Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

mardi, 18 novembre 2008

Villes

metropolis.jpgL'acropole officielle outre les conceptions de la barbarie moderne les plus colossales. Impossible d'exprimer le jour mat produit par ce ciel immuablement gris, l'éclat impérial des bâtisses, et la neige éternelle du sol. On a reproduit dans un goût d'énormité singulier toutes les merveilles classiques de l'architecture. J'assiste à des expositions de peinture dans des locaux vingt fois plus vastes qu'Hampton-Court. Quelle peinture ! Un Nabuchodonosor norwégien a fait construire les escaliers des ministères ; les subalternes que j'ai pu voir sont déjà plus fiers que des Brahmas, et j'ai tremblé à l'aspect des gardiens de colosses et officiers de construction. Par le groupement des bâtiments en squares, cours et terrasses fermées, on a enivré les cochers. Les parcs représentent la nature primitive travaillée par un art superbe. Le haut quartier a des parties inexplicables : un bras de mer, sans bateaux, roule sa nappe de grésil bleu entre des quais chargés de candélabres géants. Un pont court conduit à une poterne immédiatement sous le dôme de la Sainte-Chapelle. Ce dôme est une armature d'acier artistique de quinze mille pieds de diamètre environ.

Sur quelques points, des passerelles de cuivre, des plates-formes, des escaliers qui contournent les halles et les piliers, j'ai cru pouvoir juger la profondeur de la ville ! C'est le prodige dont je n'ai pu me rendre compte : quels sont les niveaux des autres quartiers sur ou sous l'acropole ? Pour l'étranger de notre temps la reconnaissance est impossible. Le quartier commerçant est un circus d'un seul style, avec galeries à arcades. On ne voit pas de boutiques, mais la neige de la chaussée est écrasée ; quelques nababs aussi rares que les promeneurs d'un matin de dimanche à Londres, se dirigent vers une diligence de diamants. Quelques divans de velours rouge : on sert des boissons populaires dont le prix varie de huit cents à huit mille roupies. À l'idée de chercher des théâtres sur ce circus, je me réponds que les boutiques doivent contenir des drames assez sombres. Je pense qu'il y a une police ; mais la loi doit être tellement étrange, que je renonce à me faire une idée des aventuriers d'ici.

Le faubourg, aussi élégant qu'une belle rue de Paris, est favorisé d'un air de lumière. L'élément démocratique compte quelques cents âmes. Là encore les maisons ne se suivent pas ; le faubourg se perd bizarrement dans la campagne, le "Comté" qui remplit l'occident éternel des forêts et des plantations prodigieuses où les gentilshommes sauvages chassent leurs chroniques sous la lumière qu'on a créée.

Ce sont des villes ! C'est un peuple pour qui se sont montés ces Alleghanys et ces Libans de rêve ! Des chalets de cristal et de bois qui se meuvent sur des rails et des poulies invisibles. Les vieux cratères ceints de colosses et de palmiers de cuivre rugissent mélodieusement dans les feux. Des fêtes amoureuses sonnent sur les canaux pendus derrière les chalets. La chasse des carillons crie dans les gorges. Des corporations de chanteurs géants accourent dans des vêtements et des oriflammes éclatants comme la lumière des cimes. Sur les plates-formes au milieu des gouffres, les Rolands sonnent leur bravoure. Sur les passerelles de l'abîme et les toits des auberges l'ardeur du ciel pavoise les mâts. L'écroulement des apothéoses rejoint les champs des hauteurs où les centauresses séraphiques évoluent parmi les avalanches. Au-dessus du niveau des plus hautes crêtes une mer troublée par la naissance éternelle de Vénus, chargée de flotte orphéoniques et de la rumeur des perles et des conques précieuses, -la mer s'assombrit parfois avec des éclats mortels. Sur les versants, des moissons de fleurs grandes comme nos armes et nos coupes mugissent. Des cortèges de Mabs en robes rousses, opalines, montent des ravines. Là-haut, les pieds dans la cascade et les ronces, les cerfs tètent Diane. Les Bacchantes des banlieues sanglotent et la lune brûle et hurle. Vénus entre dans les cavernes des forgerons et des ermites. Des groupes de beffrois chantent les idées des peuples. Des châteaux bâtis en os sort la musique inconnue. Toutes les légendes évoluent et les élans se ruent dans les bourgs. Le paradis des orages s'effondre. Les sauvages dansent sans cesse la Fête de la Nuit. Et une heure je suis descendu dans le mouvement d'un boulevard de Bagdad où des compagnies ont chanté la joie du travail nouveau, sous une brise épaisse, circulant sans pouvoir éluder les fabuleux fantômes des monts où l'on a dû se retrouver.

