vendredi, 20 avril 2012
Camus, Discours de Suède
Ce discours a été prononcé, selon la tradition, à l'Hôtel de Ville de Stockholm, à la fin du banquet qui clôturait les cérémonies de l'attribution des prix Nobel.
En recevant la distinction dont votre libre Académie a bien voulu m'honorer, ma gratitude était d'autant plus profonde que je mesurais à quel point cette récompense dépassait mes mérites personnels. Tout homme et, à plus forte raison, tout artiste, désire être reconnu. Je le désire aussi. Mais il ne m'a pas été possible d'apprendre votre décision sans comparer son retentissement à ce que je suis réellement. Comment un homme presque jeune, riche de ses seuls doutes et d'une œuvre encore en chantier, habitué à vivre dans la solitude du travail ou dans les retraites de l'amitié, n'aurait-il pas appris avec une sorte de panique un arrêt qui le portait d'un coup, seul et réduit à lui-même, au centre d'une lumière crue ? De quel cœur aussi pouvait-il recevoir cet honneur à l'heure où, en Europe, d'autres écrivains, parmi les plus grands, sont réduits au silence, et dans le temps même où sa terre natale connaît un malheur incessant ?
J'ai connu ce désarroi et ce trouble intérieur. Pour retrouver la paix, il m'a fallu, en somme, me mettre en règle avec un sort trop généreux. Et, puisque je ne pouvais m'égaler à lui en m'appuyant sur mes seuls mérites, je n'ai rien trouvé d'autre pour m'aider que ce qui m'a soutenu, dans les circonstances les plus contraires, tout au long de ma vie : l'idée que je me fais de mon art et du rôle de l'écrivain. Permettez seulement que, dans un sentiment de reconnaissance et d'amitié, je vous dise, aussi simplement que je le pourrai, quelle est cette idée.
Je ne puis vivre personnellement sans mon art. Mais je n'ai jamais placé cet art au-dessus de tout. S'il m'est nécessaire au contraire, c'est qu'il ne se sépare de personne et me permet de vivre, tel que je suis, au niveau de tous. L'art n'est pas à mes yeux une réjouissance solitaire. Il est un moyen d'émouvoir le plus grand nombre d'hommes en leur offrant une image privilégiée des souffrances et des joies communes. Il oblige donc l'artiste à ne pas s'isoler ; il le soumet à la vérité la plus humble et la plus universelle. Et celui qui, souvent, a choisi son destin d'artiste parce qu'il se sentait différent, apprend bien vite qu'il ne nourrira son art, et sa différence, qu'en avouant sa ressemblance avec tous. L'artiste se forge dans cet aller retour perpétuel de lui aux autres, à mi-chemin de la beauté dont il ne peut se passer et de la communauté à laquelle il ne peut s'arracher. C'est pourquoi les vrais artistes ne méprisent rien ; ils s'obligent à comprendre au lieu de juger. Et, s'ils ont un parti à prendre en ce monde, ce ne peut être que celui d'une société où, selon le grand mot de Nietzsche, ne régnera plus le juge, mais le créateur, qu'il soit travailleur ou intellectuel.
Le rôle de l'écrivain, du même coup, ne se sépare pas de devoirs difficiles. Par définition, il ne peut se mettre aujourd'hui au service de ceux qui font l'histoire : il est au service de ceux qui la subissent. Ou, sinon, le voici seul et privé de son art. Toutes les armées de la tyrannie avec leurs millions d'hommes ne l'enlèveront pas à la solitude, même et surtout s'il consent à prendre leur pas. Mais le silence d'un prisonnier inconnu, abandonné aux humiliations à l'autre bout du monde, suffit à retirer l'écrivain de l'exil, chaque fois, du moins, qu'il parvient, au milieu des privilèges de la liberté, à ne pas oublier ce silence et à le faire retentir par les moyens de l'art.
