mardi, 11 novembre 2008
Posséder c'est perdre
L'art nous délivre de façon illusoire, de cette chose sordide qu'est le fait d'exister... En art, il n'y a pas de désillusion,
car l'illusion s'est vue admise dés le début. Le plaisir que l'art nous offre ne nous appartient pas, à proprement parler :
nous n'avons donc à le payer ni par des souffrances, ni par des remords...
Par le mot art, il faut entendre tout ce qui est cause de plaisir sans pour autant nous appartenir : la trace d'un passage,
le sourire offert à quelqu'un d'autre, le soleil couchant, le poème, l'univers objectif. Posséder c'est perdre. Sentir sans posséder, c'est conserver, parce que c'est extraire de chaque chose son essence.
Fernando Pessoa
L'incertitude du poète : Chirico
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dimanche, 09 novembre 2008
Nous manufacturons des réalités
« Nous attribuons généralement à nos idées sur l’inconnu la couleur de nos conceptions sur le connu: si nous appelons la mort un sommeil, c’est qu’elle ressemble, du dehors, à un sommeil ; si nous appelons la mort une vie nouvelle, c’est qu’elle paraît être une chose différente de la vie. C’est par le jeu de ces petits malentendus avec le réel que nous construisons nos croyances, nos espoirs – et nous vivons de croûtes de pain baptisées gâteaux, comme font les enfants pauvres qui jouent à être heureux. Mais il en va ainsi de la vie entière : tout au moins de ce système de vie particulier qu’on appelle en général civilisation. La civilisation consiste à donner à quelque chose un nom qui ne lui convient pas, et à rêver ensuite sur le résultat. Et le nom, qui est faux, et le rêve, qui est vrai, créent réellement une réalité nouvelle. L’objet devient réellement différent, parce que nous l’avons, nous, rendu différent. Nous manufacturons des réalités. »
Fernando Pessoa, Le Livre de l'intranquillité
Magritte, Le Château des Pyrénées
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samedi, 08 novembre 2008
J'ai façonné ainsi ma vie
Organiser notre existence de façon qu'elle soit aux yeux des autres un mystère, et que ceux mêmes qui nous connaissent le mieux nous ignorent seulement de plus près que les autres. J'ai façonné ainsi ma vie, presque sans y penser, mais avec tant d'art et d'instinct que je suis devenu pour moi-même une individualité, mienne sans doute, mais qui n'est ni clairement ni entièrement définie.
Fernando Pessoa, Le livre de l'intranquillité,
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samedi, 01 novembre 2008
J'interromps si souvent une pensée par un morceau de paysage
Je reste toujours ébahi quand j'achève quelque chose. Ébahi et navré. Mon instinct de perfection devrait m'interdire d'achever ; il devrait même m'interdire de commencer. Mais voilà : je pèche par distraction, et j'agis. Et ce que j'obtiens est le résultat, en moi, non pas d'un acte de ma volonté, mais bien d'une défaillance de sa part. Je commence parce que je n'ai pas la force de penser ; je termine parce que je n'ai pas le courage de m'interrompre. Ce livre est celui de ma lâcheté.
La raison qui fait que j'interromps si souvent une pensée par un morceau de paysage, qui vient s'intégrer de quelque façon dans le schéma, réel ou supposé, de mes impressions, c'est que ce paysage est une porte par où je m'échappe et fuis la conscience de mon impuissance créatrice. J'éprouve le besoin soudain, au milieu de ces entretiens avec moi-même qui forment la trame de ce livre, de parler avec quelqu'un d'autre, et je m'adresse à la lumière flottant, comme en ce moment, sur les toits de la ville, mouillés sous cette clarté oblique ; à la douce agitation des arbres qui, haut perchés sur les pentes citadines, semblent tout proches cependant, et menacés de quelque muet écroulement ; aux affiches superposées que font les maisons escarpées, avec pour lettres les fenêtres où le soleil déjà mort pose une colle humide et dorée.
