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mardi, 28 avril 2020

Candide (Voltaire)

Voltaire, CandideS’il fallait donner un nom à l’intelligence, ce serait sans doute le sien. Un monstre de lucidité. Son récit de bataille dans Candide est jubilatoire : « Rien n'était si beau, si leste, si brillant, si bien ordonné que les deux armées. Les trompettes, les fifres, les hautbois, les tambours, les canons, formaient une harmonie telle qu'il n'y en eut jamais en enfer. Les canons renversèrent d'abord à peu près six mille hommes de chaque côté ; ensuite la mousqueterie ôta du meilleur des mondes environ neuf à dix mille coquins qui en infectaient la surface. La baïonnette fut aussi la raison suffisante de la mort de quelques milliers d'hommes. Le tout pouvait bien se monter à une trentaine de mille âmes. Candide, qui tremblait comme un philosophe, se cacha du mieux qu'il put pendant cette boucherie héroïque. » Ou encore : « Après le tremblement de terre qui avait détruit les trois quarts de Lisbonne, les sages du pays n'avaient pas trouvé un moyen plus efficace pour prévenir une ruine totale que de donner au peuple un bel autodafé : il était décidé par l'université de Coïmbre que le spectacle de quelques personnes brûlées à vif, en grande cérémonie, est un secret infaillible pour empêcher la terre de trembler (…) Le même jour la terre trembla de nouveau avec un fracas épouvantable ». Roland Barthes a brillamment analysé l’ironie voltairienne : « Nul mieux que lui n’a donné au combat de la Raison l’allure d’une fête. Tout était spectacle dans ses batailles : le nom de l’adversaire, toujours ridicule, la doctrine combattue, réduite à une proposition (l’ironie voltairienne est toujours la mise en évidence d’une disproportion) ; la multiplication des coups, fusant dans toutes les directions, au point d’en paraître un jeu, ce qui dispense de tout respect et de toute pitié. » Dans les Lettres philosophiques écrites lors de son premier voyage à Londres, Voltaire note : « J’ai toujours préféré la liberté à tout le reste ». Il a été beaucoup attaqué, détesté. « Dès que j’eus l’air d’un homme heureux, tous mes confrères les beaux esprits de Paris se déchaînèrent contre moi ». Ses épigrammes pouvaient être venimeuses : « L’autre jour au fond d’un vallon/ Un serpent piqua Jean Fréron/ Que pensez-vous qu’il arriva ?/ C’est le serpent qui creva. » Tout en lui est détours, esquive, subtilité et humour : « Je crois que j’étais né plaisant, et que c’est dommage que je me sois adonné parfois au sérieux. » Ou encore : « Je crois que la meilleure manière de tomber sur l’Infâme est de paraître n’avoir nulle envie de l’attaquer, de faire voir combien on nous a trompé en tout, combien ce qu’on nous a donné comme respectable est ridicule ; de laisser le lecteur tirer lui-même les conséquences. » Et enfin : « Je vais vite parce que la vie est courte et que j’ai bien des choses à faire. » Dans Le Mondain, il écrit : « J'aime le luxe, et même la mollesse, tous les plaisirs, les arts de toute espèce. La propreté, le goût, les ornements: Tout honnête homme a de tels sentiments (…) Tout sert au luxe, aux plaisirs de ce monde. Ah! Le bon temps que ce siècle de fer ! Le superflu, chose très nécessaire. » Ironie encore dans cette lettre à Rousseau, du 30 août 1755 : « J'ai reçu, Monsieur, votre nouveau livre contre le genre humain ; je vous en remercie ; vous plairez aux hommes à qui vous dites leurs vérités, et vous ne les corrigerez pas. Vous peignez avec des couleurs bien vraies les horreurs de la société humaine dont l'ignorance et la faiblesse se promettent tant de douceurs. On n'a jamais tant employé d'esprit à vouloir nous rendre bêtes. Il prend envie de marcher à quatre pattes quand on lit votre ouvrage. Cependant comme il y a plus de soixante ans que j'en ai perdu l'habitude, je sens malheureusement qu'il m'est impossible de la reprendre. Et je laisse cette allure naturelle à