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lundi, 02 mars 2009

Bataille et Lautréamont

bataille2.jpg« Tout au long du XXe siècle, des écrivains ont mis leurs phrases à l’épreuve des Chants et des Poésies : Jarry, Tzara, Aragon et Breton, Ponge, Sollers, Debord. A chaque fois se produit un renversement des perspectives, une avant-garde naît, les coordonnées se redistribuent. »

Yannick Haenel ; lire ici ; en fin de note, voir et entendre Bataille (ici en photo)

vendredi, 27 février 2009

Prélude à la délivrance (3)

standard.jpg"De manière générale, plus aucun acte ne fait trembler les limites du monde parce que le monde n'a plus de limites. Cela modifie considérablement l'idée qu'on peut se faire de ce qui est "révolutionnaire". Aujourd'hui, les artistes deviennent des figures de l'intégration sociale, des espèces de fétiches de la marchandise, qui non seulement sont assujettis à la société, mais surtout en propagent le mensonge. Dans le marché intégral, il n'y a pas d'exception, sauf pour faire monter les prix. C'est en ce sens que le diagnostic des situationnistes, dès le milieu des années soixante, était juste : on est entré depuis longtemps dans la fin du monde de l'art. Lorsqu'on ne voit plus dans la rue que des "artistes", c'est que le faux, comme dit Debord, est "sans réplique".

Yannick Haenel, François Meyronnnis, Prélude à la délivrance, Gallimard 2009

mercredi, 25 février 2009

Prélude à la délivrance (2)

Giorgione.jpg"Nous plaignons ceux qui ne discernent dans la lecture qu'une "pratique culturelle", comme ils disent ; c'est évidemment tout autre chose : une opération magique, créant autour d'elle son propre élément, l'un des derniers gestes de l'existence où acte et pensée commutent et où, en un éclair, le divin se retrouve."

Yannick Haenel, François Meyronnnis, Prélude à la délivrance, Gallimard 2009

Giorgione, Portrait d'un jeune homme

mardi, 24 février 2009

Prélude à la délivrance (1)

sjff_03_img1177.jpg"Seulement, s'il n'a jamais été facile de voir un dieu, la chose semble aujourd'hui frappée d'interdit. La société gestionnaire n'admet plus que sa gestion : elle organise le maniement des échanges à l'échelle de la planète, et la rotation des stocks, y compris des stocks humains, sans autre souci que celui du chiffre. Elle pose comme axiome que seul mérite d'exister ce qui passe par le resserrement de ses défilés. Le reste, elle le proscrit ; et fait en sorte qu'il n'ait plus lieu, avec l'accord des somnambules qu'elle abaisse sous son joug."

Yannick Haenel, François Meyronnnis, Prélude à la délivrance

mercredi, 18 février 2009

« ...je fore, je fore dans le gisement

sound-design8.jpg[...] je trouve toujours quelque chose de nouveau ».

Philippe Sollers, donnait, ce récent lundi 9 février 2009, une conférence au Centre Pompidou, sur le thème « Ecrire, pourquoi écrire », prétexte pour parler de son nouveau livre Les Voyageurs du Temps ; lire et écouter ici

dimanche, 15 février 2009

Comme elle est vraiment

edouard_manet_gypsy_with_cigarette_aka_indian_woman_smoking_1862_1170238046.jpgIl n'y a que lui, le roman, pour l'affirmer, le temps, le retourner, le transformer, le retrouver, le faire respirer sous nos yeux comme une peau d'étalon de course, l'isoler, l'écouter, le dilater et le contracter, l'accélérer, le freiner, lui, et le cavalier qui l'écrit, qui le lit ; qui écrit et lit sa propre vie comme elle est vraiment.

Philippe Sollers, Grand beau temps

Manet

lundi, 09 février 2009

La dimension métaphorique d'un énoncé

Watteau_-_Laccord_parfait.jpg"Un romancier est quelqu'un qui a vu, au moins deux fois, quelque chose qu'il ne devait pas voir, et qui en triomphe. C'est tout."

"Dès que la pensée baisse, l'intolérable surgit. La pensée n'est qu'un camouflage de l'intolérable."