Aucun de nous n'est assez grand pour une pareille vocation. Mais, dans toutes les circonstances de sa vie, obscur ou provisoirement célèbre, jeté dans les fers de la tyrannie ou libre pour un temps de s'exprimer, l'écrivain peut retrouver le sentiment d'une communauté vivante qui le justifiera, à la seule condition qu'il accepte, autant qu'il peut, les deux charges qui font la grandeur de son métier : le service de la vérité et celui de la liberté. Puisque sa vocation est de réunir le plus grand nombre d'hommes possible, elle ne peut s'accommoder du mensonge et de la servitude qui, là où ils règnent, font proliférer les solitudes. Quelles que soient nos infirmités personnelles, la noblesse de notre métier s'enracinera toujours dans deux engagements difficiles à maintenir : le refus de mentir sur ce que l'on sait et la résistance à l'oppression.
Pendant plus de vingt ans d'une histoire démentielle, perdu sans secours, comme tous les hommes de mon âge, dans les convulsions du temps, j'ai été soutenu ainsi par le sentiment obscur qu'écrire était aujourd'hui un honneur, parce que cet acte obligeait, et obligeait à ne pas écrire seulement. Il m'obligeait particulièrement à porter, tel que j'étais et selon mes forces, avec tous ceux qui vivaient la même histoire, le malheur et l'espérance que nous partagions. Ces hommes, nés au début de la première guerre mondiale, qui ont eu vingt ans au moment ou s'installaient à la fois le pouvoir hitlérien et les premiers procès révolutionnaires, qui ont été confrontés ensuite, pour parfaire leur éducation, à la guerre d'Espagne, à la deuxième guerre mondiale, à l'univers concentrationnaire, à l'Europe de la torture et des prisons, doivent aujourd'hui élever leurs fils et leurs oeuvres dans un monde menacé de destruction nucléaire. Personne, je suppose, ne peut leur demander d'être optimistes. Et je suis même d'avis que nous devons comprendre, sans cesser de lutter contre eux, l'erreur de ceux qui, par une surenchère de désespoir, ont revendiqué le droit au déshonneur, et se sont rués dans les nihilismes de l'époque. Mais il reste que la plupart d'entre nous, dans mon pays et en Europe, ont refusé ce nihilisme et se sont mis à la recherche d'une légitimité. Il leur a fallu se forger un art de vivre par temps de catastrophe, pour naître une seconde fois, et lutter ensuite, à visage découvert, contre l'instinct de mort à l'œuvre dans notre histoire.
Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu'elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse. Héritière d'une histoire corrompue où se mêlent les révolutions déchues, les techniques devenues folles, les dieux morts et les idéologies exténuées, où de médiocres pouvoirs peuvent aujourd'hui tout détruire mais ne savent plus convaincre, où l'intelligence s'est abaissée jusqu'à se faire la servante de la haine et de l'oppression, cette génération a dû, en elle-même et autour d'elle, restaurer, à partir de ses seules négations, un peu de ce qui fait la dignité de vivre et de mourir. Devant un monde menacé de désintégration, où nos grands inquisiteurs risquent d'établir pour toujours les royaumes de la mort, elle sait qu'elle devrait, dans une sorte de course folle contre la montre, restaurer entre les nations une paix qui ne soit pas celle de la servitude, réconcilier à nouveau travail et culture, et refaire avec tous les hommes une arche d'alliance. Il n'est pas sûr qu'elle puisse jamais accomplir cette tâche immense, mais il est sûr que, partout dans le monde, elle tient déjà son double pari de vérité et de liberté, et, à l'occasion, sait mourir sans haine pour lui. C'est elle qui mérite d'être saluée et encouragée partout où elle se trouve, et surtout là où elle se sacrifie. C'est sur elle, en tout cas, que, certain de votre accord profond, je voudrais reporter l'honneur que vous venez de me faire.