Quels bons bras, quelle belle heure me rendront cette région d'où viennent mes sommeils et mes moindres mouvements ?

Rimbaud, Illuminations (1875)

lundi, 17 novembre 2008

Violette

A873.JPGViolette, de l'ancien français viole, même origine que violon. Tu mélanges le rouge et le bleu (I et O), et tu obtiens le violet : IO ! (le cri des cérémonies bachiques) .
Philippe Sollers, L'étoile des amants

Jacki Maréchal, Acrylique sur toile 60 x 80 "A873"

samedi, 15 novembre 2008

Tels qu'un dieu

Tels qu’un dieu aux énormes yeux bleus et aux formes de neige, la mer et le ciel attirent aux terrasses de marbre la foule des jeunes et fortes roses

Rimbaud, Illluminations

vendredi, 14 novembre 2008

Métaphysique

nga-murillo.jpgPour que l’homme soit, pour qu’il ne soit pas un rêve d’homme, il faut qu’il comprenne qu’il est une valeur métaphysique (je ne dis pas religieuse). Partout où il met de la valeur autre que métaphysique, il est nié par l’argent.

Un journaliste libanais , Chowksi Abdelamir interviewe Philippe Sollers ; lire ici ; l'entretien date de 1980 et n'a pas pris une ride...

Bartolomé Esteban Murillo (1617-1682), Deux femmes à la fenêtre (détail), v. 1655/1660, huile sur toile, 125.1 x 104.5 cm, National Gallery of Art, Washington

jeudi, 13 novembre 2008

Tempo jazzy

Copie de JAZZ en vrac.jpgJe ne rêve pas, c’est bien Harlem. Des néons clignotent, Minton's Playhouse, halo vanille-sang rogné par le soleil levant. Depuis quand suis-je là, au bord du temps ? Un bail, à croire mon corps pétri jusqu’à la moelle par la jam et le gin qui toute la nuit ont coulé sur le zinc mythique.
Dès l’enfance, le jazz m’a initié aux syncopes du monde, aux ruades de l’âme, dans une famille d’Italiens musiciens, chassés de la botte par la faim, via Nice, jusqu’au Maroc de Lyautey où, un demi-siècle plus tard, les Américains ont débarqué avec les galettes de Softly As In A Morning Sunrise et Sentimental Journey. Sur le Pleyel de la grand-mère, le glissando du Boléro au boogie s’est fait naturellement. Du Pô au Mississippi, la mandoline s’est muée en une six-cordes caressée par Skip James. Le bel canto s’est mis à mâcher le chewing-gum existentiel sous un soleil sans vibrato, exilé dans une capsule de bière collée sous la semelle. Allez, Lightin’, tape du pied! I got something to tell you, Make the hair rise on your head, Well I got a new way of loving, Make the springs scrinch on your bed ! Cheveux dressés sur ma cervelle en marmelade, j'ose à peine touiller ma vie intérieure. Comment j’ai fait pour me retrouver sur le trottoir du Minton's, faudrait le demander au Grand Horloger, mais exit Newton, le temps c’est pipeau et contrebasse, l’espace tient dans un harmonica trituré par Sonny Boy Williamson. Mon magnéto en bandoulière est brûlant, gonflé à bloc de noires et de blanches crochetées dans une fumée d’extase, le brouhaha d’esprits électrisés par Charlie Christian. Immémorial Stompin’ At The Savoy !
Encore sonné, je flotte. À ma droite, guitare sur l’épaule, Charlie a des yeux de lapin ouverts sur le dedans. Pas frais le génie du be-bop, tout rongé, mais du feu sous la peau. Le pianiste nous rejoint, blues au bec. Nous voilà partis vers l’hôtel, à deux pas, mais le film saute.
Coup de canon, il est midi. Je suis à la terrasse d’un café, marché aux Fleurs à Nice. Phébus tape allègrement. Devant moi, un vieux black hilare. Tout me revient en rafale. Hier soir, du beau monde à la Parade du Jazz, Cimiez noir de monde, B.B. King aux Arènes pour les étoiles et puis le trou. Je rate le dernier bus, traîne en coulisse. La bibine circule. Le batteur de Slam Stewart m’emmène, veut faire la Grande Corniche, vider une bouteille face à la mer. On grimpe à Saint-Michel, féérique. Il pleure de joie, fredonne un Spiritual et, scrutant l’horizon tracé par un cargo métaphysique, déroule sa vie dans une langue pâteuse. Il a connu Duke, Parker, Monk, Miles, Coltrane… Le soleil s’impatiente et tire un trait sur la nuit. Il me raconte le Minton's, quand Charlie brodait sur Stompin’ At The Savoy, en mai 41. Non, il ne se souvient pas du pianiste.
Il met son chapeau et se lève. Allez, au lit ! Faut pas trop chahuter les planètes, sinon on perd la boule.