"L'énorme majorité des êtres parlants, vous le savez, sont enclins à juger tout à la lettre et c'est Freud lui-même qui nous dit que l'hystérie ça consiste à ne pas comprendre la dimension métaphorique d'un énoncé. Son érectibilité en somme."

Philippe Sollers, extraits de Grand beau temps, Aphorismes et pensées choisies

Watteau, L'Accord parfait

jeudi, 29 janvier 2009

Le nerf de la guerre

Jean-Antoine-Watteau-L-Indifferent-The-Casual-Lover-.jpgJe lis ces temps-ci les Mémoires de Saint-Simon. Il n’y a rien de plus urgent, à mon avis, à lire aujourd’hui. Je vais essayer de vous expliquer pourquoi. Ouvrez n’importe quel volume, et vous allez être absolument passionné par la description de l’époque. Je ne parle pas de ceux qui imitent Saint-Simon pour décrire aujourd’hui la situation politico-mondaine dans laquelle nous sommes plongés, je parle de Saint-Simon lui-même. Et si vous lui aviez dit, au duc de Saint-Simon : « Alors, vous faites de la littérature, vous êtes écrivain ? », il vous aurait regardé avec un air de profonde stupéfaction : « Écrivain ? je ne suis pas écrivain ! » Il s’excuse même de son style, alors que c’est le plus brillant qui ait jamais existé en français, le plus remarquable, le plus pointu… « Je n’ai jamais su être un sujet académique, je n’ai jamais pu me défaire d’écrire rapidement. Je ne comprends pas ce que vous dites, je ne suis pas écrivain, je suis le duc de Saint-Simon, j’écris mes Mémoires. De la littérature ! Mais de quoi parlez-vous ? J’écris la vérité, la vérité à la lumière du Saint-Esprit. » Là, tout à coup, le concept de littérature explose. Nous pénétrons dans ce que le langage peut dire à un moment comme vérité. La vérité pour Saint-Simon, c’est quelque chose de tout à fait saisissant : tout est mensonge, corruption, chaos, la mort est là toutes les trois pages, les intrigues n’arrêtent pas, c’est un brasier de complots, l’être humain a l’air de passer comme une ombre, attaché à tout ce qu’il peut y avoir de plus sordide, de plus inquiétant. Lisez, par exemple, son portrait du duc d’Orléans, et vous serez saisi d’admiration. Vous êtes devant quelque chose qu’un universitaire vous dira être de la littérature et, évidemment, c’est tout autre chose: c’est une position métaphysique très particulière, quelqu’un qui écrit en fonction de ce qu’il veut dire comme vérité.
Philippe Sollers, extrait de "La littérature ou le nerf de la guerre", lire ici en entier

Watteau, L'indifférent

dimanche, 18 janvier 2009

Je voyais avec un plaisir indicible le retour de la saison des tempêtes...