Du même coup, après avoir dit la noblesse du métier d'écrire, j'aurais remis l'écrivain à sa vraie place, n'ayant d'autres titres que ceux qu'il partage avec ses compagnons de lutte, vulnérable mais entêté, injuste et passionné de justice, construisant son œuvre sans honte ni orgueil à la vue de tous, toujours partagé entre la douleur et la beauté, et voué enfin à tirer de son être double les créations qu'il essaie obstinément d'édifier dans le mouvement destructeur de l'histoire. Qui, après cela, pourrait attendre de lui des solutions toutes faites et de belles morales ? La vérité est mystérieuse, fuyante, toujours à conquérir. La liberté est dangereuse, dure à vivre autant qu'exaltante. Nous devons marcher vers ces deux buts, péniblement, mais résolument, certains d'avance de nos défaillances sur un si long chemin. Quel écrivain dès lors oserait, dans la bonne conscience, se faire prêcheur de vertu ? Quant à moi, il me faut dire une fois de plus que je ne suis rien de tout cela. Je n'ai jamais pu renoncer à la lumière, au bonheur d'être, à la vie libre où j'ai grandi. Mais bien que cette nostalgie explique beaucoup de mes erreurs et de mes fautes, elle m'a aidé sans doute à mieux comprendre mon métier, elle m'aide encore à me tenir, aveuglement, auprès de tous ces hommes silencieux qui ne supportent dans le monde la vie qui leur est faite que par le souvenir ou le retour de brefs et libres bonheurs.
Ramené ainsi à ce que je suis réellement, à mes limites, à mes dettes, comme à ma foi difficile, je me sens plus libre de vous montrer, pour finir, l'étendue et la générosité de la distinction que vous venez de m'accorder, plus libre de vous dire aussi que je voudrais la recevoir comme un hommage rendu à tous ceux qui, partageant le même combat, n'en ont reçu aucun privilège, mais ont connu au contraire malheur et persécution. Il me restera alors à vous en remercier, du fond du cœur, et à vous faire publiquement, en témoignage personnel de gratitude, là même et ancienne promesse de fidélité que chaque artiste vrai, chaque jour, se fait à lui-même, dans le silence.
Albert Camus
12:13 Publié dans Grands textes | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : albert camus, discours de suède
vendredi, 06 avril 2012
Profondeur
"Un écrivain est profond lorsque son discours une fois traduit du langage en pensées non équivoques, m’oblige à une réflexion de durée utile sensible.
Mais la condition soulignée est essentielle. Un habile fabricateur, comme il y en a beaucoup- et même un homme habitué à faire profond- peut toujours simuler la profondeur par un arrangement et une incohérence des mots qui donne le change. On croit réfléchir au sens, tandis qu’on se borne à le chercher. Il vous fait restituer bien plus que ce qu’il a donné. Il fait prendre un certain égarement qu’il communique, pour la difficulté de le suivre.
La plus véritable profondeur est la limpide.
Celle qui ne tient pas à tel ou tel mot- comme mort, Dieu, vie, amour, mais qui se prive de ces trombones…"
Paul Valéry, Tel quel
19:28 Publié dans Grands textes | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : paul valéry
Jeunesse...
"Ma jeunesse est finie dès que je que pense s'inprime dans ce que je fais, tandis que ce que je fais s'inscruste dans ce que je pense."
Paul Valéry
19:16 Publié dans Grands textes | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : paul valéry
Rimbaud, Adieu
L'automne, déjà ! - Mais pourquoi regretter un éternel soleil, si nous sommes engagés à la découverte de la clarté divine, - loin des gens qui meurent sur les saisons.
