jeudi, 07 mai 2020
Mémoires d'outre-tombe (Chateaubriand)
Jamais peut-être la prose française n’a atteint cet équilibre parfait, rythme, musicalité et force... Son utilisation des temps est stupéfiante, ici dans les Mémoires : « Voici venir cette lame embrassant la largeur de la passe, roulant haut sans se briser, ainsi qu’une mer envahissant les flots d’une autre mer : de grands oiseaux blancs, au vol calme, la précèdent comme les oiseaux de la mort. Le navire touchait et talonnait ; il se fit un silence profond ; tous les visages blêmirent. La houle arrive : au moment où elle nous attaque, le matelot donne le coup de barre ; le vaisseau, près de tomber sur le flanc, présente l’arrière et la lame qui paraît nous engloutir, nous soulève. » Chateaubriand est excellent dans les scènes d’action (il a beaucoup bourlingué) mais également dans la contemplation et la nostalgie, partout présente : « Plus la saison était triste, plus elle était en rapport avec moi : le temps des frimas, en rendant les communications moins faciles, isole les habitants des campagnes : on se sent mieux à l’abri des hommes. Un caractère moral s’attache aux scènes de l’automne : ces feuilles qui tombent comme nos ans, ces fleurs qui se fanent comme nos heures, ces nuages qui fuient comme nos illusions, cette lumière qui s’affaiblit comme notre intelligence, ce soleil qui se refroidit comme nos amours, ces fleuves qui se glacent comme notre vie, ont des rapports secrets avec nos destinées. Je voyais avec un plaisir indicible le retour de la saison des tempêtes, le passage des cygnes et des ramiers, le rassemblement des corneilles dans la prairie de l’étang, et leur perchée à l’entrée de la nuit sur les plus hauts chênes du grand Mail. Lorsque le soir élevait une vapeur bleuâtre au carrefour des forêts, que les complaintes ou les lais du vent gémissaient dans les mousses flétries, j’entrais en pleine possession des sympathies de ma nature (…) Je m’applaudissais d’avoir placé les fables de ma félicité hors du cercle des réalités humaine (…) La nuit descendait ; les roseaux agitaient leurs champs de quenouilles et de glaives, parmi lesquels la caravane emplumée, poules d’eau, sarcelles, martins-pêcheurs, bécassines, se taisait ; le lac battait ses bords ; les grandes voies de l’automne sortaient des marais et des bois (…) Le murmure de la pluie m’invitait au sommeil sur le sein d’une femme (…) L’espace tendu d’un double azur avait l’air d’une toile préparée pour recevoir les futures créations d’un grand peintre. » Trop de talent ! Il a été et est encore détesté ("Je crois à la haine inconsciente du style" écrira Flaubert un peu plus tard). Robert Dantzig : « Chateaubriand n’est pas l’homme des sentiments directs : il se voit les éprouvant. » Il continue : « Talleyrand à qui on fit remarquer sous la Restauration : « M. de Chateaubriand devient sourd » répondit : « C’est qu’il n’entend plus parler de lui. » Et encore : « La moitié de sa vie a été vécue en prévision de ce livre. » Roberto Calasso est particulièrement féroce : « Le Chateaubriand qui a persécuté tant d’élèves des lycées français : celui qui trouve toujours le cadre juste où se placer, dispose adroitement les objets sur la scène, règle les lumières et puis se lance dans une de ses méditations avec la facilité d’un employé de bureau qui, à la pause-café, expose à ses collègues la performance de sa voiture. » Stendhal lui-même a la dent dure : « En le lisant, vous êtes sans cesse tenté de vous écrier : « Juste ciel ! Que tout cela est faux ! Mais que c’est bien écrit ! » Tout cela est en grande partie injuste, car, entre autres, le regard sur l’Histoire de l’auteur des Mémoires ne manque pas de finesse (à méditer peut-être aujourd’hui) : « Lorsqu’avant la Révolution, je lisais l’histoire des troubles publics chez divers peuples, je ne concevais pas comment on avait pu vivre en ces temps-là ; je m’étonnais que Montaigne écrivît si gaillardement dans un château dont il ne pouvait faire le tour sans courir le risque d’être enlevé par des bandes de ligueurs ou de protestants. La Révolution m’a fait comprendre cette possibilité d’existence. Les moments de crise produisent un redoublement de vie chez les hommes. Dans une société qui se dissout et se recompose, la lutte des deux génies, le choc du passé et de l’avenir, le mélange des mœurs anciennes et des mœurs nouvelles, forment une combinaison transitoire qui ne laisse pas un moment d’ennui. Les passions et les caractères en liberté, se montrent avec une énergie qu’ils n’ont point