ceux qui en sont plus dignes que vous et moi. Je ne peux non plus m'embarquer pour aller trouver les sauvages du Canada, premièrement parce que les maladies auxquelles je suis condamné me rendent un médecin d'Europe nécessaire, secondement parce que la guerre est portée dans ce pays-là, et que les exemples de nos nations ont rendu les sauvages presque aussi méchants que nous. Je me borne à être un sauvage paisible dans la solitude que j'ai choisie auprès de votre patrie où vous devriez être. » La réponse de Rousseau n’est pas moins intéressante : « C'est à moi, Monsieur, de vous remercier à tous égards. En vous offrant l'ébauche de mes tristes rêveries, je n'ai point cru vous faire un présent digne de vous, mais m'acquitter d'un devoir et vous rendre un hommage que nous vous devons tous comme à notre chef. Sensible, d'ailleurs, à l'honneur que vous faites à ma patrie, je partage la reconnaissance de mes Concitoyens, et j'espère qu'elle ne fera qu'augmenter encore, lorsqu'ils auront profité des instructions que vous pouvez leur donner. Embellissez l'asile que vous avez choisi : éclairez un Peuple digne de vos leçons ; et, vous qui savez si bien peindre les vertus de la liberté, apprenez-nous à les chérir dans nos murs comme dans vos Écrits. Tout ce qui vous approche doit apprendre de vous le chemin de la gloire. Vous voyez que je n'aspire pas à nous rétablir dans notre bêtise, quoique je regrette beaucoup, pour ma part, le peu que j'en ai perdu. À votre égard, Monsieur, ce retour serait un miracle, si grand à la fois et si nuisible, qu'il n'appartiendrait qu'à Dieu de le faire et qu'au Diable de le vouloir. Ne tentez donc pas de retomber à quatre pattes ; personne au monde n'y réussirait moins que vous. Vous nous redressez trop bien sur nos deux pieds pour cesser de vous tenir sur les vôtres. » : Voilà comment on écrivait au XVIIIe ! Voltaire a su jouer de tous les pouvoirs, il incarne les Lumières. Sublime Correspondance. Au duc de Richelieu « Vous savez très bien que les hommes ne méritent pas qu’on recherche leur suffrage ; cependant, on a la faiblesse de le désirer, ce suffrage qui n’est que du vent. L’essentiel est d’être bien avec soi-même et de regarder le public comme des chiens qui tantôt vous mordent, tantôt vous lèchent. » « La grande affaire et la seule qu’on doive avoir, c’est de vivre heureux. » Et ce magnifique : « Le paradis terrestre est où je suis. » Et même : « Je ne sais comment j’ai fait pour être aussi heureux. » Son œuvre est beaucoup plus diverse qu’on ne l’entend en général. Il s’est donné les moyens de s’exprimer, on lui a beaucoup reproché de s’être enrichi : « J’ai vu tant de gens de lettres pauvres et méprisés, que j’ai conclu dès longtemps que je ne devais pas en augmenter le nombre. » Il avait compris que pour mener les combats qu’il voulait, il avait besoin de cette indépendance ; et des combats, il en a menés et avec succès, mettant sa notoriété au service de l’affaire Calas ou du chevalier de la Barre notamment. Son ennemi était le fanatisme, et le détachement son arme, comme ici dans Candide : « Le souper fut comme la plupart des soupers de Paris : d’abord du silence, ensuite un bruit de paroles qu’on ne distingue point, puis des plaisanteries dont la plupart sont insipides, de fausses nouvelles, de mauvais raisonnements, un peu de politique et beaucoup de médisance ; on parla même de livres nouveaux. » À Madame du Deffand : « Quand je vous aurai bien répété que la vie est un enfant qu’il faut bercer jusqu’à ce qu’il s’endorme, j’aurais dit tout ce que je sais. » Paul Morand : «Tachez donc de n'avoir pas toujours raison», écrit, en 1752, Voltaire à Frédéric II. C'est ce qu'on a envie de dire à Voltaire, dont chacune des trois mille lettres est si convaincante. » Nietzsche le vénérait au-delà de tout : « Voltaire était avant tout, au contraire de tout ce qui a tenu la plume après lui, un grand seigneur de l’intelligence. »