Jean-Jacques Marimbert

Notes sur l'auteur : Né au Maroc au milieu du XXe siècle. Médecin quelques années à l'hôpital, dans la région toulousaine ; mission en 1980 avec MSF dans un camp de réfugiés en Somalie. PRAG de philosophie à l'Université de Toulouse-Le Mirail depuis 2001. Écrit et publie depuis 1995. Dernier livre paru : Le Corps de l’océan, coll. Carnets des Sept collines, Éd. J.-P. Huguet, 2007.

Jazz en vrac : tableau de Ginette Ayral, voir ici son site

 

mardi, 11 novembre 2008

Posséder c'est perdre

l'incertitude du poète_chirico.jpgL'art nous délivre de façon illusoire, de cette chose sordide qu'est le fait d'exister... En art, il n'y a pas de désillusion, 
car l'illusion s'est vue admise dés le début. Le plaisir que l'art nous offre ne nous appartient pas, à proprement parler : 
nous n'avons donc à le payer ni par des souffrances, ni par des remords... 
Par le mot art, il faut entendre tout ce qui est cause de plaisir sans pour autant nous appartenir : la trace d'un passage, 
le sourire offert à quelqu'un d'autre, le soleil couchant, le poème, l'univers objectif. Posséder c'est perdre. Sentir sans posséder, c'est conserver, parce que c'est extraire de chaque chose son essence.
Fernando Pessoa

L'incertitude du poète : Chirico

dimanche, 09 novembre 2008

Nous manufacturons des réalités

magritte.jpg« Nous attribuons généralement à nos idées sur l’inconnu la couleur de nos conceptions sur le connu: si nous appelons la mort un sommeil, c’est qu’elle ressemble, du dehors, à un sommeil ; si nous appelons la mort une vie nouvelle, c’est qu’elle paraît être une chose différente de la vie.  C’est par le jeu de ces petits malentendus avec le réel que nous construisons nos croyances, nos espoirs – et nous vivons de croûtes de pain baptisées gâteaux, comme font les enfants pauvres qui jouent à être heureux. Mais il en va ainsi de la vie entière : tout au moins de ce système de vie particulier qu’on appelle en général civilisation. La civilisation consiste à donner à quelque chose un nom qui ne lui convient pas, et à rêver ensuite sur le résultat. Et le nom, qui est faux, et le rêve, qui est vrai, créent réellement une réalité nouvelle. L’objet devient réellement différent, parce que nous l’avons, nous, rendu différent. Nous manufacturons des réalités. »

Fernando Pessoa, Le Livre de l'intranquillité

Magritte, Le Château des Pyrénées

samedi, 08 novembre 2008

J'ai façonné ainsi ma vie

Armaz_ns-do-Chiado-1958-nova.jpgOrganiser notre existence de façon qu'elle soit aux yeux des autres un mystère, et que ceux mêmes qui nous connaissent le mieux nous ignorent seulement de plus près que les autres. J'ai façonné ainsi ma vie, presque sans y penser, mais avec tant d'art et d'instinct que je suis devenu pour moi-même une individualité, mienne sans doute, mais qui n'est ni clairement ni entièrement définie.