L'automne. Notre barque élevée dans les brumes immobiles tourne vers le port de la misère, la cité énorme au ciel taché de feu et de boue. Ah ! les haillons pourris, le pain trempé de pluie, l'ivresse, les mille amours qui m'ont crucifié ! Elle ne finira donc point cette goule reine de millions d'âmes et de corps morts et qui seront jugés ! Je me revois la peau rongée par la boue et la peste, des vers plein les cheveux et les aisselles et encore de plus gros vers dans le coeur, étendu parmi les inconnus sans âge, sans sentiment... J'aurais pu y mourir... L'affreuse évocation ! J'exècre la misère.
Et je redoute l'hiver parce que c'est la saison du comfort !
- Quelquefois je vois au ciel des plages sans fin couvertes de blanches nations en joie. Un grand vaisseau d'or, au-dessus de moi, agite ses pavillons multicolores sous les brises du matin. J'ai créé toutes les fêtes, tous les triomphes, tous les drames. J'ai essayé d'inventer de nouvelles fleurs, de nouveaux astres, de nouvelles chairs, de nouvelles langues. J'ai cru acquérir des pouvoirs surnaturels. Eh bien ! je dois enterrer mon imagination et mes souvenirs ! Une belle gloire d'artiste et de conteur emportée !
Moi ! moi qui me suis dit mage ou ange, dispensé de toute morale, je suis rendu au sol, avec un devoir à chercher, et la réalité rugueuse à étreindre ! Paysan !
Suis-je trompé ? la charité serait-elle soeur de la mort, pour moi ?
Enfin, je demanderai pardon pour m'être nourri de mensonge. Et allons.
Mais pas une main amie ! et où puiser le secours ?
¯¯¯¯¯¯¯¯
Oui l'heure nouvelle est au moins très-sévère.
Car je puis dire que la victoire m'est acquise : les grincements de dents, les sifflements de feu, les soupirs empestés se modèrent. Tous les souvenirs immondes s'effacent. Mes derniers regrets détalent, - des jalousies pour les mendiants, les brigands, les amis de la mort, les arriérés de toutes sortes. - Damnés, si je me vengeais !
Il faut être absolument moderne.
Point de cantiques : tenir le pas gagné. Dure nuit ! le sang séché fume sur ma face, et je n'ai rien derrière moi, que cet horrible arbrisseau !... Le combat spirituel est aussi brutal que la bataille d'hommes ; mais la vision de la justice est le plaisir de Dieu seul.
Cependant c'est la veille. Recevons tous les influx de vigueur et de tendresse réelle. Et à l'aurore, armés d'une ardente patience, nous entrerons aux splendides villes.
Que parlais-je de main amie ! Un bel avantage, c'est que je puis rire des vieilles amours mensongères, et frapper de honte ces couples menteurs, - j'ai vu l'enfer des femmes là-bas ; - et il me sera loisible de posséder la vérité dans une âme et un corps.
avril-août, 1873.
Nicolas de Staël, Agrigente, 1954
12:27 Publié dans Grands textes | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : rimbaud, nicolas de staël
mardi, 03 avril 2012
Il ne nous aurait rien coûté
"J'éprouvai ce que nous éprouvons tous à l'annonce d'un décès : le regret, désormais inutile, de penser qu'il ne nous aurait rien coûté d'avoir été plus affectueux."
Borges, There are more things, L'Homme de sable
21:58 Publié dans Grands textes | Lien permanent | Commentaires (0)
samedi, 18 février 2012
Pour ou contre vous
"Pour savoir si ce que vous défendez est juste et viable, demandez-vous si le temps, révélateur de vérité, joue pour ou contre vous."
Alina Reyes
Titien, Venus anadyomene
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vendredi, 03 février 2012
N'importe quel arbre peut être appelé ainsi
" - Pour toi, ce jardin, qu'est-ce que c'est ?
- Une sorte de paradis perdu à Naples, le lieu où l'on pense au paradis perdu.
- Et où se trouve l'arbre de la science du bien et du mal ?