070510_blog_uncovering_org_picasso_dora-maar-2.jpgPlus la saison était triste, plus elle était en rapport avec moi : le temps des frimas, en rendant les communications moins faciles, isole les habitants des campagnes: on se sent mieux à l'abri des hommes.
Un caractère moral s'attache aux scènes de l'automne : ces feuilles qui tombent comme nos ans, ces fleurs qui se fanent comme nos heures, ces nuages qui fuient comme nos illusions, cette lumière qui s'affaiblit comme notre intelligence, ce soleil qui se refroidit comme nos amours, ces fleuves qui se glacent comme notre vie, ont des rapports secrets avec nos destinées.
Je voyais avec un plaisir indicible le retour de la saison des tempêtes, le passage des cygnes et des ramiers, le rassemblement des corneilles dans la prairie de l'étang, et leur perchée à l'entrée de la nuit sur les plus hauts chênes du grand Mail. Lorsque le soir élevait une vapeur bleuâtre au carrefour des forêts, que les complaintes ou les lais du vent gémissaient dans les mousses flétries, j'entrais en pleine possession des sympathies de ma nature. Rencontrai-je quelque laboureur au bout d'un guéret, je m'arrêtais pour regarder cet homme germé à l'ombre des épis parmi lesquels il devait être moissonné, et qui, retournant la terre de sa tombe avec le soc de la charrue, mêlait sueurs brûlantes aux pluies glacées de l'automne : le sillon qu'il creusait était le monument destiné à lui survivre. Que faisait à cela mon élégante démone? Par sa magie, elle me transportait au bord du Nil, me montrait la pyramide égyptienne noyée dans le sable, comme un jour le sillon armoricain caché sous la bruyère: je m'applaudissais d'avoir placé les fables de ma félicité hors du cercle des réalités humaines.
Le soir je m'embarquais sur l'étang, conduisant seul mon bateau au milieu des joncs et des larges feuilles flottantes du nénuphar. Là, se réunissaient les hirondelles prêtes à quitter nos climats. Je ne perdais pas un seul de leurs gazouillis : Tavernier enfant était moins attentif au récit d'un voyageur. Elles se jouaient sur l'eau au tomber du soleil, poursuivaient les insectes, s'élançaient ensemble dans les airs, comme pour éprouver leurs ailes, se rabattaient à la surface du lac, puis se venaient suspendre aux roseaux que leur poids courbait à peine, et qu'elles remplissaient de leur ramage confus.

Chateaubriand, Mémoires d'Outre-tombe

Picasso, Portrait de Dora Maar

samedi, 17 janvier 2009

Temps éternel de l'enfance

CHINE NUIT A NANTONG (10).JPG"Temps éternel de l'enfance. A nouveau un appel de la vie. Il est parfaitement concevable que la magnificence de la vie soit répandue autour de chacun, et cela toujours dans sa plénitude, mais voilée, dans la profondeur, invisible, fort loin. Elle se trouve là-bas, pas hostile, pas réfractaire ni sourde. Si on l'invoque par le mot juste, par son nom véritable, alors elle vient. C'est là le caractère de la magie qui ne crée pas mais qui invoque."

Kafka, Journal, 18 octobre 1921

Photo de Gildas Pasquet, Chine 2008, Nantong

mercredi, 14 janvier 2009

Ilya

304px-Li_Cheng_Buddhist_Temple_in_Moutain_All.jpg" Le matin, le soleil raccourcit les distances, les yeux portent loin et tout près, l’oeil est comme dans l’oeil de sa perle close. On tient le le globe. Et de même que, dans la nuit, le cercle se referme et se met à plat, chaque matin-perle roule dans sa nacre, dans sa cornée, comme un dé. Là-bas, je vais le toucher là-bas, l’horizon, avec la main, avec une main mentale, mais en même temps la fleur, devant moi, cette rose, s’enlève avec un fracas silencieux. Il y a un soir, il y a un matin. Une racine d’obscurité, une autre de clarté. Ilya . Les étoiles filantes sont comme des lys d’or. On est dans l’anticyclone sec, ami des poumons, des contours. La lutte pour l’espace et le temps ne s’arrête pas une seconde.
Je suis au sud. Je regarde au nord. A droite, rose léger. Le soir, à gauche, couchant rouge. Nuit d’ardoise. On voudrait écrire directement là-dessus, à la craie.
La lune, tôt, fond bleu, trace blanche : un peu de lait, empreinte du pouce nocturne, à demi effacé, au bas du passeport jour.
Dans la brume bleutée permanente, matin et soir finissent par coïncider. C’est le temps vertical, la grande paix. Du geste du matin au geste du soir, c’est comme s’il s’était écoulé d’abord une heure, ensuite une demi-heure, puis un quart d’heure, puis dix minutes, puis deux minutes, puis une minute, puis trente secondes, puis dix secondes — et bientôt c’est le poudroiement intime du temps, j’enchaîne à pic, sans mémoire, le moment vient où je n’aurai plus la possibilité de noter.
Expédition de l’instant, loin, à côté, en Chine, croisière jaune, empire du milieu, tout a disparu, mer sableuse.
Mais le bleu et le blanc, plus ou moins profonds, taches mouvantes, ciel et eau, sont bien comme dans les vases innombrables, moine et disciple sous les pommiers en fleur, " ce monde est un vase sacré, impossible de le façonner ".
Et aussi : " Connais le blanc, adhère au noir. "
Je ne dirai jamais assez de bien du chinois, Reine, chacun de ses caractères, même le plus banal, m’aide à vivre. Tch’ong  : l’eau jaillissante et le vide, vase qui ne se remplit jamais, ou si vous voulez davantage, profondeur insondable où tous les phénomènes se réalisent. Pourtant, tch’ong suffit. Quant au Saint et au Sage, il s’assoit face au Sud, et voilà tout.
Voilà tout .
Vers trois heures et demie du matin, donc, avec pour seuls témoins les feux dispersés de la côte, je me lève, je vais dans le jardin, pierrot lunaire, je développe en moi mes photos de la journée. La nuit est bouclée. Elle est enceinte du vide. Le noir se referme avec la dernière cigarette écrasée dans le gravier. Le pin parasol est l’arbre conseil. Le vent se lève, les étoiles brillent un peu plus.
" L’espace peut être rempli au point que l’air semble ne plus y passer, tout en contenant des vides tels que les chevaux peuvent y gambader à l’aise. "
Ou encore : " Il faut que le vrai vide soit plus pleinement habité que le plein. "
Assemblage air-vent-mer-fleurs-oiseaux. Les phrases à l’écoute. "

