lundi, 22 février 2010
L'amour en voiture
Et sur le port, au milieu des camions et des barriques, et dans les rues, au coin des bornes, les bourgeois ouvraient de grands yeux ébahis devant cette chose si extraordinaire en province, une voiture à stores tendus, et qui apparaissait ainsi continuellement, plus close qu'un tombeau et ballottée comme un navire.
Une fois, au milieu du jour, en pleine campagne, au moment où le soleil dardait le plus fort contre les vieilles lanternes argentées, une main nue passa sous les petits rideaux de toile jaune et jeta des déchirures de papier, qui se dispersèrent au vent et s'abattirent plus loin comme des papillons blancs, sur un champ de trèfles rouges tout en fleur.
Puis, vers six heures, la voiture s'arrêta dans une ruelle du quartier Beauvoisine, et une femme en descendit qui marchait le voile baissé, sans détourner la tête.
Flaubert, Madame Bovary
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vendredi, 19 février 2010
Le duende
Un soir, la Niña de los Peines jouait avec sa voix d'ombre, avec sa voix d'étain fondu, avec sa voix couverte de mousse et l'enroulait à sa chevelure.
- Soudain elle se leva comme une folle pour chanter, sans voix, sans souffle, sans nuances, la gorge en feu, mais avec duende. Elle avait réussi à jeter bas l'échafaudage de la chanson, pour livrer passage à un démon furieux et dévorant, frère des vents chargés de sable, sous l'empire de qui le public lacérait ses habits.
- La Niña de los Peines dut déchirer sa voix, car elle se savait écoutée de connaisseurs difficiles qui réclamaient une musique pure avec juste assez de corps pour tenir en l'air Elle dut réduire ses moyens, ses chances de sécurité ; autrement dit, elle dut éloigner sa muse et attendre, sans défense, que le duende voulût bien venir engager avec elle le grand corps à corps. Mais alors comme elle chanta ! Sa voix ne jouait plus ; sa voix, à force de douleur et de sincérité, lançait un jet de sang.
- Federico Garcia Lorca
- Seguiriya
- La Niña de los peines
- Le Chant du monde
- Photo : Françoise Fabian
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mercredi, 10 février 2010
Fictions...
L’infériorité de l’esprit se mesure à la grandeur apparente des objets et des circonstances dont il a besoin pour s’émouvoir. Et surtout à l’énormité des mensonges et des fictions dont il a besoin pour ne pas voir l’humilité de ses moyens et de ses désirs. (Paul Valéry)
Photo : Jean Seberg
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mardi, 09 février 2010
Dans le temps...
Si du moins il m'était laissé assez de temps pour accomplir mon oeuvre, je ne manquerais pas de la marquer au sceau de ce Temps dont l'idée s'imposait à moi avec tant de force aujourd'hui, et j'y décrirais les hommes, cela dût-il les faire ressembler à des êtres monstrueux, comme occupant dans le Temps une place autrement considérable que celle si restreinte qui leur est réservée dans l'espace, une place, au contraire, prolongée sans mesure, puisqu'ils touchent simultanément, comme des géants, plongés dans les années, à des époques vécues par eux, si distantes, - entre lesquelles tant de jours sont venus se placer - dans le Temps.
Marcel Proust, Le temps retrouvé (dernier paragraphe)
Photo : Françoise Dorleac
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dimanche, 07 février 2010
De l'imaginer
« Je tremblai l'acceptant, mais de l'imaginer, je devins fou »
(Georges Bataille, Madame Edwarda)
François Boucher (détail)
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vendredi, 05 février 2010
ça Chamfort !
Etrange et secret Chamfort dans des temps sanglants d'une folie sombre. « La pensée console de tout et remédie à tout. Si quelquefois elle vous fait du mal, demandez-lui le remède du mal qu'elle vous fait, elle vous le donnera. » C'est au sujet de ce libre penseur, en tout cas, que Voltaire a écrit ce blasphème salubre : « La nation n'est sortie de la barbarie que parce qu'il s'est trouvé trois ou quatre personnes à qui la nature avait donné du génie et du goût, qu'elle refusait à tout le reste. » Français, encore un effort...