Fernando Pessoa, Le livre de l'intranquillité
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lundi, 27 octobre 2008
En Grèce, le miracle est la fleur inévitable de la nécessité
"Mer, douceur automnale, îles baignées de lumière, voile diaphane de petite pluie fine qui couvrait l’immortelle nudité de la Grèce. Heureux, pensais-je l’homme à qui il est donné, avant de mourir, de naviguer dans la mer égéenne.
Nombreuses sont les joies de ce monde – les femmes, les fruits, les idées. Mais fendre cette mer-là, par un tendre automne, en murmurant le nom de chaque île, je crois qu’il n’est pas de joie, qui, davantage, plonge le coeur de l’homme dans le paradis. Nulle part ailleurs on ne passe aussi sereinement ni plus aisément de la réalité au rêve. On dirait qu’ici, en Grèce, le miracle est la fleur inévitable de la nécessité ».
N. Kazantzaki, « Alexis Zorba »
Titien, Bacchus et Ariane
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dimanche, 26 octobre 2008
Vous êtes à la campagne, il pleut,
Vous êtes à la campagne, il pleut, il faut tuer le temps, vous prenez un livre, le premier livre venu, vous vous mettez à lire ce livre comme vous liriez le journal officiel de la préfecture ou la feuille d’affiches du chef-lieu, pensant à autre chose, distrait, un peu bâillant. Tout à coup vous vous sentez saisi, votre pensée semble ne plus être à vous, votre distraction s’est dissipée, une sorte d’absorption, presque une sujétion, lui succède, vous n’êtes plus maître de vous lever et de vous en aller. Quelqu’un vous tient. Qui donc ? ce livre.
Un livre est quelqu’un. Ne vous y fiez pas.
Un livre est un engrenage. Prenez garde à ces lignes noires sur du papier blanc ; ce sont des forces ; elles se combinent, se composent, se décomposent, entrent l’une dans l’autre, pivotent l’une sur l’autre, se dévident, se nouent, s’accouplent, travaillent. Telle ligne mord, telle ligne serre et presse, telle ligne entraîne, telle ligne subjugue. Les idées sont un rouage. Vous vous sentez tiré par le livre. Il ne vous lâchera qu’après avoir donné une façon à votre esprit. Quelquefois les lecteurs sortent du livre tout à fait transformés.
Victor Hugo, "Du Génie", Proses philosophiques de 1860-65
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dimanche, 19 octobre 2008
L'Occitanie
Te voici dans ton Midi! Te voici libre!
Là de Nîmes à Pau et de Limoges à Foix, avec Albi, Cahors, Toulouse, est un territoire qui de tout temps se montra accueillant aux doctrines extrêmes, aux dogmes spécieux et durs. Un peuple étrange l'habite, maigre et dru, sensuel et fin, tourmenté, tourmenteur, amèrement passionné. On y parle une langue grosse et brillante, faite pour l'injure et pour le soupir. Les mœurs y sont rauques, triviales et pessimistes, le cœur volontiers charnel. Un climat brusque, angoissant et fier. C'est par excellence le Paradis de l'hérésie. C'est le Midi.
On dit le Midi. Il y a mille Midis. Du moins en gros, il y en a deux la Provence et l'Occitanie. La Provence est toute gréco-romaine, bien ancrée dans l'ordre de la nature, dans les lois de l'esprit. L'Occitanie au contraire me paraît essentiellement anarchique, excentrique, l'âme inquiète et rêveuse, l'imagination vagabonde. Elle est livrée sans merci aux souffles de l'esprit, lequel souffle où il veut. Je l'ai toujours vue, je la vois de plus en plus très wisigothe, avec de forts apports arabes et juifs. Les Wisigoths ont occupe Carcassonne pendant trois siècles (413-719) - trois siècles marquent un pays.