- N'importe quel arbre peut être appelé ainsi : cela dépend de ce que chaque femme promet sous son feuillage. "
La femme d'ambre / Ramón Gómez de la Serna
19:33 Publié dans Grands textes | Lien permanent | Commentaires (5) | Tags : ramon gomez de la serna, cezanne
mercredi, 01 février 2012
Dignes d'être lues
"Si tu n'as pas des choses dignes d'être écrites, écris-en du moins qui soient dignes d'être lues."
Casanova, Histoire de ma vie
Véronèse, le repas chez Levi, détail
00:24 Publié dans Grands textes | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : casanova, veronese
jeudi, 12 janvier 2012
Comme une parenthèse lucide du négatif
"Comme les humains adorent inconsciemment la mort, ils ne peuvent pas entrer dans le noir vivant, c’est-à-dire le néant vivifiant qui les fonde. Ils ne sont pas là. Manet ne s’explique pas, il agit, sa main ne s’arrête pas, et si ce ne sont pas des femmes, ce seront, à la fin, des fleurs dans des flûtes de champagne. Quand le vieux Picasso veut rajeunir, il reprend Le Déjeuner sur l’herbe, et il redécouvre immédiatement la clairière. Quant au Berthe Morisot au bouquet de violettes, ce n’est pas seulement le visage et les yeux qui sont un regard dans le regard, mais toute la toile, comme une parenthèse lucide du négatif."
Extrait de L'éclaircie, Ph Sollers
23:56 Publié dans Grands textes | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : philippe sollers
jeudi, 05 janvier 2012
L'éclaircie, de Philippe Sollers, roman, sortie aujourd'hui
« Je pense à toi [2] en voyant le portrait de Berthe Morisot au bouquet de violettes, la future belle-sœur de Manet, que ce dernier a peint en1872. On dirait qu’elle est en grand deuil, mais elle est éblouissante de fraîcheur et de gaieté fine. Ce noir éclatant te convient. Ce que Manet a découvert dans le noir ? Le regard du regard dans le regard, l’interdit qui dit oui, la beauté enrichie de néant. Des philosophes ont écrit sur Manet, mais, comme c’est curieux, ils ne semblent pas avoir vu ses femmes. La très belle sœur de Manet le voit, lui, ce peintre, elle le traverse. Les violettes sont leur secret commun, elle porte le deuil en avant des massacres de la Commune. Elle a tout l’avenir devant elle. Ni la Terreur ni la Mort ne règnent ici, et le18e siècle français devait passer par ce noir pour s’approfondir. Le noir, donc, comme lumière, dans une jolie veuve, une jolie sœur. »
(Extrait) éditions Gallimard
02:24 Publié dans Grands textes | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : philippe sollers, manet, berthe morisot
jeudi, 29 décembre 2011
J'écris parce que je lis
18:21 Publié dans Grands textes | Lien permanent | Commentaires (1)
vendredi, 23 septembre 2011
La censure
« La censure est détestable à deux niveaux : parce qu’elle est répressive, parce qu’elle est bête ; en sorte qu’on a toujours envie, contradictoirement, de la combattre et de lui faire la leçon. »
Roland Barthes
02:35 Publié dans Grands textes | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : roland barthes, censure
samedi, 03 septembre 2011
L'enchanteur
" La plupart des écrivains d’aujourd’hui sont contre nous, parce qu’ils ne sont pas avec nous : ils ne sont pas des écrivains ; c’est dire qu’ils pèchent contre la langue, laquelle seule importe, d’une certaine façon - contrairement à celle dont ces écrivains veulent exister : en oubliant la langue, en faisant comme si elle n’existait pas, ou qu’elle soit un simple outil de communication : autant dire qu’ils s’oublient eux-mêmes, puis-je avancer, notant cela tandis que le soleil se lève, devant moi, entre l’îlot du Grand Bé, où est enterré un des plus grands artiste de notre langue, et Saint-Servan, à droite, où gît la femme qui l’a mis au monde : angle magnifique dans le compas solaire de l’amour filial et de la langue, dans ce nombre d’or de l’écriture, qui constitue la véritable