Ph Sollers
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jeudi, 04 février 2010
Clandestinité
"Je crois effectivement que le travail fondamental de l'écrivain ne peut plus se faire autrement que dans la clandestinité, malgré d'ailleurs une apparence soit tout à fait convenable, soit tout à fait trompeuse. Cette séparation radicale entre le paraître et la réalité n'a sans doute jamais été aussi grande. Cela vient du fait que, désormais, la société contrôle tout et se raconte à elle-même dans des séries d'images. J'ai une grande habitude d'être pris pour quelqu'un d'autre. Je suis aussi habitué à ce qu'on ne lise pas du tout ce que j'écris. J'en retire à la fois un sentiment d'impunité et de liberté très grande. Je peux vivre selon l'image qu'on a de moi et poursuivre dans le même temps des activités tout autres..."
Philippe Sollers
Photo : Le Genou de Claire
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dimanche, 31 janvier 2010
L’impression de vivre en haute mer
"J'ai toujours eu l’impression de vivre en haute mer, menacé, au cœur d'un bonheur royal." : Albert Camus ; à lire ici dans le Journal du Mois de Ph. Sollers, et aussi, à propos de Sarko : "Le directeur est un peu étriqué, appliqué, mais proche de ses employés angoissés, réunis à la cafétéria du comité d'entreprise."
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vendredi, 29 janvier 2010
Rien des apparences actuelles
"Tu en es encore à la tentation d'Antoine. L'ébat du zèle écourté, les tics d'orgueil puéril, l'affaissement et l'effroi.
Mais tu te mettras à ce travail: toutes les possibilités harmoniques et architecturales s'émouvront autour de ton siège. Des êtres parfaits, imprévus, s'offriront à tes expériences. Dans tes environs affluera rêveusement la curiosité d'anciennes foules et de luxes oisifs. Ta mémoire et tes sens ne seront que la nourriture de ton impulsion créatrice. Quant au monde, quand tu sortiras, que sera-t-il devenu ? En tout cas, rien des apparences actuelles."
Rimbaud, Illuminations, Jeunesse IV
Peinture sur bois (20x20) de Frédérique Azaïs-Ferri
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vendredi, 22 janvier 2010
Le caractère
"Il faut croire solidement à la vérité supérieure des principes éprouvés et ne pas oublier que, dans leur vivacité, les impressions momentanées détiennent une vérité d'un caractère inférieur. Grâce à cette prérogative que nous accordons dans les cas douteux à nos convictions antérieures, grâce à la fermeté à laquelle nous nous y tenons, notre action acquiert cette stabilité et cette continuité que l'on nomme caractère."
Clausewitz
Photo du film : "Le Port de l'angoisse" de Howard Hawks
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dimanche, 10 janvier 2010
Rendant visite à un moine de la montagne et ne le trouvant pas
"Le chemin de pierre pénètre dans un val rouge
le portail en sapin est recouvert de mousse
sur les marches désertes des traces d'oiseau
personne dans la salle de méditation
je regarde par la fenêtre,
et distingue une longue brosse blanche,
accrochée au mur, couverte de poussière
je pousse un long soupir,
et avant de repartir, décide de rester ici un moment
de la montagne s'élèvent des nuages parfumés,
une pluie de fleurs tombe du ciel
j'entends maintenant la musique du ciel,
résonnent les cris des singes
j'en oublie soudain les affaires du monde,
accordé ici au paysage alentour"
Li Po
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mercredi, 06 janvier 2010
Les pays se mêlent aux climats
Au large, charrié par les flots de lune à la crête des vagues, l'air un moment encore était en feu. Des matelots chantent en dépliant le soir avec leurs voiles. L'Orient étale ses mystères sur la pierre dure du quai. Leurs yeux sont pleins d'images imprécises. Et leurs souvenirs dans des sacs bien garnis. Le phare, une étoile basse qui tourne. Et les visions lointaines se rapprochent. Les pays se mêlent aux climats. Le douanier s'endort cloué à la guérite. Et son ombre s'en va. En passant des bâtiments s'enfoncent dans l'épaisseur nocturne en tirant un dernier coup de feu. Le soleil fuse. Les mâts s'étendent. Les flots sans se lasser vannent des sacs d'étoiles. Et la poussière d'eau danse avec leurs reflets.
Pierre Reverdy, La balle au bond, 1928
Caspar David Friedrich
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samedi, 02 janvier 2010
Chez Georges Souche, ces mots de Max Rouquette
Il n’y a qu’un seul jour :
le jour d’aujourd’hui
qui depuis mille ans dure
et boit déjà les mille ans qui viennent,
dans le bref éclair du bonheur.
I a pas qu’un sol jorn :
lo jorn de uòi.
que despuòi mil ans s’esperlonga
e bèu adejà los mil ans que venon,
dins lo brèu ulhauç dau bonur.