Philippe Sollers, Le lys d’or, 1989, Gallimard, p. 133-134.

Le Temple bouddhique à la montagne, estampe du X ème siècle, Li Cheng

dimanche, 11 janvier 2009

La lecture de connaissance

iwzphkfn.jpgLa gnose, dans son insistance sur le Temps, n'arrête pas de dire que toute lecture fondamentale est cognitive, c'est-à-dire qu'elle produit des effets de connaissance. Lisez, lisez bien, lisez encore, et vous ne verserez pas dans la mort. Il ne s'agit pas de répéter des formules magiques, des prières, des borborygmes abrutissants, il ne s'agit pas non plus de textes "sacrés", mais d'un effet d'intelligence. La lecture de connaissance vous tire du temps mort. Elle est donc une révélation que le contrôle doit empêcher par tous les moyens, en menant une guerre sans merci dans l'imprimerie (désormais, dans nos régions, surabondance de livres pour noyer certains livres), mais aussi directement dans les cerveaux qu'il faut sans cesse occuper à autre chose. Toute lecture vivante est donc suspecte, passéiste, élitiste, surtout si elle se dirige vers les temps anciens, lesquels ne sont plus autorisés que sous préservatifs religieux ou universitaire. On veille ainsi à une stricte surveillance du grec, de l'hébreu, du latin, du sanscrit, du chinois classique, le district le plus surveillé restant quand même le français : il est vif, imprévu, il traduit tout ce qu'il touche, sa tendance claire et révolutionnaire est connue.

Philippe Sollers, Les Voyageurs du temps (vient de sortir)

mardi, 06 janvier 2009

Une pause de quelques jours...

Pour vous faire patienter, quelques textes... A bientôt

« La gravité est le plaisir des sots. » : Alexandre Vialatte.

hiroshige_e.jpgquand on s'éveille enfin a la claire compréhension
Et que l'on sent qu'il n'y a aucune frontière
Qu'il n'y en a jamais eu
On se rend compte qu’on est tout.
Les montagnes, les rivières,
L'herbe, les arbres, le soleil, la lune, les étoiles
Et l'univers enfin
Ne sont autres que nous-mêmes.
Rien ne nous distingue
Rien ne nous sépare les uns des autres
L'aliénation, la peur, la jalousie, la haine
Sont évanouies.
On sait en pleine lumière
Que rien n'existe en dehors de soi
Que par conséquent rien n'est a craindre.
Etre conscient de cet état
Engendre la compassion,
Les gens et les choses
Ne sont plus séparés de nous
Mais sont au contraire
Comme notre propre corps.

