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mercredi, 08 novembre 2023

Au fond

yannick haenel« Au fond, un écrivain – un véritable écrivain – est quelqu’un qui voue sa vie à l’impossible. Quelqu’un qui fait une expérience fondamentale avec la parole (qui trouve dans la parole un passage pour l’impossible). Quelqu’un à qui il arrive quelque chose qui n’a lieu que sur le plan de l’impossible. Et ce n’est pas parce que cette chose est impossible qu’elle ne lui arrive pas : au contraire, l’impossible lui arrive parce que sa solitude (c’est-à-dire son expérience avec la parole) est telle que ce genre de chose inconcevable peut avoir lieu, et qu’elle a lieu à travers les phrases, à travers les livres qu’il écrit, phrases et livres qui, même s’ils ont l’air de parler d’autre chose, ne parlent secrètement que de ça. (…) Quelqu’un dont la solitude manifeste un rapport avec la vérité et qui s’y voue à chaque instant, même si cet instant relève de la légère tribulation, même si cette vérité lui échappe et lui paraît obscure, voire démente ; un écrivain est quelqu’un qui, même s’il existe à peine aux yeux du monde, sait entendre au cœur de celui-ci la beauté en même temps que le crime, et qui porte en lui, avec humour ou désolation, à travers les pensées les plus révolutionnaires ou les plus dépressives, un certain destin de l’être. (…) Qu’y-a-t-il de plus important que d’engager sa vie dans l’être et de veiller à chaque instant de sa vie un dialogue avec cette dimension ? Car alors, nous n’avons plus seulement une vie, mais une existence : nous existons enfin. (…) Quelqu’un qui fait coïncider son expérience de la parole avec une expérience de l’être ; et qu’au fond, grâce à une disponibilité permanente à la parole – à ce qui vient quand il écrit –, il ouvre son existence toute entière, qu’il le veuille ou non, à une telle expérience. Que celle-ci soit illuminée par Dieu ou au contraire par la mort de Dieu, qu’elle soit habitée ou désertée, qu’elle consiste à se laisser absorber par le tronc d’un arbre ou par des sillons dans la neige, à s’ouvrir au cœur démesuré d’une femme étrange ou à déchiffrer des signes sur les murs, elle porte en elle quelque chose d’illimité qui la destine à être elle-même un monde, et donc à modifier l’histoire du monde. »
Yannick Haenel

samedi, 19 février 2022

évoluer parmi les avalanches

yannick haenel, mark littlejohnNe croyez pas quelqu'un qui vous dit qu'une phrase ne pourra jamais transformer quoi que ce soit. C'est un flic. Le temps historique continue de se scander au calendrier des impostures politiques ; il s'est définitivement résorbé, sur l'ensemble de la planète, en guerre.
Il existe une autre histoire - une histoire parallèle.
C'est l'histoire des gestes poétiques ; et de leur transmission secrète à travers le temps. Cette transmission opère d’œuvre à œuvre. Elle ne s'arrête jamais.
 
Yannick Haenel,
évoluer parmi les avalanches
Photo : Mark Littlejohn

samedi, 02 janvier 2021

Trouble

Monique Bourgeois, 1943  Matisse.jpg« J’attends de la pensée qu’elle se trouble. Ce qui ne la met pas à l’épreuve n’existe pas. Une pensée qui ne s’expose à rien d’autre qu’à sa petite production d’idées ne vaut pas mieux qu’un container à poubelles. »
Yannick Haenel

Monique Bourgeois, 1943, Matisse

samedi, 18 juillet 2020

Qui est vivant ?

van Gogh, yannick haenelVincent van Gogh, Autoportrait, 1889.
 
