause des pétanqueurs castels-bonisontains par exemple ou peut-être des cyclistes moustachus de La Ricamarie, enfin danser le chahut copains-copains et nous féliciter de l’heureuse participation du soleil à ces agapes de septembre plutôt qu’abdiquer toute raison et courir à la castagne à force de furie des croyances à mystères pour les uns et d’acharnement dans une incrédulité sans partage pour les autres. Le monde n’appartient à personne, hasarde Anne-Marie espérant de la sorte calmer le jeu, et l’éternité aussi est inutile. Elle a lâché ça d’une petite voix rose bonbon certes, mais presque sans avoir l’air de rien en somme et pensant bien faire. Quand même, c’est un peu comme si, tout d’un coup, elle s’était mise à brailler à pleins poumons  “ Il n’est de sauveurs suprêmes : ni Dieu, ni César, ni tribun ; joyeux ripailleurs sauvons-nous nous-mêmes, décrétons le salut commun ! ” Devant le hourvari de clameurs que soulève aussitôt dans chaque camp semblable assertion et la pagaille qui s’ensuit, les plus sensés un instant songent à se réfugier dans les montagnes du Montana pour échapper au pire tandis qu’Anne-Marie, profil bas, pique du nez dans son assiette sur deux tibias de lapin croisés là on ne sait ni par qui ni comment. On sent bien malgré la douceur de l’air ambiant et les suaves odeurs d’automne que quelque chose entre nous vacille, chancelle et menace de sombrer qui va, pour finir, nous laisser le souvenir de ce satané lapin en travers de l’estomac.

 

Au dessert l’étripage est à son comble et l’indifférence générale envers l’île flottante pour laquelle personne ne semble maintenant avoir le moindre goût. Personne non plus ne prête attention à cette escadrille de moucherons qui depuis lurette nous tournicote devant les mirettes et, subitement, se lance à l’attaque des tours d’or et d’argent du World Trade Center plantées dans la crème anglaise comme une décoration certes assez prétentieuse et imbécile au milieu des blancs d’œufs battus en neige. Quand Anne-Marie hurle  “ Attention ! ” il est déjà trop tard. Déstabilisée par les habiles bestioles l’une des Twin Towers s’effondre dans mon arabica, l’autre s’affaisse lamentablement dans la tasse d’Anne-Marie. “ MERDRE ! ” tout le monde crie, éclaboussé. C’en est fait de mon café, il fout le camp et remontent à la surface des flopées de dollars en marmelade cependant que vibrionnant autour de nous le gang des moucherons entame avec insolence le fameux “ In God we trust ”.  Sacré vendredi 13, j’en conclus à part moi, pour une histoire qui, si mal commencée, ne pouvait finir autrement que dans la panade.

 

Pierre Autin-Grenier

Extrait de « L’Éternité est inutile » (Gallimard/L’Arpenteur, 2002).

Cette nouvelle et le tableau de Annie Caizergues ont paru dans la revue L'instant du monde n° 1 (2002) 

 

vendredi, 27 mars 2009

Prélude à la délivrance (6)

raphael2.jpg

Pour que s'étale le manifesté - le monde et tout ce qu'il contient - , il faut comme réserve un abîme de vacance. Loin de se figer dans une stérilité mortifère, le néant coïncide avec le venir de toutes les choses. Rien d'abusif, par conséquent, à le qualifier d'événementiel. à chaque moment, il est le retrait qui prodigue la présence, et aussi l'absence. Il dispose de toutes les richesses, mais, flux et reflux, il néantise sans arrêt. Il vient au jour par intermittence, à la pointe d'un instant, que ce soit dans l'éclair suspendu de l'extase ou dans celui d'une explosion atomique.

Yannick Haenel, François Meyronnnis, Prélude à la délivrance, Gallimard 2009, collection L'Infini

La Donna Velata, (1516)
Galleria Palatina at Florence

lundi, 23 mars 2009

Où chante la mer

« Pour moi, tel mot suffit à recréer l’odeur, la couleur des heures vécues, il est sonore et plein et mystérieux comme une coquille où chante la mer. »

Colette

19:41 Publié dans Grands textes | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : colette

lundi, 16 mars 2009

Chaque gorgée est un mensonge

Les deux "o" de Porto gouleyent au fond de la bouteille noire. Porto, ça roule au fond d'un golfe sombre, avec un port de tête altier de gentilhombre. De la noblesse cléricale, austère, et cependant galonnée d'or. Mais dans le verre, il reste seulement l'idée du noir. Plus grenat que rubis, c'est de la lave douce où donnent des histoires de couteau, des soleils de vengeance, et des menaces de couvent sous le fil du poignard. Oui, toute cette violence, mais endormie par le cérémonial du petit verre, par la sagesse des gorgées timides. Du soleil cuit, des éclats assourdis. Une saveur perverse de fruit mat où se seraient noyés les débordements, les brillances. A chaque lampée, on laisse le porto remonter vers une source chaude. C'est un plaisir à l'envers, qui s'épanouit à contretemps, quand la sobriété se fait sournoise. A chaque coup de langue en rouge et noir monte plus fort le lourd velours. Chaque gorgée est un mensonge.

Philippe Delerm, La première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules.

mercredi, 11 mars 2009

Taureau, bête du vent

279570676.jpg"En Camargue le vent est ivre. Il trépigne, il tournoie, il perd la tête. Nul obstacle aux dévastations: une terre nue, des eaux pâles et, à l'horizon, toute moutonnante, la mer arrive du large en se hérissant. Tout se plie à la loi du vent: les eaux, le végétal, l'homme, les bêtes. Et la plus puissante de toutes prend à la brise âpre son impétueuse fureur. Là, règne le taureau, bête du vent !"