Genpo Sensei,  Moine Zen japonais

800px-Hiroshige_matin_clair_d%27hiver_%C3%A0_Kameyama.jpg"... L'hiver au pays Rebeillard était toujours une saison étincelante. Chaque nuit la neige descendait serrée et lourde.... Les villes, les villages, les fermes du Rebeillard dormaient ensevelis dans ces épaisses nuits silencieuses. De temps en temps toutes les poutres d'un village craquaient, on s'éveillait, les épais nuages battaient des ailes au ras de terre en froissant les forêts. Mais tous les matins arrivaient dans un grand ciel sans nuages, lavé par une petite brise tranchante. A peine sorti de l'horizon, le soleil écrasé par un azur terrible ruisselait de tous côtés sur la neige gelée ; le plus maigre buisson éclatait en coeur de flamme. Dans les forêts métalliques et solides le vent ne pouvait pas remuer un seul rameau ; il faisait seulement jaillir sur l'embrasement blanc des embruns d'étincelles. Des poussières pleines de lumière couraient sur le pays.

Jean Giono, Le Chant du Monde

Hiroshige-%2036%20Views%20Of%20Mt%20Fuji%20-%20Fuji%20seen%20from%20the%20sea%20at%20Honmaki,%20Musashix600.jpgL’année précédente, dans une soirée, il avait entendu une œuvre musicale exécutée au piano et au violon. D’abord, il n’avait goûté que la qualité matérielle des sons sécrétés par les instruments. Et ç’avait déjà été un grand plaisir quand au-dessous de la petite ligne du violon mince, résistante, dense et directrice, il avait vu tout d’un coup chercher à s’élever en un clapotement liquide, la masse de la partie de piano, multiforme, indivise, plane et entrechoquée comme la mauve agitation des flots que charme et bémolise le clair de lune. Mais à un moment donné, sans pouvoir nettement distinguer un contour, donner un nom à ce qui lui plaisait, charmé tout d’un coup, il avait cherché à recueillir la phrase ou l’harmonie—il ne savait lui-même—qui passait et qui lui avait ouvert plus largement l’âme, comme certaines odeurs de roses circulant dans l’air humide du soir ont la propriété de dilater nos narines. Peut-être est-ce parce qu’il ne savait pas la musique qu’il avait pu éprouver une impression aussi confuse, une de ces impressions qui sont peut-être pourtant les seules purement musicales, inattendues, entièrement originales, irréductibles à tout autre ordre d’impressions. Une impression de ce genre pendant un instant, est pour ainsi dire sine materia. Sans doute les notes que nous entendons alors, tendent déjà, selon leur hauteur et leur quantité, à couvrir devant nos yeux des surfaces de dimensions variées, à tracer des arabesques, à nous donner des sensations de largeur, de ténuité, de stabilité, de caprice. Mais les notes sont évanouies avant que ces sensations soient assez formées en nous pour ne pas être submergées par celles qu’éveillent déjà les notes suivantes ou même simultanées. Et cette impression continuerait à envelopper de sa liquidité et de son «fondu» les motifs qui par instants en émergent, à peine discernables, pour plonger aussitôt et disparaître, connus seulement par le plaisir particulier qu’ils donnent, impossibles à décrire, à se rappeler, à nommer, ineffables,—si la mémoire, comme un ouvrier qui travaille à établir des fondations durables au milieu des flots, en fabriquant pour nous des fac-similés de ces phrases fugitives, ne nous permettait de les comparer à celles qui leur succèdent et de les différencier. Ainsi à peine la sensation délicieuse que Swann avait ressentie était-elle expirée, que sa mémoire lui en avait fourni séance tenante une transcription sommaire et provisoire, mais sur laquelle il avait jeté les yeux tandis que le morceau continuait, si bien que quand la même impression était tout d’un coup revenue, elle n’était déjà plus insaisissable. Il s’en représentait l’étendue, les groupements symétriques, la graphie, la valeur expressive; il avait devant lui cette chose qui n’est plus de la musique pure, qui est du dessin, de l’architecture, de la pensée, et qui permet de se rappeler la musique. Cette fois il avait distingué nettement une phrase s’élevant pendant quelques instants au-dessus des ondes sonores. Elle lui avait proposé aussitôt des voluptés particulières, dont il n’avait jamais eu l’idée avant de l’entendre, dont il sentait que rien autre qu’elle ne pourrait les lui faire connaître, et il avait éprouvé pour elle comme un amour inconnu.