Joseph Delteil, Extrait de Le vert Galant (1931), Editions des Portiques
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mardi, 07 octobre 2008
Plus inépuisable que les mines
« Le roi de France est le plus puissant prince de l'Europe. Il n'a point de mines d'or, comme le roi d'Espagne son voisin ; mais il a plus de richesses que lui, parce qu'il les tire de la vanité de ses sujets, plus inépuisable que les mines. »
Montesquieu, Les Lettres persanes
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lundi, 06 octobre 2008
Assez pour que je m'abandonne à elle
"Réduire l'imagination en esclavage, quand bien même il irait de ce que l'on appelle grossièrement le bonheur, c'est se dérober à tout ce qu'on trouve, au fond de soi, de justice suprême. La seule imagination me rend compte de ce qui peut-être, et c'est assez pour lever un peu le terrible interdit. Assez pour que je m'abandonne à elle sans crainte de me tromper..."
A. Breton, Manifeste du Surréalisme
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mardi, 23 septembre 2008
Le songe d'un dieu ivre
La vie et le monde sont le songe d'un dieu ivre qui s'échappe furtivement du banquet divin et s'en va dormir sur une étoile solitaire, ignorant qu'il crée ce qu'il songe... Et les images du songe se présentent tantôt dans une extravagance bigarrée, tantôt harmonieuses et raisonnables... L'Iliade, Platon, la bataille de Marathon, la Vénus de Medicis, le munster de Strasbourg, la Révolution française, Hegel, les bateaux à vapeur, sont des pensées issues de ce long rêve. Mais un jour, le dieu se réveillera en frottant ses yeux bouffis, il sourira et notre monde s'enfoncera dans le néant sans avoir jamais existé...
Heine, Tableaux de voyage
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mercredi, 17 septembre 2008
La solitude
L'écrivain est seul, abandonné des anciennes classes et des nouvelles. Sa chute est d'autant plus grave qu'il vit aujourd'hui dans une société où la solitude elle-même, en soi, est considérée comme une faute. Nous acceptons ( c'est là notre coup de maître) les particularismes, mais non les singularités ; les types, mais non les individus. Nous créons (ruse géniale) des chœurs de particuliers, dotés d'une voix revendicatrice, criarde et inoffensive.
Mais l'isolé absolu ? Celui qui n'est ni breton, ni corse, ni femme, ni homosexuel, ni fou, ni arabe, etc. ?
La littérature est sa voix, qui, par un renversement "paradisiaque", reprend superbement toutes les voix du monde, et les mêle dans une sorte de chant qui ne peut être entendu que si l'on se porte, pour l'écouter (comme dans ces dispositifs acoustiques d'une grande perversité), très haut au loin, en avant, par-delà les écoles, avant-gardes, les journaux et les conversations. (Roland Barthes)
Trouvé sur le blog de Solko
Miniatures de Frédérique Azaïs-Ferri
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jeudi, 11 septembre 2008
La citadelle de Machaerous
La citadelle de Machaerous se dressait à l'orient de la mer Morte, sur un pic de basalte ayant la forme d'un cône. Quatre vallées profondes l'entouraient, deux vers les flancs, une en face, la quatrième au-delà. Des maisons se tassaient contre sa base, dans le cercle d'un mur qui ondulait suivant les inégalités du terrain ; et, par un chemin en zigzag tailladant le rocher, la ville se reliait à la forteresse, dont les murailles étaient hautes de cent vingt coudées, avec des angles nombreux, des créneaux sur le bord, et, çà et là, des tours, qui faisaient comme des fleurons à cette couronne de pierre, suspendue au-dessus de l'abîme. Il y avait dans l'intérieur un palais orné de portiques, et couvert d'une terrasse que fermait une balustrade en bois de sycomore, où des mâts étaient disposés pour tendre un vélarium.
Flaubert, Herodias
Philippe Druillet
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mercredi, 10 septembre 2008
Ca saute ! ça danse !
Voilà le sommet des arbres qui disparaît, les collines qui s'abaissent ; je vois les villes comme des taches d'encre éclaboussées, les routes telles que des pattes d'insectes qui se prolongent et s'amincissent. La mer ne remue plus, elle est toute plate, on la dirait solide comme la terre, et c'est la terre au contraire qui se balance en oscillant. Je vois les pics des montagnes couverts de neige, qui se tassent les uns près des autres comme des moutons qui se rassemblent en troupeau. Ca saute ! ça danse ! L'air pèse sur ma poitrine, j'étouffe ! Le vent par grandes bouffées me donne des coups dans la figure.