dans la cité bien réglée. L’infraction des lois, l’affranchissement des devoirs, des usages et des bienséances, les périls même ajoutent à l’intérêt de ce désordre. Le genre humain en vacances se promène dans la rue, débarrassé de ses pédagogues rentrés pour un moment dans l’état de nature, et ne recommençant à sentir la nécessité du frein social, que lorsqu’il porte le joug des nouveaux tyrans enfantés par la licence. » Ou encore, sur les journées révolutionnaires de juillet 1830 : « Dans tous les quartiers pauvres et populaires, on combattit instantanément et sans arrière-pensée : l’étourderie française, moqueuse, insouciante, intrépide, était montée au cerveau de tous ; la gloire a, pour notre nation, la légèreté du vin de Champagne. Les femmes, aux croisées, encourageaient les hommes dans la rue…» Sa virtuosité et son côté Génie du Christianisme ont irrité : Sartre est allé à Saint-Malo pisser sur sa tombe, on ne pouvait rêver plus bel hommage ! Chateaubriand est juste quand il écrit : « Des auteurs français de ma date, je suis le seul dont la vie ressemble à ses ouvrages. » Les Mémoires le prouvent. Le final est sublime : « En traçant ces derniers mots, ce 16 novembre 1841, ma fenêtre qui donne à l’ouest sur les jardins des Missions étrangères, est ouverte : il est six heures du matin ; j’aperçois la lune pâle et élargie ; elle s’abaisse sur la flèche des Invalides à peine révélée par le premier rayon doré de l’Orient ; on dirait que l’ancien monde finit, et que le nouveau commence. Je vois les reflets d’une aurore dont je ne verrai pas se lever le soleil. Il ne me reste qu’à m’asseoir au bord de ma fosse ; après quoi je descendrai hardiment, le crucifix à la main, dans l’éternité. » (magnifique déferlement de voyelles dans «j’aperçois la lune pâle et élargie » Il a répondu d’avance à tous ses détracteurs : « Ma vie n’est qu’un accident, je sens que je ne devais pas naître : acceptez de cet accident la passion, la rapidité et le malheur. » Et ces rappel utiles : « Les annales humaines se composent de beaucoup de fables mêlées à quelques vérités. » Et puis : « Il y a des temps où l’on ne doit dépenser le mépris qu’avec économie, à cause du grand nombre de nécessiteux. »
Raymond Alcovère
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mardi, 15 septembre 2009
Ce texte a bercé mon enfance...
Les soirées d'automne et d'hiver étaient d'une autre nature. Le souper fini et les quatre convives revenus de la table à la cheminée, ma mère se jetait, en soupirant, sur un vieux lit de jour de siamoise flambée; on mettait devant elle un guéridon avec une bougie. Je m'asseyais auprès du feu avec Lucile; les domestiques enlevaient le couvert et se retiraient. Mon père commençait s alors une promenade qui ne cessait qu'à l'heure de son coucher. Il était vêtu d'une robe de ratine blanche, ou plutôt d'une espèce de manteau que je n'ai vu qu'à lui. Sa tête, demi-chauve, était couverte d'un grand bonnet blanc qui se tenait tout droit. Lorsqu'en se promenant il s'éloignait du foyer, la vaste salle était si peu éclairée par une seule bougie qu'on ne le voyait plus; on l'entendait seulement encore marcher dans les ténèbres : puis il revenait lentement vers la lumière et émergeait peu à peu de l'obscurité, comme un spectre, avec sa robe blanche, son bonnet blanc, sa figure longue et pâle. Lucile et moi nous échangions quelques mots à voix basse quand il était à l'autre bout de la salle ; nous nous taisions quand il se rapprochait de nous. II nous disait en passant. « De quoi parliez-vous? » Saisis de terreur, nous ne répondions rien ; il continuait sa marche. Le reste de la soirée, l'oreille n'était plus frappée que du bruit mesuré de ses pas, des soupirs de ma mère et du murmure du vent. Dix heures sonnaient à l'horloge du château : mon père s'arrêtait; le même ressort, qui avait soulevé le marteau de l'horloge, semblait avoir suspendu ses pas. Il tirait sa montre, la montait, prenait un grand flambeau d'argent surmonté d'une grande bougie, entrait un moment dans la petite tour de l'ouest, puis revenait, son flambeau à la main, et s'avançait vers sa chambre à coucher, dépendante de la petite tour de l'est. Lucile et moi, nous nous tenions sur son passage ; nous l'embrassions en lui souhaitant une bonne nuit. Il penchait vers nous sa joue sèche et creuse sans nous répondre, continuait sa route et se retirait au fond de la tour, dont nous entendions les portes se refermer sur lui.
Chateaubriand, Mémoires d'Outre-Tombe
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