D’un rythme lent elle le dirigeait ici d’abord, puis là, puis ailleurs, vers un bonheur noble, inintelligible et précis. Et tout d’un coup au point où elle était arrivée et d’où il se préparait à la suivre, après une pause d’un instant, brusquement elle changeait de direction et d’un mouvement nouveau, plus rapide, menu, mélancolique, incessant et doux, elle l’entraînait avec elle vers des perspectives inconnues. Puis elle disparut. Il souhaita passionnément la revoir une troisième fois. Et elle reparut en effet mais sans lui parler plus clairement, en lui causant même une volupté moins profonde. Mais rentré chez lui il eut besoin d’elle, il était comme un homme dans la vie de qui une passante qu’il a aperçue un moment vient de faire entrer l’image d’une beauté nouvelle qui donne à sa propre sensibilité une valeur plus grande, sans qu’il sache seulement s’il pourra revoir jamais celle qu’il aime déjà et dont il ignore jusqu’au nom.

Marcel Proust, Du côté de chez Swann

Estampes de Hiroshige

lundi, 05 janvier 2009

Faites l'expérience

Une%20vie%20Divine.jpgFaites l'expérience de vous dire sans cesse: j'étais là, je suis là, je serai toujours là, je suis avec moi jusqu'à la fin des temps, le ciel et la terre passeront, mais ma certitude ne passera pas. Le résultat est terrifiant ou comique. À moins de prendre tout ça à la légère, sur la pointe des pieds, de marcher sur l'eau, de voler. Regardez : j'ai l'air d'un boeuf mais je plane, je suis une mouette, un faucon, un héron. Ma vie est dans les fleurs, les marais, les vignes, les vagues. Je migre, je transmigre, je me réincarne au jugé. On m'enterre, je ressuscite ; on m'incinère, mes atomes persistent et se recomposent plus loin. Dans le monde humain, il m'arrive d'attendre longtemps avant de me reconnaître. J'ai des rêves, des attaques, des pressentiments, je fais des rencontres, je suis bien obligé d'admettre que je suis un autre, et soudain me revoilà, c'est plus fort que moi. Ici, il faut que je me parle doucement à mi-voix, comme quelqu'un qui a peur de réveiller des gens qui dorment et qu'il aime.

Ph.S.

Une Vie divine, Gallimard, Folio n°4533

samedi, 03 janvier 2009

Toute ta présence...

(pour Giya Kancheli)
Toute ta présence dans l'attrait de ce village sous la neige.
Il  s'agissait  de trouer  l'espace,  de  dissiper  les  ténèbres
mais l'intense mélodie, véhémente, s'effaçait,
niait le possible retour,
affirmait ses retards, ses motifs de soupir,
se répétait dans des volées de cuivre,
se déformait soudain en notes pantelantes.
Pour qui revenait au pays, tout n'était-il dés lors que contours,
approche austère et insoumise,
double travesti et dissonant ?
La plaine se révélait tantôt résignée,
tantôt revêche et inconstante.
Où étaient donc les couleurs de l'enfance ?
Celles de ta musique ne cessaient de s'altérer, de virer.
Tu l'avais dis Giya : " Le pays de couleur chagrin ".
Pourtant, tout près, le rire des enfants,
la démarche et la souplesse des femmes,
là, l'orange oblique du soleil sur les toits de neige,
plus loin les troupeaux silencieux, les hommes dans de grands gestes.
Cette fugitive et musicale avancée
d'un mirage qui bat dans la poitrine,
cette voix qui appelle entre plume et pierre,
résonnent aujourd'hui de ce que Delacroix avait su reconnaître
dans une autre " musique, tout à coup surgie de l'embuscade,
non plus comme un rapace s'élevant sous l'archet,
ni pour l'oreille où la béatitude
mais pour les muscles, pour les tempes palpitantes ".