Fernando Pessoa, Le livre de l'intranquillité,

LISBOA - Grandes Armazéns do Chiado

samedi, 01 novembre 2008

J'interromps si souvent une pensée par un morceau de paysage

web-lisboa.jpgJe reste toujours ébahi quand j'achève quelque chose. Ébahi et navré. Mon instinct de perfection devrait m'interdire d'achever ; il devrait même m'interdire de commencer. Mais voilà : je pèche par distraction, et j'agis. Et ce que j'obtiens est le résultat, en moi, non pas d'un acte de ma volonté, mais bien d'une défaillance de sa part. Je commence parce que je n'ai pas la force de penser ; je termine parce que je n'ai pas le courage de m'interrompre. Ce livre est celui de ma lâcheté.
La raison qui fait que j'interromps si souvent une pensée par un morceau de paysage, qui vient s'intégrer de quelque façon dans le schéma, réel ou supposé, de mes impressions, c'est que ce paysage est une porte par où je m'échappe et fuis la conscience de mon impuissance créatrice. J'éprouve le besoin soudain, au milieu de ces entretiens avec moi-même qui forment la trame de ce livre, de parler avec quelqu'un d'autre, et je m'adresse à la lumière flottant, comme en ce moment, sur les toits de la ville, mouillés sous cette clarté oblique ; à la douce agitation des arbres qui, haut perchés sur les pentes citadines, semblent tout proches cependant, et menacés de quelque muet écroulement ; aux affiches superposées que font les maisons escarpées, avec pour lettres les fenêtres où le soleil déjà mort pose une colle humide et dorée.

Fernando Pessoa, Le livre de l'intranquillité

lundi, 27 octobre 2008

En Grèce, le miracle est la fleur inévitable de la nécessité

bacchusetariane_492X450.jpg"Mer, douceur automnale, îles baignées de lumière, voile diaphane de petite pluie fine qui couvrait l’immortelle nudité de la Grèce. Heureux, pensais-je l’homme à qui il est donné, avant de mourir, de naviguer dans la mer égéenne.
Nombreuses sont les joies de ce monde – les femmes, les fruits, les idées. Mais fendre cette mer-là, par un tendre automne, en murmurant le nom de chaque île, je crois qu’il n’est pas de joie, qui, davantage, plonge le coeur de l’homme dans le paradis. Nulle part ailleurs on ne passe aussi sereinement ni plus aisément de la réalité au rêve. On dirait qu’ici, en Grèce, le miracle est la fleur inévitable de la nécessité ».

N. Kazantzaki, « Alexis Zorba »

Titien, Bacchus et Ariane

 

dimanche, 26 octobre 2008

Vous êtes à la campagne, il pleut,

Vous êtes à la campagne, il pleut, il faut tuer le temps, vous prenez un livre, le premier livre venu, vous vous mettez à lire ce livre comme vous liriez le journal officiel de la préfecture ou la feuille d’affiches du chef-lieu, pensant à autre chose, distrait, un peu bâillant. Tout à coup vous vous sentez saisi, votre pensée semble ne plus être à vous, votre distraction s’est dissipée, une sorte d’absorption, presque une sujétion, lui succède, vous n’êtes plus maître de vous lever et de vous en aller. Quelqu’un vous tient. Qui donc ? ce livre.

Un livre est quelqu’un. Ne vous y fiez pas.

Un livre est un engrenage. Prenez garde à ces lignes noires sur du papier blanc ; ce sont des forces ; elles se combinent, se composent, se décomposent, entrent l’une dans l’autre, pivotent l’une sur l’autre, se dévident, se nouent, s’accouplent, travaillent. Telle ligne mord, telle ligne serre et presse, telle ligne entraîne, telle ligne subjugue. Les idées sont un rouage. Vous vous sentez tiré par le livre. Il ne vous lâchera qu’après avoir donné une façon à votre esprit. Quelquefois les lecteurs sortent du livre tout à fait transformés.