Raymond Alcovère

Les Fleurs du mal (Charles Baudelaire)

baudelaire, Les Fleurs du malTravailleur acharné, ce qu’on oublie souvent, il a laissé dix volumes, bien que mort à quarante-sept ans, avec bien peu de déchets. « Ce qui est inouï en Baudelaire, écrit Claude Roy dans sa préface aux Œuvres complètes, c’est la superposition et la fusion méditée d’harmoniques jamais assemblés avant lui ». En effet, Baudelaire, à partir d’une première version du poème, assez classique, parnassienne, enrichit au fur et à mesure son texte par l’ajout de nouvelles images, plus riches, plus fouillées, plus étranges, et ce travail par couches successives, – comme un sculpteur qui peu à peu met à jour son œuvre à partir d’une masse informe – a accouché des chefs-d’œuvre qu’on connaît, intemporels. Il est la volupté même, lui qui a écrit : « La Révolution a été faite par des voluptueux. » « Le parti le plus difficile ou le plus gai est toujours celui que je prends ; et je ne me reproche pas une bonne action, pourvu qu’elle m’exerce ou m’amuse. » baudelaire,les fleurs du malLe vrai paradis artificiel de Baudelaire, c’est la peinture » écrit encore Claude Roy.  Son jugement est infaillible, il reconnaîtra, souvent avant tout le monde, les grands écrivains, peintres et musiciens de son temps. En réalité, tout l’intéresse, le nourrit. Proust a dit de lui : « Comme c’est plus audacieux que tout ce qu’on trouve audacieux ». Il est le poète des Correspondances qu’il n’a cessés de chercher « entre la nature et l’esprit, entre l’espace visuel et l’espace du dedans, entre les images et les sons, entre la peinture et la poésie ». D’un foudroyant pessimisme aussi : « L’étude du beau est un duel où l’artiste crie de frayeur avant d’être vaincu ». Mais lucide aussi : dans l’édition originale des Fleurs du mal (1857), on trouve cette exergue de Théodore Agrippa d’Aubigné : « Mais le vice n’a point pour mère la science. Et la vertu n’est pas fille de l’ignorance. » Et pourtant, le jugement sur Les fleurs du mal n’a été définitivement cassé qu’en 1949. Son œuvre est parsemée d’éclairs : « L’aube grelottante en robe rose et verte. » « Tu fais l’effet d’un beau vaisseau qui prend le large, /  Chargé de toile et va roulant / Suivant un rythme doux, et paresseux, et lent. » « Mais le vert paradis des amours enfantines. » « Valse mélancolique et langoureux vertige. » « J’aime de vos longs yeux la lumière verdâtre. » « Ta tête, ton geste, ton air / Sont beaux comme un beau paysage / Le rire joue en ton visage / Comme un vent frais dans un ciel clair. » « Ô mort, vieux capitaine, il est temps ! Levons l’ancre ! » Et quelle trouvaille extraordinaire que : « Mon enfant, ma sœur, songe à la douceur, d’aller là-bas vivre ensemble… » baudelaire,les fleurs du malQuant aux Bijoux, il faudrait le citer en entier… Même s’il a écrit « Bien qu’on ait du cœur à l’ouvrage, l’art est long et le temps est court. » il nous laisse en héritage tant de chefs-d’œuvre et son étonnante lucidité : « En somme, devant l’histoire et devant le peuple français, la grande gloire de Napoléon III aura été de prouver que le premier venu peut, en s’emparant du télégraphe et de l’Imprimerie nationale, gouverner une grande nation. Imbéciles sont ceux qui croient que de pareilles choses peuvent s’accomplir sans la permission du peuple, et ceux qui croient que la gloire ne peut être appuyée que sur la vertu. » Ou encore : « Être un grand homme et un saint pour soi-même, voilà l’unique chose importante. » Il projetait d’ajouter à la liste des droits de l’homme, celui de se contredire et celui de s’en aller.

Raymond Alcovère

Sur la route (Jack Kerouac)