Henri Bosco, Malicroix

Nicolas de Staël - La route d'Uzès

lundi, 09 mars 2009

Prélude à la délivrance (5)

DSCN3815.JPGL'impossibilité à vivre en dehors des critères de la valeur d'échange, et même à concevoir sa vie en dehors du marché, mène au malheur le plus boursouflant, ainsi qu'à l'atermoiement le plus boueux. Ni le confort, ni l'argent, ni même le pouvoir ne sont capables de combler les inconsolés du nihilisme. Rien ne compense l'inaccès à la poésie, même par l'abjection qui la condamne. Les inconsolés du nihilisme se sentent abandonnés, quand c'est eux-mêmes qui se sont abandonnés en recherchant ce qui précisément, ne les comble pas : l'argent, le confort et le pouvoir ; et en se détournant de cette jouissance poétique pourtant disponible à chaque instant, et qui fait signe, là, à portée de main, dans ce petit écart scintillant qui sépare chacun de son propre salut. Le sentiment d'être berné pousse en dernier ressort les plus amochés à se venger autant qu'à désirer avidement leur sanction.

Photo de Lionel André, la forêt des Carroz,mars 2009

Voir ici son blog, le texte vient aussi de son blog et du livre suivant :

41RWxvdxEgL__SS500_.jpgYannick Haenel, François Meyronnnis, Prélude à la délivrance, Gallimard 2009, collection L'Infini


samedi, 07 mars 2009

Prélude à la délivrance (4)

ErosPsycheAntonioCanova.jpg"Il y a ainsi des surgissements de poésie dans de brefs instants de musique, dans des gestes, des détails de peinture, des fragments d'architecture, des séquences furtives de cinéma. Ils agissent au vol, dans la rencontre. L'art existe par épiphanies. Et chacun évolue avec sa provision d'éclairs, de mémoires de jouissances. (...) L'épiphanie, on peut la trouver dans la vie. Il peut y avoir des gestes passionnants dans la rue, des situations brusquement ouvertes, des inflexions de lumière qui traversent le corps d'une passante. Pour reprendre les mots qu'Ezra Pound appliquait au paradis, l'art existe en "fragments inattendus". Il relève du coup de foudre."

Yannick Haenel, François Meyronnnis, Prélude à la délivrance, Gallimard 2009, collection L'Infini

Canova, Eros et Psyché, fragment

lundi, 02 mars 2009

Bataille et Lautréamont

bataille2.jpg« Tout au long du XXe siècle, des écrivains ont mis leurs phrases à l’épreuve des Chants et des Poésies : Jarry, Tzara, Aragon et Breton, Ponge, Sollers, Debord. A chaque fois se produit un renversement des perspectives, une avant-garde naît, les coordonnées se redistribuent. »

Yannick Haenel ; lire ici ; en fin de note, voir et entendre Bataille (ici en photo)

vendredi, 27 février 2009

Prélude à la délivrance (3)

standard.jpg"De manière générale, plus aucun acte ne fait trembler les limites du monde parce que le monde n'a plus de limites. Cela modifie considérablement l'idée qu'on peut se faire de ce qui est "révolutionnaire". Aujourd'hui, les artistes deviennent des figures de l'intégration sociale, des espèces de fétiches de la marchandise, qui non seulement sont assujettis à la société, mais surtout en propagent le mensonge. Dans le marché intégral, il n'y a pas d'exception, sauf pour faire monter les prix. C'est en ce sens que le diagnostic des situationnistes, dès le milieu des années soixante, était juste : on est entré depuis longtemps dans la fin du monde de l'art. Lorsqu'on ne voit plus dans la rue que des "artistes", c'est que le faux, comme dit Debord, est "sans réplique".

Yannick Haenel, François Meyronnnis, Prélude à la délivrance, Gallimard 2009

mercredi, 25 février 2009

Prélude à la délivrance (2)

Giorgione.jpg"Nous plaignons ceux qui ne discernent dans la lecture qu'une "pratique culturelle", comme ils disent ; c'est évidemment tout autre chose : une opération magique, créant autour d'elle son propre élément, l'un des derniers gestes de l'existence où acte et pensée commutent et où, en un éclair, le divin se retrouve."

Yannick Haenel, François Meyronnnis, Prélude à la délivrance, Gallimard 2009

Giorgione, Portrait d'un jeune homme

mardi, 24 février 2009

Prélude à la délivrance (1)

sjff_03_img1177.jpg"Seulement, s'il n'a jamais été facile de voir un dieu, la chose semble aujourd'hui frappée d'interdit. La société gestionnaire n'admet plus que sa gestion : elle organise le maniement des échanges à l'échelle de la planète, et la rotation des stocks, y compris des stocks humains, sans autre souci que celui du chiffre. Elle pose comme axiome que seul mérite d'exister ce qui passe par le resserrement de ses défilés. Le reste, elle le proscrit ; et fait en sorte qu'il n'ait plus lieu, avec l'accord des somnambules qu'elle abaisse sous son joug."

Yannick Haenel, François Meyronnnis, Prélude à la délivrance

mercredi, 18 février 2009

« ...je fore, je fore dans le gisement

sound-design8.jpg[...] je trouve toujours quelque chose de nouveau ».

Philippe Sollers, donnait, ce récent lundi 9 février 2009, une conférence au Centre Pompidou, sur le thème « Ecrire, pourquoi écrire », prétexte pour parler de son nouveau livre Les Voyageurs du Temps ; lire et écouter ici