Victor Hugo, "Du Génie", Proses philosophiques de 1860-65

dimanche, 19 octobre 2008

L'Occitanie

DSC07728.JPGTe voici dans ton Midi! Te voici libre!
Là de Nîmes à Pau et de Limoges à Foix, avec Albi, Cahors, Toulouse, est un territoire qui de tout temps se montra accueillant aux doctrines extrêmes, aux dogmes spécieux et durs. Un peuple étrange l'habite, maigre et dru, sensuel et fin, tourmenté, tourmenteur, amèrement passionné. On y parle une langue grosse et brillante, faite pour l'injure et pour le soupir. Les mœurs y sont rauques, triviales et pessimistes, le cœur volontiers charnel. Un climat brusque, angoissant et fier. C'est par excellence le Paradis de l'hérésie. C'est le Midi.
On dit le Midi. Il y a mille Midis. Du moins en gros, il y en a deux la Provence et l'Occitanie. La Provence est toute gréco-romaine, bien ancrée dans l'ordre de la nature, dans les lois de l'esprit. L'Occitanie au contraire me paraît essentiellement anarchique, excentrique, l'âme inquiète et rêveuse, l'imagination vagabonde. Elle est livrée sans merci aux souffles de l'esprit, lequel souffle où il veut. Je l'ai toujours vue, je la vois de plus en plus très wisigothe, avec de forts apports arabes et juifs. Les Wisigoths ont occupe Carcassonne pendant trois siècles (413-719) - trois siècles marquent un pays.


Joseph Delteil, Extrait de Le vert Galant (1931), Editions des Portiques

Peinture de Delbar Shahbaz

mardi, 07 octobre 2008

Plus inépuisable que les mines

070630_Versailles_louis14_contexte.jpg« Le roi de France est le plus puissant prince de l'Europe. Il n'a point de mines d'or, comme le roi d'Espagne son voisin ; mais il a plus de richesses que lui, parce qu'il les tire de la vanité de ses sujets, plus inépuisable que les mines. »

Montesquieu, Les Lettres persanes

lundi, 06 octobre 2008

Assez pour que je m'abandonne à elle

"Réduire l'imagination en esclavage, quand bien même il irait de ce que l'on appelle grossièrement le bonheur, c'est se dérober à tout ce qu'on trouve, au fond de soi, de justice suprême. La seule imagination me rend compte de ce qui peut-être, et c'est assez pour lever un peu le terrible interdit. Assez pour que je m'abandonne à elle sans crainte de me tromper..."
A. Breton, Manifeste du Surréalisme

mardi, 23 septembre 2008

Le songe d'un dieu ivre

DSC07637.JPGLa vie et le monde sont le songe d'un dieu ivre qui s'échappe furtivement du banquet divin et s'en va dormir sur une étoile solitaire, ignorant qu'il crée ce qu'il songe... Et les images du songe se présentent tantôt dans une extravagance bigarrée, tantôt harmonieuses et raisonnables... L'Iliade, Platon, la bataille de Marathon, la Vénus de Medicis, le munster de Strasbourg, la Révolution française, Hegel, les bateaux à vapeur, sont des pensées issues de ce long rêve. Mais un jour, le dieu se réveillera en frottant ses yeux bouffis, il sourira et notre monde s'enfoncera dans le néant sans avoir jamais existé...

Heine, Tableaux de voyage

Peinture de Delbar Shahbaz

mercredi, 17 septembre 2008

La solitude

P1010820.jpgL'écrivain est seul, abandonné des anciennes classes et des nouvelles. Sa chute est d'autant plus grave qu'il vit aujourd'hui dans une société où la solitude elle-même, en soi, est considérée comme une faute. Nous acceptons ( c'est là notre coup de maître) les particularismes, mais non les singularités ; les types, mais non les individus. Nous créons (ruse géniale) des chœurs de particuliers, dotés d'une voix revendicatrice, criarde et inoffensive. P1010839.jpgMais l'isolé absolu ? Celui qui n'est ni breton, ni corse, ni femme, ni homosexuel, ni fou, ni arabe, etc. ? P1010730.jpgLa littérature est sa voix, qui, par un renversement "paradisiaque", reprend superbement toutes les voix du monde, et les mêle dans une sorte de chant qui ne peut être entendu que si l'on se porte, pour l'écouter (comme dans ces dispositifs acoustiques d'une grande perversité), très haut au loin, en avant, par-delà les écoles, avant-gardes, les journaux et les conversations. (Roland Barthes)