Sur la route, Jack Kerouac« On était dans les montagnes ; il y avait une merveille de soleil levant, des fraîcheurs mauves, des pentes rougeoyantes, l’émeraude des pâturages dans les vallées, la rosée et les changeants nuages d’or (…) Bientôt ce fut l’obscurité, une obscurité de raisins, une obscurité pourprée sur les plantations de mandariniers et les champs de melons ; le soleil couleur de raisins écrasés, avec des balafres rouge bourgogne, les champs couleur de l’amour et des mystères hispaniques. Je passais ma tête par la fenêtre et aspirais à longs traits l’air embaumé. C’étaient les plus magnifiques de tous les instants. » Rarement sans doute un livre a aussi bien collé à une génération, servi de révélateur à une époque : Sur la route, écrit en 1951 (publié en 1957) sera un phénomène. Il va incarner la Beat Generation, mouvement né de la rencontre en 1943-44 entre Jack Kerouac, Allan Ginsberg et William Burroughs, tous trois écrivains et poètes. Beat au départ signifie vagabond, puis renvoie au rythme de l’écriture, proche de celle du jazz, et même à béatitude (Kerouac sera très influencé par sa rencontre avec Gary Snyder qui l’initiera au bouddhisme et à la spiritualité, expérience qu’il racontera dans Les clochards célestes). Ainsi vont naître les beatniks. Une déferlante que Kerouac incarnera malgré lui et qui le dépassera. Mais c’est une autre histoire. Reste le livre. Et sa force, sa puissance, la sincérité qui s’en dégage. Ecrit en trois semaines, sur un unique rouleau de papier. On y croise des centaines de personnages, de lieux, poussés par une écriture rythmée, endiablée, frénétique. Une écriture comme un souffle, une pulsation, un battement, un beat. « Je veux être considéré comme un poète de jazz soufflant un long blues au cours d’une jam-session un dimanche après-midi », écrira-t-il. Comme le souligne Yves Le Pellec (Jack Kerouac. Le verbe vagabond) : « Kerouac est nettement plus préoccupé de rythme, de relief, d’intensité que de pensée. (…) Son texte laisse toujours une large place au hasard et à l’arbitraire. » En effet, son écriture est physique. Il mouillait sa chemise, au sens propre du terme. Comme un musicien se sert de son corps, il utilisait les mots comme des notes. Avant tout, Sur la route, c’est le portrait d’un personnage invraisemblable et pourtant bien réel, Neal Cassady (Dean dans le roman), qui fut l’ami et l’inspirateur de Kerouac : « Un gars de la race solaire, tel était Dean. Ma tante avait beau me mettre en garde contre les histoires que j’aurais avec lui, j’allais entendre l’appel d’une vie neuve, voir un horizon neuf, me fier à tout ça en pleine jeunesse ; et si je devais avoir quelques ennuis, si même Dean devait ne plus vouloir de moi comme copain et me laisser tomber, comme il le ferait plus tard, crevant de faim sur un trottoir ou sur un lit d’hôpital, qu’est-ce que cela pouvait me foutre ?… Quelque part sur le chemin je savais qu’il y aurait des filles, des visions, tout, quoi ; quelque part sur le chemin on me tendrait la perle rare. » En pleine période du maccarthysme, d’Einsenhower, une autre Amérique se dessine : « Un soir de lilas, je marchais, souffrant de tous mes muscles, parmi les lumières de la Vingt-septième Rue et de la Welton, dans le quartier noir de Denver, souhaitant être un nègre, avec le sentiment que ce qu’il y avait de mieux dans le monde blanc ne m’offrait pas assez d’extase, ni assez de vie, de joie, de frénésie, de ténèbres,  de musique, pas assez de nuit. Je m’arrêtais devant une petite baraque où un homme vendait des poivrons tout chauds dans des cornets de papier ; j’en achetai et tout en mangeant, je flânai dans les rues obscures et mystérieuses. J’avais envie d’être un mexicain de Denver, ou même un pauvre Jap accablé de boulot, n’importe quoi sauf ce que j’étais si lugubrement, un homme blanc désabusé. » Une Amérique dont les lieux mythiques sont le Mississippi : « Une argile délavée dans la nuit pluvieuse, le bruit mat d’écroulements le long des berges inclinées du Missouri, un être qui se dissout, la chevauchée du Mascaret remontant le lit du fleuve éternel, de brunes écumes, un être naviguant sans fin par les vallons les forêts et les digues » et San Francisco bien sûr : « Soudain, parvenus au sommet d’une crête, on vit se déployer devant nous la fabuleuse ville blanche de San Francisco, sur ces onze collines mystiques et le Pacifique bleu, et au-delà son mur de brouillard comme au-dessus de champs de pommes de terre qui s’avançait, et la fumée et l’or répandu sur cette fin d’après-midi. » Cette Amérique-là ne peut trouver son point d’orgue qu’au Mexique, la terre promise : « Derrière nous s’étalait toute l’Amérique et tout ce que Dean et moi avions auparavant appris de la vie, et de la vie sur la route. Nous avions enfin trouvé la terre magique au bout de la route et jamais nous n’avions imaginé le pouvoir de cette magie. » Un peu plus loin : « Chacun ici est en paix, chacun te regarde avec des yeux bruns si francs et ils ne disent mot, ils regardent juste, et dans ce regard toutes les qualités humaines sont tamisées et assourdies et toujours présentes. » Même si la frustration, le désespoir ne sont jamais absents, un sentiment de jubilation, de frénésie traverse tout le livre. Tout semble toujours possible, et cette route qui défile et ne s’arrête jamais (à l’image de ce rouleau de papier lui aussi ininterrompu), c’est le grand courant de la vie qui la traverse de part en part. Le plus étonnant dans tout ça, c’est que tout est vrai, rien n’est inventé. Kerouac a bourlingué (comme Cendrars), observé et il a une mémoire extraordinaire. Yves Le Pellec le résume bien : « Kerouac est un prodigieux badaud, il est obsédé de la totalité, il voudrait tout faire entrer dans ses phrases tentaculaires, entêtées ». Il a expliqué lui-même sa technique : « Ne pars pas d’une idée préconçue de ce qu’il y a à dire sur l’image mais du joyau au cœur de l’intérêt pour le sujet de l’image au moment d’écrire et écris vers l’extérieur en nageant dans la mer du langage jusqu’au relâchement et à l’épuisement périphérique. » Kerouac est avant tout un écrivain. Avant son succès foudroyant, il venait d’écrire douze livres en sept ans (1950-1957), sans répit, sans aide, sans confort, sans argent et sans reconnaissance. Aussi il vivra mal le succès, le vedettariat qui l’assailliront d’un coup. Il sombrera dans la paranoïa. « Toute ma vie, écrira-t-il en 1957 dans un bref résumé autobiographique à la demande d’un éditeur, je me suis arraché le cœur à écrire» Lucide  : « Soyez conscient que l’envie règne, mais que le destin juge. » et dans une lettre à Neal Cassady en 1950 : « Je renonce à toute fiction. J’espère que je deviendrai moins littéraire et plus intéressant à mesure que je progresse dans la vérité effective de ma vie. Il n’y a rien d’autre à faire que d’écrire la vérité. Il n’y a pas d’autre raison d’écrire. L’Église est le dernier sanctuaire de ce monde, le premier et le dernier. »