Yannick Haenel :
Je n’arrête pas de me demander qui est vivant, qui est mort. Sommes-nous encore présents au monde ? Y a-t-il quelqu’un qui existe réellement ? Ces questions peuvent sembler absurdes, mais à notre époque d’apocalypse politico-sanitaire, où la dévastation capitaliste prend tournure de farce macabre, il semble parfois que des zombies ont pris la place des humains.
Que des quidams exaspérés par l’idéologie sécuritaire décompensent dans le métro, c’est une chose ; mais il semble que les bouffées délirantes soient devenues le lot de tous, et que du sans-abri rageur au patron de multinationale hystérique, en passant par le chef d’État en roue libre — disons du philosophe clochard de mon Franprix à Elon Musk ou Bolsonaro —, l’excès dans la désinhibition est tel qu’on se prend à penser qu’il est arrivé quelque chose à l’être. Car le dérapage ne relève plus seulement, chez les puissants, d’une catégorie de l’incontrôlable, mais de la décision : on est dans la méta-impunité.
Que la mort vive une vie humaine, Hegel l’a pensé : on y est. Elle s’est incubée dans les grandes têtes molles qui aujourd’hui prétendent « diriger » le monde. Le virus n’aura été qu’une métaphore de leur inconsistance psychotique ; et avec eux, l’espèce humaine va tranquillement vers son évacuation.
S’il y en a un qui est bien vivant, qui vit absolument plus d’un siècle après sa mort, c’est Van Gogh. Il y a quelques jours, je me suis retrouvé face à lui. C’était au musée d’Orsay, et j’ai de la chance car à l’occasion d’un petit film de la collection « Une œuvre, un regard » (à voir ci-dessous), j’ai pu être tout seul face à son autoportrait bleu.
Tout, dans ce célèbre tableau de 1889, que Van Gogh a peint à l’asile de Saint-Rémy-de-Provence après avoir avalé ses couleurs, produit une effraction. Qui a dit qu’être une personne, c’est connaître la dernière des solitudes ? Voilà une personne : ses yeux sont des flammes, et ses nerfs, tramés de sillons turquoise qui labourent indifféremment le ciel et son veston, explosent comme des étincelles qui disent l’affirmation de la présence. La solitude est un détonateur d’existence réelle. Quelqu’un est là, il vous regarde. Quelqu’un existe, et en soutenant son regard, peut-être existez-vous aussi. La politique, c’est ça : pas le bombardement toxique des inepties du réseau planétaire, mais un branchement d’intensités qui voient et sentent. Antonin Artaud, dans Van Gogh, le suicidé de la société, appelle cela une « translation sur le plan-foudre ».
La vraie présence est extatique, électrique, peut-être dangereuse. Les êtres qui sont vraiment là se remarquent tout de suite : ils ont cette fièvre que le jaune et le bleu de Van Gogh nous donnent. Ils sont une insurrection vivante. Ils tranchent par leur silence même dans le bla-bla écœurant de notre temps.
Charlie Hebdo 1460 du 15 juillet

mardi, 12 juin 2018

Cercle

yannick haenel«"C'est maintenant qu'il faut reprendre vie." Aussitôt, il y a eu une série d'étincelles autour de ma tête, puis la phrase s'est enroulée autour de mes épaules en y traçant des lignes rouges, orange, jaunes ; elle a cheminé le long de mon bras, lentement, jusqu'à ma main qui s'est gorgée d'un sang bleu-noir. C'est ainsi que ce livre a commencé à s'écrire. Un calme étrange fleurissait dans ma tête. Laisse faire, me disais-je, surtout laisse faire : un passage va s'ouvrir, et ce passage, tu l'appelleras Cercle.»
Yannick Haenel

samedi, 09 décembre 2017

Comme ces livres qui sont vraiment des livres

yannick haenel"Je me disais : ce livre tombe à pic ; comme tous les livres, comme ces livres qui sont vraiment des livres, il arrive au bon moment."
Yannick Haenel, Cercle

vendredi, 20 octobre 2017

La vérité

yannick haenel, Alexander Petrosyan"La vérité ne fuit point les rois qui l'aiment et qui la cherchent."
Yannick Haenel
Photo de , Alexander Petrosyan

vendredi, 25 août 2017

Phrases

yannick haenel"Lorsque vous avez écrit quelque chose qui vous semble important, ne serait-ce que trois phrases, celles-ci continuent à vivre à travers vos pensées, et sans que vous le sachiez, elles vous transmettent leur découverte ; il me semble parfois que c'est elles, sur un plan très secret, qui vivent à notre place, nous épargnant la peine de trouver une solution à nos vies : les phrases existent ; quant à nous, peu importe."
Yannick Haenel