La Tentation de Saint Antoine (version de 1849) Gustave Flaubert
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mardi, 09 septembre 2008
Allez voir
Allez voir les flamants qui marchent sur des pincettes, de peur de mouiller, dans l'eau du bassin, leurs jupons roses ; les cygnes et la vaniteuse plomberie de leur col ; l'autruche, ses ailes de poussin, et sa casquette de chef de gare responsable ; les cigognes qui haussent tout le temps les épaules (à la fin, ça ne signifie plus rien) ; le marabout frileux dans sa pauvre jaquette, les pingouins en macfarlane ; le pélican qui tient son bec comme un sabre de bois, et les perruches, dont les plus apprivoisées le sont moins que leur gardien lui-même qui finit par nous prendre une pièce de dix sous dans la main.
Allez voir le yack lourd de pensées préhistoriques ; la girafe qui nous montre, par-dessus les barreaux de la grille, sa tête au bout d'une pique ; l'éléphant qui traîne ses chaussons devant sa porte, courbé, le nez bas : il disparaît presque dans le sac d'une culotte trop remontée, et, derrière, un petit bout de corde pend.
Allez donc voir le porc-épic garni de porte-plume bien gênants pour lui et son amie ; le zèbre, modèle à transparent de tous les autres zèbres ; la panthère descendue au pied de son lit ; l'ours qui nous amuse et ne s'amuse guère, et le lion qui bâille, à nous faire bâiller.
Jules Renard, Histoires Naturelles
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lundi, 08 septembre 2008
Journaliers
Certains visages sont une fête. Transparents, ils laissent passer l'âme. Opacité de la plupart.
Toute ma vie, j'ai aspiré à vivre davantage. La vie est l'exercice du bonheur parfait, qu'il ne s'agit pas seulement de ressentir, mais de répandre, comme une sorte de rayonnement.
Marcel Jouhandeau, Journaliers, NRF n°122, février 1963
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mercredi, 03 septembre 2008
Dictionnaire des idées reçues de Flaubert
Echafaud : S'arranger quand on y monte pour prononcer quelques mots éloquents avant de mourir.
Flaubert
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jeudi, 28 août 2008
J'ai fait un rêve
J'ai fait un rêve : à force de poésie et d'imaginaire, enfin j'étais nègre, tel Aimé Césaire ! Je retournais au pays natal et retrouvais les terres fertiles de l'enfance. De loin je regardais s'agiter l'Occident moqueur et roturier, surpris un peu d'avoir un temps appartenu à cette tribu perdue. Alors elle mettait sa main noire dans ma main noire et longtemps nous marchions sur des chemins de poussière dans la chaleur du soir, allant pour ainsi dire nulle part, mais satisfaits et rassurés comme deux enfants de ce renouveau africain.
Pierre Autin-Grenier
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mercredi, 27 août 2008
Chaque page nouvelle est une aventure
" Supposons que je sois sur le point d’écrire une fable, et que deux arguments s’offrent à moi ; ma raison reconnaît que le premier est très supérieur ; le second est résolument médiocre, mais il m’attire. Dans ce cas-là, j’opte toujours pour le second. Chaque page nouvelle est une aventure dans laquelle nous devons nous mettre en jeu "
Borges
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samedi, 23 août 2008
Pour le roman
"L'âme étant une, l'on peut introduire dans le discours la sensibilité, l'intelligence, la volonté, la raison, l'imagination, la mémoire. "
Lautréamont, Poésies
Le Titien
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vendredi, 22 août 2008
L'aventure humaine
« Depuis toujours, je forme ce projet d’écrire à qui serait situé à des milliers de kilomètres et d’années de ma propre existence, à un être sans attaches, sans croyances, sans amours, et seulement capable d’émotion pour ce qui importe : l’aventure humaine. »
Philippe Sollers, Une curieuse solitude
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