Pierre Bouheret, texte paru dans la revue L'instant du monde n° 3, 2003

dimanche, 28 décembre 2008

Eden caché

5782237.jpgEn réalité, personne ne veut du paradis parce qu'il est gratuit. La joie, le bonheur, l'amour sont gratuits. Un amour qui n'est pas gratuit n'est pas de l'amour. C'est la raison pour laquelle le bonheur réel ne peut être que farouchement clandestin dans un monde livré au calcul.

Lire ici : Eden caché

Watteau, embarquement pour l'île de Cythère, détail

mercredi, 24 décembre 2008

Premières phrases célèbres

Je hais les voyages et les explorateurs.

Claude Levi-Strauss, Tristes Tropiques

mardi, 23 décembre 2008

Comme un homme nu au milieu de gens habillés

kafka.jpg« Nous sommes tous en apparence capables de vivre parce que nous avons eu un jour ou l’autre recours au mensonge, à l’aveuglement, à l’enthousiasme, à l’optimisme, à une conviction ou à une autre, au pessimisme ou à quoi que ce soit. Mais lui est incapable de mentir, tout comme il est incapable de s’enivrer. Il est sans le moindre refuge, sans asile. C’est pourquoi il est exposé, là où nous sommes protégés. Il est comme un homme nu au milieu de gens habillés."

Milena, lettre à Max Brod

lundi, 22 décembre 2008

Oui l'heure nouvelle est au moins très sévère

cavalier_polonais.jpgOui l'heure nouvelle est au moins très sévère.

Car je puis dire que la victoire m'est acquise : les grincements de dents, les sifflements de feu, les soupirs empestés se modèrent. Tous les souvenirs immondes s'effacent. Mes derniers regrets détalent, - des jalousies pour les mendiants, les brigands, les amis de la mort, les arriérés de toutes sortes. - Damnés, si je me vengeais !

Il faut être absolument moderne.

Point de cantiques : tenir le pas gagné. Dure nuit ! le sang séché fume sur ma face, et je n'ai rien derrière moi, que cet horrible arbrisseau !... Le combat spirituel est aussi brutal que la bataille d'hommes ; mais la vision de la justice est le plaisir de Dieu seul.

Cependant c'est la veille. Recevons tous les influx de vigueur et de tendresse réelle. Et à l'aurore, armés d'une ardente patience, nous entrerons aux splendides villes.

Que parlais-je de main amie ! Un bel avantage, c'est que je puis rire des vieilles amours mensongères, et frapper de honte ces couples menteurs, - j'ai vu l'enfer des femmes là-bas ; - et il me sera loisible de posséder la vérité dans une âme et un corps.


Rimbaud, Une Saison en enfer

Rembrandt, Le Cavalier polonais

A propos de ce tableau :

Le tableau a été découvert en 1897 en Pologne, plus de deux siècles après sa création, sans que l’on sache l’histoire de ce tableau entre temps, ni qui est l’énigmatique cavalier...

Lire ici

mardi, 16 décembre 2008

Enfance

DSC07807.JPGCette idole, yeux noirs et crin jaune, sans parents ni cour, plus noble que la fable, mexicaine et flamande ; son domaine, azur et verdure insolents, court sur des plages nommées, par des vagues sans vaisseaux, de noms férocement grecs, slaves, celtiques.
À la lisière de la forêt les fleurs de rêve tintent, éclatent, éclairent, la fille à lèvre d'orange, les genoux croisés dans le clair déluge qui sourd des prés, nudité qu'ombrent, traversent et habillent les arcs-en-ciel, la flore, la mer.

Dames qui tournoient sur les terrasses voisines de la mer ; enfantes et géantes, superbes noires dans la mousse vert-de-gris, bijoux debout sur le sol gras des bosquets et des jardinets dégelés jeunes mères et grandes sœurs aux regards pleins de pèlerinages, sultanes, princesses de démarche et de costume tyranniques, petites étrangères et personnes doucement malheureuses.
Quel ennui, l'heure du "cher corps" et "cher cœur".

Rimbaud, Illuminations, Enfance I

Delbar Shahbaz, childhood,

size:135-180cm
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