Raymond Alcovère

Le Secret (Philippe Sollers)

Philippe Sollers, le secretOn s’en rendra compte probablement plus tard, mais c’est l’écrivain français le plus important de la période. Il propose une vision du monde complète et homogène, sans rien laisser de côté, en rassemblant et harmonisant des univers aussi vastes et divers que la Chine, la Grèce, le 18ᵉ, la peinture, la poésie, la musique, la religion catholique, la sexualité ou la politique. Toujours sous forme d’ouverture, il offre à lire ou regarder, notamment grâce à un sens consommé de la citation, nombre d’écrivains, penseurs et artistes : « Il n’y a qu’une seule expérience fondamentale à travers le Temps. Formes différentes, noms différents, mais une même chose. Et c’est là, précisément le roman. » Audace de pensée, originalité, esprit critique, sens de la formule, de l’esquive et de l’attaque. Avec lui, la poésie n’est pas séparée de la pensée, ni de l’action. Il ajoute, provoquant : « La poésie, c’est la guerre. » S’inspirant de Sun Tzu : « Si vous connaissez vos ennemis et que vous vous connaissez vous-même, mille batailles ne pourront venir à bout de vous. » Sa stratégie est clairement posée : « Ce que l’ennemi attaque, je le défends, ce qu’il défend je l’attaque. » Le difficile bien sûr est de connaître l’ennemi. Il le décrit dans Éloge de l’Infini : « Car l’Adversaire est inquiet. Ses réseaux de renseignement sont mauvais, sa police débordée, ses agents corrompus, ses amis peu sûrs, ses espions souvent retournés, ses femmes infidèles, sa toute-puissance ébranlée par la première guérilla venue. Il dépense des sommes considérables en contrôle, parle sans cesse en termes de calendrier ou d’images, achète tout, investit tout, vend tout, perd tout. Le temps lui file entre les doigts, l’espace est pour lui de moins en moins un refuge. Les mots « siècle » ou « millénaire » perdent leur sens dans sa propagande. Il voudrait bien avoir pour lui cinq ou dix ans, l’Adversaire, alors qu’il ne voit pas plus loin que le mois suivant. On pourrait dire ici, comme dans la Chine des Royaumes combattants, que « même les comédiens de Ts’in servent d’observateurs à Houei Ngan ». Le Maître est énorme et nu, sa carapace est sensible au plus petit coup d’épingle, c’est un Goliath à la merci du moindre frondeur, un Cyclope qui ne sait toujours pas qui s’appelle Personne, un Big Brother dont les caméras n’enregistrent que ses propres fantasmes, un Pavlov dont le chien n’obéit qu’une fois sur deux. Il calcule et communique beaucoup pour ne rien dire, l’Adversaire, il tourne en rond, il s’énerve, il ne comprend pas comment le langage a pu le déserter à ce point, il multiplie les informations, oublie ses rêves, fabrique des films barbants à la chaîne, s’endort devant ses films, croit toujours dur comme fer que l’argent, le sexe et la drogue mènent le monde, sent pourtant le sol se dérober sous ses pieds, est pris de vertige, en vient secrètement à préférer mourir. » Son livre fondateur, outre Paradis, est Femmes, avec cette fameuse phrase : « Le monde appartient aux femmes. C’est-à-dire à la mort. Là-dessus, tout le monde ment. » Le Cœur absolu, Le Secret, Les Voyageurs du temps, l’Étoile des amants, Guerres secrètes sont les autres sommets de son œuvre. Ses recueils d’articles : La Guerre du goût, Éloge de l’infini, Discours parfait et Fugues, permettent d’explorer son univers et la diversité de ses sources d’inspiration. Son écriture déborde de légèreté et d’ironie quand il écrit pour la presse (textes regroupés pour certains dans Littérature et politique). Son but, toujours, inciter à lire : « Mauvais rapport avec le langage, mauvais rapport avec l’Être : c’est la même chose. » La question est centrale : « C’est dans les textes que s’opèrent les identifications décisives. » « Savoir lire, c’est aussi pouvoir tout lire sans rejets et sans préjugés : Claudel et Céline, Artaud et Proust, Sade et la Bible, Joyce et Mme de Sévigné. Prouvez-le, montrez que vous n’êtes pas un esprit religieux. Savoir lire, c’est vivre le monde l’histoire et sa propre existence comme un déchiffrement permanent. Savoir lire, c’est la liberté ». Il n'a de cesse de bousculer les idées reçues, ce qui lui vaut tant d'ennemis, notamment avec « le catholicisme comme négation de la religion » que Jean-Hugues Larché commente ainsi : « L'écrivain maintient que le catholicisme est un athéisme et que la religion catholique est celle qui contient le moins de religion. » Ces mots dans Le Secret le résument bien : « J’aime écrire, tracer les lettres et les mots, l’intervalle toujours changeant entre les lettres et les mots, seule façon de laisser filer, de devenir silencieusement et à chaque instant le secret du monde. N’oublie pas, se dit avec ironie ce fantôme penché, que tu dois rester réservé, calme, olympien, lisse, détaché ; tibétain en somme… Tu respires, tu fermes les yeux, tu planes, tu es en même temps ce petit garçon qui court avec son cerf-volant dans le jardin et le sage en méditation quelque part dans les montagnes vertes et brumeuses, en Grèce ou en Chine… Socrate debout toute la nuit contre son portique, ou plutôt Parménide sur sa terrasse, ou encore Lao-Tseu passant, à dos de mulet, au-delà de la grande muraille, un soir… Les minutes se tassent les unes sur les autres, la seule question devient la circulation du sang, rien de voilé qui ne sera dévoilé, rien de caché qui ne sera révélé, la lumière finira bien par se lever au cœur du noir labyrinthe. Le roman se fait tout seul, et ton roman est universel si tu veux, ta vie ne ressemble à aucune autre dans le sentiment d’être là, maintenant, à jamais, pour rien, en détail. Ils aimeraient tellement qu’on soit là pour. Qu’on existe et qu’on agisse pour. Qu’on pense en fonction d’eux et pour. Tu dois refuser, et refuser encore. Non, non et non. Ce que tu sais, tu es le seul à le savoir. » Il exalte la poésie, la gratuité, l’amour pour s’opposer à l’Adversaire : « La règle générale est de raconter des amours impossibles, des impasses, des drames, des récriminations, des échecs, et moi je fais le contraire. » Comme il l’a écrit lui-même dans Passion fixe, ses livres ressemblent à des tableaux cubistes, où la réalité est montrée sous des angles différents qui se multiplient avant de se rassembler de sorte que l’apparent désordre laisse peu à peu place à une savante construction. Selon une technique chinoise très ancienne : « Quand on le déroule, ce livre remplit l’univers dans toutes ses directions, et, quand on l’enroule, il se retire et s’enfouit dans son secret. Sa saveur est inépuisable, tout y est réelle étude. Le bon lecteur, en l’explorant pour son plaisir, y a accès ; dès lors, jusqu’à la fin de ses jours, il en fait usage, sans jamais pouvoir en venir à bout. » Dans un entretien avec Philippe Lejeune en 2009, il précise : « Il est fort possible – mais le temps seul le dira – qu'il s'agisse d'une entreprise métaphysique portant sur une expérience très singulière, dont les rapports avec la littérature seraient tangents, épisodiques, dépendant des situations historiques et en tout cas où l'essentiel ne serait pas là. Il ne s'agirait pas de littéraire à proprement parler et peut-être même pas de littérature. » Roland Barthes l'a noté dans  Sollers écrivain : « celui-ci, pratique, de toute évidence, une écriture de vie. »