Max Rouquette, extrait de Poèmas de pròsa (ed. Fédérop, 2008)
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La question du sens
« Je suis maintenant un vieil homme, et, comme beaucoup d'habitants de notre vieille Europe, la première partie de ma vie a été assez mouvementée : j'ai été témoin d'une révolution, j'ai fait la guerre dans des conditions particulièrement meurtrières (j'appartenais à l'un de ces régiments que les états-majors sacrifient froidement à l'avance et dont, en huit jours, il n'est pratiquement rien resté), j'ai été fait prisonnier, j'ai connu la faim, le travail physique jusqu'à l'épuisement, je me suis évadé, j'ai été gravement malade, plusieurs fois au bord de la mort, violente ou naturelle, j'ai côtoyé les gens les plus divers, aussi bien des prêtres que des incendiaires d'églises, de paisibles bourgeois que des anarchistes, des philosophes que des illettrés, j'ai partagé mon pain avec des truands, enfin j'ai voyagé un peu partout dans le monde... et cependant, je n'ai jamais encore, à 72 ans, découvert aucun sens à tout cela, si ce n'est, comme l'a dit, je crois, Barthes, après Shakespeare, que «si le monde signifie quelque chose, c'est qu'il ne signifie rien - sauf qu'il est»
Claude Simon, Discours de réception du prix Nobel de littérature, 1985
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jeudi, 31 décembre 2009
Une sorte de plaisir mystérieux et aristocratique
Un port est un séjour charmant pour une âme fatiguée des luttes de la vie. L'ampleur du ciel, l'architecture mobile des nuages, les colorations changeantes de la mer, le scintillement des phares, sont un prisme merveilleusement propre à amuser les yeux sans jamais les lasser. Les formes élancées des navires, au gréement compliqué, auxquels la houle imprime des oscillations harmonieuses, servent à entretenir dans l'âme le goût du rythme et de la beauté. Et puis, surtout, il y a une sorte de plaisir mystérieux et aristocratique pour celui qui n'a plus ni curiosité ni ambition, à contempler, couché dans le belvédère ou accoudé sur le môle, tous ces mouvements de ceux qui partent et de ceux qui reviennent, de ceux qui ont encore la force de vouloir, le désir de voyager ou de s'enrichir.
Baudelaire
Le Lorrain
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mardi, 29 décembre 2009
La main qui écrit
A la longue, la main qui écrit vient d'un autre corps qui enveloppe et comprend le corps, ses déplacements, sa flexibilité, ses respirations, ses courbures, ses oublis, ses ondes, sa buée d'ondes. La durée, comme un orage, est mise à distance.
Philippe Sollers, Le secret
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Dans les matières de goût
"Dans les matières de goût, il faut sentir sans aucune gradation, le sentiment dépendant moins des choses que de la vitesse avec laquelle l'esprit les pénètre."
Vauvenargues, lettre à Voltaire, 4 avril 1743
Pablo Picasso
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dimanche, 27 décembre 2009
La prose est née d’hier
Jamais de ces vieilles phrases à muscles saillants, cambrés, et dont le talon sonne. J’en conçois pourtant un, à moi, un style : un style qui serait rythmé comme le vers, précis comme le langage des sciences, et avec des ondulations, des ronflements de violoncelle, des aigrettes de feu ; un style qui vous entrerait dans l’idée comme un coup de stylet, et où votre pensée voguerait enfin sur des surfaces lisses, comme lorsqu’on file dans un canot avec bon vent arrière. La prose est née d’hier ; voilà ce qu’il faut se dire. Le vers est la forme par excellence des littératures anciennes. Toutes les combinaisons possibles ont été faites ; mais celles de la prose, tant s’en faut.
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dimanche, 20 décembre 2009
Chaque page nouvelle est une aventure
Supposons que je sois sur le point d’écrire une fable, et que deux arguments s’offrent à moi ; ma raison reconnaît que le premier est très supérieur ; le second est résolument médiocre, mais il m’attire. Dans ce cas-là, j’opte toujours pour le second. Chaque page nouvelle est une aventure dans laquelle nous devons nous mettre en jeu.
Borges
Photo : James Joyce
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jeudi, 17 décembre 2009
Roman
« Un romancier est quelqu'un qui a vu, au moins deux fois, quelque chose qu'il ne devait pas voir, et qui en triomphe. C'est tout. »
Philippe Sollers, Grand beau temps
Audrey Hepburn
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