sépulture de Chateaubriand, lequel repose dans le soleil levant dont sa langue a reçu la semence. Les mauvais écrivains, eux, dispersent au lieu de bâtir dans la lumière, et ils écrivent d’une main desséchée, que rien ne guérira. Qu’ils se haïssent les uns les autres, cela semble une loi du milieu littéraire, la plus basse, avec les serpents qui gardent le temple du Nouvel Ordre moral. Elle n’a pas de sens pour nous. Le désert du sens croît. Diviser les justes, multiplier les méchants, voilà à quoi travaillent nos ennemis, multipliant les pierres en lieu et place du pain, et nous reprochant, à vous comme à moi, de trop publier, c’est-à-dire d’exister. Ils voudraient que notre royaume se divise ici-bas et que nous n’atteignions pas au Royaume du Père. Ils prétendent que nous nous haïssons. Je suis pour ma part dépourvu de haine, mais non d’armes. Ils nous prétendent des imposteurs pour faire oublier qu’ils prêchent le faux. Je n’ai pas de posture d’écrivain : j’écris. La guerre n’est pas une posture mais un acte, comme l’écriture. Elle seule me définit, ou me vouera à l’oubli. Du moins serai-je resté fidèle à la douceur terrible de l’ange qui est en moi. "
Lettre à Philippe Sollers sur la haine et sur le diable / extrait / Richard Millet / L'Infini / 113 / Hiver 2011 / pileface.com
19:33 Publié dans Grands textes | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : chateaubriand, richard millet
vendredi, 12 août 2011
Poséidon, de Franz Kafka
Poséidon était assis à son bureau et comptait. L’administration de tous les océans représentait une somme de travail infinie. Il aurait pu avoir autant d’assistants qu’il aurait voulus, et il en avait beaucoup, mais comme il prenait sa charge très au sérieux, il recomptait tout lui-même, et ainsi les assistants ne lui étaient pas d’un grand secours. On ne peut pas dire que son travail le réjouissait, et il ne l’accomplissait à vrai dire que parce qu’il lui était imposé. Il avait déjà postulé souvent à des emplois plus joyeux (c’est ainsi qu’il s’exprimait), mais à chaque fois qu’on lui faisait différentes offres, il s’avérait que rien ne lui convenait mieux que son poste actuel. Il était aussi très difficile de trouver quelque chose d’autre pour lui. Il n’était bien sûr pas possible de l’affecter à une mer déterminée, car, sans parler du fait qu’ici aussi le travail comptable n’était pas moindre, mais seulement plus vétilleux, le grand Poséidon ne pouvait avoir qu’un poste de responsabilité. Et si on lui proposait un poste hors de l’eau, il se sentait mal rien qu’à se l’imaginer, son souffle divin s’accélérait, son buste d’airain vacillait. D’ailleurs on ne prenait pas ses plaintes vraiment au sérieux ; quand un puissant ne cesse de se lamenter, il faut essayer de faire semblant de lui céder, même dans les situations sans issue ; personne ne songeait vraiment à le suspendre de sa charge, car il avait été destiné depuis le début des temps à être le dieu des océans et devait le rester. Ce qui l’énervait le plus – et provoquait son insatisfaction à son poste –, c’était d’entendre parler des images qu’on se faisait de lui, comme celle par exemple où il conduisait sans cesse son char à travers les flots tenant son trident. Pendant ce temps-là, il restait assis au fond de l’océan et n’arrêtait pas de compter, cette activité monotone étant uniquement interrompue de temps à autre par un voyage à Jupiter, voyage dont il revenait d’ailleurs furieux la plupart du temps. Ainsi il avait à peine vu les océans, juste de manière fugitive lorsqu’il montait en se dépêchant à l’Olympe, et il ne les avait jamais réellement traversés. Il avait coutume de dire qu’il attendait pour cela la fin du monde, alors il y aurait bien un moment de calme où il pourrait encore, juste avant que tout s’achève et après avoir contrôlé son dernier compte, faire rapidement un petit tour.