Trouvé sur le blog de Solko

Miniatures de Frédérique Azaïs-Ferri

jeudi, 11 septembre 2008

La citadelle de Machaerous

lovecraft_01.jpgLa citadelle de Machaerous se dressait à l'orient de la mer Morte, sur un pic de basalte ayant la forme d'un cône. Quatre vallées profondes l'entouraient, deux vers les flancs, une en face, la quatrième au-delà. Des maisons se tassaient contre sa base, dans le cercle d'un mur qui ondulait suivant les inégalités du terrain ; et, par un chemin en zigzag tailladant le rocher, la ville se reliait à la forteresse, dont les murailles étaient hautes de cent vingt coudées, avec des angles nombreux, des créneaux sur le bord, et, çà et là, des tours, qui faisaient comme des fleurons à cette couronne de pierre, suspendue au-dessus de l'abîme. Il y avait dans l'intérieur un palais orné de portiques, et couvert d'une terrasse que fermait une balustrade en bois de sycomore, où des mâts étaient disposés pour tendre un vélarium.

Flaubert, Herodias

Philippe Druillet

mercredi, 10 septembre 2008

Ca saute ! ça danse !

DSC07673.JPGVoilà le sommet des arbres qui disparaît, les collines qui s'abaissent ; je vois les villes comme des taches d'encre éclaboussées, les routes telles que des pattes d'insectes qui se prolongent et s'amincissent. La mer ne remue plus, elle est toute plate, on la dirait solide comme la terre, et c'est la terre au contraire qui se balance en oscillant. Je vois les pics des montagnes couverts de neige, qui se tassent les uns près des autres comme des moutons qui se rassemblent en troupeau. Ca saute ! ça danse ! L'air pèse sur ma poitrine, j'étouffe ! Le vent par grandes bouffées me donne des coups dans la figure.

La Tentation de Saint Antoine (version de 1849) Gustave Flaubert

Peinture de Delbar Shahbaz

mardi, 09 septembre 2008

Allez voir

P1010816.jpgAllez voir les flamants qui marchent sur des pincettes, de peur de mouiller, dans l'eau du bassin, leurs jupons roses ; les cygnes et la vaniteuse plomberie de leur col ; l'autruche, ses ailes de poussin, et sa casquette de chef de gare responsable ; les cigognes qui haussent tout le temps les épaules (à la fin, ça ne signifie plus rien) ; le marabout frileux dans sa pauvre jaquette, les pingouins en macfarlane ; le pélican qui tient son bec comme un sabre de bois, et les perruches, dont les plus apprivoisées le sont moins que leur gardien lui-même qui finit par nous prendre une pièce de dix sous dans la main.
P1010818.jpg Allez voir le yack lourd de pensées préhistoriques ; la girafe qui nous montre, par-dessus les barreaux de la grille, sa tête au bout d'une pique ; l'éléphant qui traîne ses chaussons devant sa porte, courbé, le nez bas : il disparaît presque dans le sac d'une culotte trop remontée, et, derrière, un petit bout de corde pend.P1010821.jpg
Allez donc voir le porc-épic garni de porte-plume bien gênants pour lui et son amie ; le zèbre, modèle à transparent de tous les autres zèbres ; la panthère descendue au pied de son lit ; l'ours qui nous amuse et ne s'amuse guère, et le lion qui bâille, à nous faire bâiller.

Jules Renard, Histoires Naturelles

Miniatures de Frédérique Azaïs-Ferri

lundi, 08 septembre 2008

Journaliers

GYS9lBJtDvR2.jpgCertains visages sont une fête. Transparents, ils laissent passer l'âme. Opacité de la plupart. 

Toute ma vie, j'ai aspiré à vivre davantage. La vie est l'exercice du bonheur parfait, qu'il ne s'agit pas seulement de ressentir, mais de répandre, comme une sorte de rayonnement.

Marcel Jouhandeau, Journaliers, NRF n°122, février 1963