Raymond Alcovère

samedi, 04 avril 2020

L'art de l'écrivain

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« L’art de l’écrivain consiste surtout à nous faire oublier qu’il emploie des mots ».

Henri Bergson

samedi, 21 mars 2020

Mer de forces agitées dont il est la propre tempête

CaXcii5UkAEFnsC.jpgSavez-vous comment je vois le monde ? Des forces partout. Jeu des forces et ondes des forces. Il est un et multiple. S’accumulant ici tandis qu’il se réduit là-bas. Mer de forces agitées dont il est la propre tempête. Transformation éternelle dans un éternel va-et-vient avec d’énormes années de retour, flots perpétuel de formes, du plus simple au plus compliqué, allant du plus calme, du plus rigide et du plus froid au plus ardent, au plus sauvage, au plus contradictoire. Ce monde, qui est le monde tel que je le conçois, ce monde dionysien de l’éternelle création de soi-même, de l’éternelle destruction de soi-même, ce monde mystérieux des voluptés doubles... qui donc a l’esprit assez lucide pour le contempler sans désirer être aveugle ?"

Nietzsche, Fragments posthumes

20:45 Publié dans Grands textes | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : nietzsche

jeudi, 19 mars 2020

Routine

jung, routine« Je me suis fait une règle de considérer chaque cas comme un problème sans précédent, dont j’ignore tout. La routine peut être commode et utile tant qu’on reste à la surface des choses, mais dès que l’on touche aux problèmes importants, c’est la vie qui mène le jeu, et les plus brillants présupposés théoriques ne sont que mots inefficaces. » :
C.G. Jung.

11:08 Publié dans Grands textes | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jung, routine

dimanche, 15 mars 2020

Il en est des écrivains comme des amis

claude roy« Il en est des écrivains comme des amis. Ceux qui nous sont les plus chers et les plus précieux, ce sont ceux qu’on a besoin de retrouver dans les mauvais jours, dont la seule présence nous laisse encore pressentir la joie au milieu du chagrin. »
Claude Roy

La tendre indifférence du monde

Albert Camus"Devant cette nuit chargée de signes et d'étoiles, je m'ouvrais pour la première fois à la tendre indifférence du monde. De l'éprouver si pareil à moi, si fraternel enfin, j'ai senti que j'avais été heureux et que je l'étais encore."

Albert Camus, L’Étranger

10:08 Publié dans Grands textes | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : albert camus

jeudi, 27 février 2020

Destin

Jean Giraudoux, Luc Shadbolt"Le destin est simplement la forme accélérée du temps."
Jean Giraudoux
Photo : Luc Shadbolt

mardi, 25 février 2020

la littérature du sommeil

jean cocteau, rosie hardy"Les rêves sont la littérature du sommeil. Même les plus étranges composent avec des souvenirs. Le meilleur d'un rêve s'évapore le matin. Il reste le sentiment d'un volume, le fantôme d'une péripétie, le souvenir d'un souvenir, l'ombre d'une ombre."

Jean Cocteau

Photo : Rosie Hardy

vendredi, 21 février 2020

Mots

Diderot"Je crois que nous avons plus d’idées que de mots. Combien de choses senties qui ne sont pas nommées."
Denis Diderot.

18:16 Publié dans Grands textes | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : diderot

mardi, 11 février 2020

Le plus beau

William_Turner_-_Snowstorm.JPG"Le plus beau serait de penser dans une forme qu'on aurait inventée"

Paul Valéry

vendredi, 31 janvier 2020

Georges Perros, Papiers collés, 1961.