21:58 Publié dans Grands textes | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : franz kafka
dimanche, 31 juillet 2011
L'homme est libre
"L'homme est libre ; mais il ne l'est pas s'il ne croit pas de l'être, car plus il suppose de force au Destin plus il se prive de celle que Dieu lui a donnée quand il l'a partagé de raison. La raison est une parcelle de la divinité du Créateur. Si nous nous en servons pour être humbles, et justes, nous ne pouvons que plaire à celui qui nous en a fait le don. Dieu ne cesse d'être Dieu que pour ceux qui conçoivent possible son inexistence. Ils ne peuvent pas subir une plus grande punition."
Casanova, Histoire de ma vie, préface
22:10 Publié dans Grands textes | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : casanova
vendredi, 29 juillet 2011
Chaque année, chaque mois, chaque jour s'ouvre sur une perspective qui actualise avec force les points de fuite du passé.
"1949. Je n'avais pas vingt ans. J'en avais à peine seize, lorsque je me trouvais seul à Paris. Je ne connais pas d'autre éducation. Découvrir en même temps Lautréamont, Rimbaud, la porte Saint-Denis et le quartier des Halles. La rue Vacances dans les rues. Une initiation. Les garçons, les filles, la Contrescarpe, la bibliothèque Sainte-Geneviève, les Grands Boulevards, les guichets du Louvre, les quais, Notre-Dame de Paris et les petits cinémas. Tout ensemble spontanément. Avec quelques gnons, mais sans compte à rendre à qui que ce soit. Seize ans, la rue et la bibliothèque, le musée, les muses m'ont fait ce que je suis. Et je ne ressens rien différemment aujourd'hui où l'horizon est infiniment plus large. Bien au contraire... www avec le ciel ouvert, et toutes les planètes.
Chaque année, chaque mois, chaque jour s'ouvre sur une perspective qui actualise avec force les points de fuite du passé."
Marcelin Pleynet, « Situation », L'Infini, n°72, hiver 2000.
00:25 Publié dans Grands textes | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : marcelin pleynet
jeudi, 28 juillet 2011
L'automne déjà !
"L'automne déjà ! - Mais pourquoi regretter un éternel soleil, si nous sommes engagés à la découverte de la clarté divine, - loin des gens qui meurent sur les saisons.
L'automne. Notre barque élevée dans les brumes immobiles tourne vers le port de la misère, la cité énorme au ciel taché de feu et de boue. Ah ! les haillons pourris, le pain trempé de pluie, l'ivresse, les mille amours qui m'ont crucifié ! Elle ne finira donc point cette goule reine de millions d'âmes et de corps morts et qui seront jugés ! Je me revois la peau rongée par la boue et la peste, des vers plein les cheveux et les aisselles et encore de plus gros vers dans le coeur, étendu parmi les inconnus sans âge, sans sentiment... J'aurais pu y mourir... L'affreuse évocation ! J'exècre la misère.
Et je redoute l'hiver parce que c'est la saison du confort !
- Quelquefois je vois au ciel des plages sans fin couvertes de blanches nations en joie. Un grand vaisseau d'or, au-dessus de moi, agite ses pavillons multicolores sous les brises du matin. J'ai créé toutes les fêtes, tous les triomphes, tous les drames. J'ai essayé d'inventer de nouvelles fleurs, de nouveaux astres, de nouvelles chairs, de nouvelles langues. J'ai cru acquérir des pouvoirs surnaturels. Eh bien ! je dois enterrer mon imagination et mes souvenirs ! Une belle gloire d'artiste et de conteur emportée !
Moi ! moi qui me suis dit mage ou ange, dispensé de toute morale, je suis rendu au sol, avec un devoir à chercher, et la réalité rugueuse à étreindre ! Paysan !
Suis-je trompé, la charité serait-elle soeur de la mort, pour
moi ?
Enfin, je demanderai pardon pour m'être nourri de mensonge. Et allons.
Mais pas une main amie ! et où puiser le secours ?
***
Oui, l'heure nouvelle est au moins très sévère.
Car je puis dire que la victoire m'est acquise : les grincements de dents, les sifflements de feu, les soupirs empestés se modèrent.Tous les souvenirs immondes s'effacent. Mes derniers regrets détalent, - des jalousies pour les mendiants, les brigands, les amis de la mort, les arriérés de toutes sortes. - Damnés, si je me vengeais !
Il faut être absolument moderne.
Point de cantiques : tenir le pas gagné. Dure nuit ! le sang séché fume sur ma face, et je n'ai rien derrière moi, que cet horrible arbrisseau !... Le combat spirituel est aussi brutal que la bataille d'hommes ; mais la vision de la justice est le plaisir de Dieu seul.
Cependant c'est la veille. Recevons tous les influx de vigueur et de tendresse réelle. Et à l'aurore, armés d'une ardente patience, nous entrerons aux splendides villes.
Que parlais-je de main amie ! un bel avantage, c'est que je puis rire des vieilles amours mensongères, et frapper de honte ces couples menteurs, - j'ai vu l'enfer des femmes là-bas ; - et il me sera loisible de posséder la vérité dans une âme et un corps."
Arthur Rimbaud, Une Saison en enfer, fin du texte / Peinture de Frédérique Azaïs-Ferri
00:30 Publié dans Grands textes | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : rimbaud
jeudi, 10 mars 2011
Avarice
"L’homme ne peut se trouver qu’à la condition, sans relâche, de se dérober lui-même à l’avarice qui l’étreint."
Bataille
03:46 Publié dans Grands textes | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : georges bataille
vendredi, 14 janvier 2011
Une suite de nuances vraies
"Voilà son style, dont il dit lui-même qu'il est "horriblement difficile à imiter, car il n'est qu'une suite de nuances vraies."
Philippe Sollers, à propos de Stendhal, dans "Trésor d'amour"
22:43 Publié dans Grands textes | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : stendhal, philippe sollers
dimanche, 12 décembre 2010
Mon cerveau et moi
"De temps en temps, mon cerveau me reproche d'avoir tardé à lui obéir; d'avoir sous-estimé ses possibilités, ses replis, sa mémoire; de m'être laissé aller à l'obscurcir, à le freiner, à ne pas l'écouter. Il est patient, mon cerveau. Il a l'habitude des lourds corps humains qu'il dirige. Il accepte de faire semblant d'être moins important que le coeur ou le sexe (quelle idée). Sa délicatesse consiste à cacher que tout revient à lui. Il évite de m'humilier en soulignant qu'il en sait beaucoup plus long que moi sur moi-même. Il m'accorde le bénéfice d'un mot d'esprit, et prend sur lui la responsabilité de mes erreurs et de mes oublis. Quel personnage. Quel partenaire. "Sais-tu que tu ne m'emploies que très superficiellement?" me dit-il parfois avec le léger soupir de quelqu'un qui aurait quelques millions d'années d'expérience. Je m'endors, et il veille. Je me tais et il continue à parler. Mon cerveau a un livre préféré : l'Encyclopédie. De temps en temps, pour le détendre, je lui fais lire un roman, un poème. Il apprécie. Quand nous sortons, je lui fais mes excuses pour toutes les imbécilités que nous allons rencontrer. "Je sais, je sais, me répond-il, garde-moi en réserve." J'ai un peu honte, mais c'est la vie. J'écrirai peut-être un jour un livre sur lui."
Philippe Sollers, Un vrai roman
Picasso
13:58 Publié dans Grands textes | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : philippe sollers, picasso