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samedi, 25 janvier 2020

Morale

beaumarchais“Je me presse de rire de tout, de peur d’être obligé d’en pleurer.”
Le Barbier de Séville.
Beaumarchais,

vendredi, 17 janvier 2020

Je voudrais me promener avec toi

dino buzzatiJe voudrais me promener avec toi, par un jour de printemps, sous un ciel un peu gris, avec quelques feuilles mortes restant encore de l’année précédente et tourbillonnant dans le vent,

Dino Buzzati

13:31 Publié dans Grands textes | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : dino buzzati

mardi, 31 décembre 2019

Et pour bien commencer l'année...

Maxim Logunov.jpgCroyances et techniques pour la prose moderne, par Jack Kerouac

Liste des points essentiels:

1. Carnets secrets, couverts de gribouillis, et pages follement dactylographiées, pour votre propre plaisir
2. Soumis à tout, ouvert, à l'écoute
3. N'essayez jamais de vous soûler en-dehors de chez vous
4. Soyez amoureux de votre vie
5. Ce que vous ressentez trouvera sa propre forme
6. Soyez fou, soyez un saint abruti de l'esprit
7. Soufflez aussi profondément que vous souhaitez souffler
8. Ecrivez ce que vous voulez sans fond depuis le fin fond de l'esprit
9. Les visions indicibles de l'individu
10. Pas de temps pour la poésie, mais exactement ce qui est
11. Des tics visionnaires tremblant dans la poitrine
12. Rêvant en transe d'un objet se trouvant devant vous
13. Eliminez l'inhibition littéraire, grammaticale et syntaxique
14. Comme Proust, soyez à la recherche du joint perdu
15. Racontez la véritable histoire du monde dans un monologue intérieur
16. Le joyau, centre d'intérêt, est l'oeil à l'intérieur de l'oeil
17. Ecrivez pour vous dans le souvenir et l'émerveillement
18. Travaillez à partir du centre de votre oeil, en vous baignant dans l'océan du langage
19. Acceptez la perte comme définitive
20. Croyez en le contour sacré de la vie
21. Luttez pour esquisser le courant qui est intact dans l'esprit
22. Ne pensez pas aux mots quand vous vous arrêtez mais pour mieux voir l'image
23. Prenez note de chaque jour la date blasonnée dans votre matin
24. Pas de peur ou de honte dans la dignité de votre expérience, langage et savoir
25. Ecrivez de façon que le monde lise, et voie les images exactes que vous avez en tête
26. Livrefilm est le film écrit, la forme américaine visuelle
27. Eloge du caractère dans la solitude inhumaine et glacée
28. Composer follement, de façon indisciplinée, pure, venant de dessous, plus c'est cinglé, mieux c'est
29. On est constamment un Génie
30. Scénariste-Metteur en scène de films Terrestres Sponsorisés et Financés par les Anges au Paradis

Evergreen Review, vol 2, n.8, 1959
Jack Kerouac

20:47 Publié dans Grands textes | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jack kerouac

mardi, 05 novembre 2019

La conversation

EH6KTWDWsAE5SDO.jpg« Une des choses qui fait que l’on trouve si peu de gens qui paraissent raisonnables et agréables dans la conversation, c’est qu’il n’y a presque personne qui ne pense plutôt à ce qu’il veut dire qu’à répondre précisément à ce qu’on lui dit. Les plus habiles et les plus complaisants se contentent de montrer seulement une mine attentive, au même temps que l’on voit dans leurs yeux et dans leur esprit un égarement pour ce qu’on leur dit, et une précipitation pour retourner à ce qu’ils veulent dire ; au lieu de considérer que c’est un mauvais moyen de plaire aux autres ou de les persuader, que de chercher si fort à se plaire à soi-même, et que bien écouter et bien répondre est une des plus grandes perfections qu’on puisse avoir dans la conversation. »
La Rochefoucauld

lundi, 30 septembre 2019

Branloire

1689809630.jpg"Il n'y a qu'une seule chose stable, c'est le changement" disent les taoïstes ; ce que le subtil Montaigne a exprimé à sa façon : "Le monde n'est qu'une branloire pérenne."

lundi, 02 septembre 2019

Silence

Henri Bosco

"J'étais étonné du silence. Je goûte, j'aime le silence. J'en ai connu de toutes sortes et je sais distinguer leurs natures diverses. Car chaque silence, comme chaque son, a sa hauteur, son timbre, sa densité."
Henri Bosco

11:43 Publié dans Grands textes | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : henri bosco