 

mardi, 22 août 2017

Le vide

Wu Shixian -summer landscape.jpg« Le vide ne devient abîme que si on lui résiste. C’est entièrement détaché, et pour ainsi dire lui-même déjà vide, qu’un corps ne craindra plus le vide, et n’aura plus rien à craindre, car si l’on joue avec le vide, il n’existe plus de face-à-face, aucun rapport de force : une autre souplesse doit naître. »

Yannick Haenel

Peinture de Wu Shixian

mardi, 23 mai 2017

Penser

yannick haenel, erik ross"A moins que penser, ce ne soit précisément ça : une chose qui vient quand on laisse venir, qui grandit doucement et se met à reposer dans les phrases. Une chose si discrète qu'on n'en perçoit pas la présence. Qui scintille pour elle-même, en dehors de tout contact, et glisse d'une forme à l'autre. Qui voit plus clair que vous. Qui porte sa lueur en avant de vos pas, si bien que lorsque vous la rencontrez, vous vous dites : ça va mieux."
Yannick Haenel, Cercle

Photo de Erik Gross

lundi, 16 janvier 2017

Trouble

Yannick Haenel, Cy Twombly« J’attends de la pensée qu’elle se trouble. Ce qui ne le met pas à l’épreuve n’existe pas. Une pensée qui ne s’expose à rien d’autre qu’à sa petite production d’idées ne vaut pas mieux qu’un container à poubelles. »
Yannick Haenel
Cy Twombly, Sunset, Gaeta, 2009

dimanche, 15 janvier 2017

La littérature est une parole sans origine

yannick haenel, César Blay« La littérature est une parole sans origine ; peut-être est-elle-même la parole même de l’absence d’origine. Chaque écrivain conjure l’absence d’origine de la littérature en la faisant exister à travers lui – comme si elle naissait. Ainsi se refonde-t-elle à travers chaque écrivain qui se laisse traverser par sa voix. »
Yannick Haenel
Photo de César Blay

vendredi, 10 juin 2016

Larvatus prodeo

Yannick Haenel, Descartes"Il faut briser ses chaînes sans qu'ils le voient. Il n'y a que ça de vrai : l'imperceptible. Essaie de te révolter, ils te tomberont dessus tout de suite. Ils n'attendent que ça : comment est-ce que tu crois que Descartes a pu tenir dans un trou pareil ? Larvatus prodeo, c'était sa devise : je m'avance masqué."
Yannick Haenel, le sens du calme

samedi, 26 décembre 2015

L’eau sacrifie le temps ; elle le soustrait à l’utilité

yannick haenel« Cette pluie était au monde, elle installait sa vérité sur des lieux qui se croyaient faits pour un soleil obstiné. Avec elle, une parole se formait. L’eau sacrifie le temps ; elle le soustrait à l’utilité ; il dégouline, rendu à sa transparence. »
Yannick Haenel, Je cherche l'Italie

samedi, 24 octobre 2015

Un écrivain

Yannick Haenel, Kouji Tomihisa« Au fond, un écrivain – un véritable écrivain – est quelqu’un qui voue sa vie à l’impossible. Quelqu’un qui fait une expérience fondamentale avec la parole (qui trouve dans la parole un passage pour l’impossible). Quelqu’un à qui il arrive quelque chose qui n’a lieu que sur le plan de l’impossible. Et ce n’est pas parce que cette chose est impossible qu’elle ne lui arrive pas : au contraire, l’impossible lui arrive parce que sa solitude (c’est-à-dire son expérience avec la parole) est telle que ce genre de chose inconcevable peut avoir lieu, et qu’elle a lieu à travers les phrases, à travers les livres qu’il écrit, phrases et livres qui, même s’ils ont l’air de parler d’autre chose, ne parlent secrètement que de ça. (…) Quelqu’un dont la solitude manifeste un rapport avec la vérité et qui s’y voue à chaque instant, même si cet instant relève de la légère tribulation, même si cette vérité lui échappe et lui paraît obscure, voire démente ; un écrivain est quelqu’un qui, même s’il existe à peine aux yeux du monde, sait entendre au cœur de celui-ci la beauté en même temps que le crime, et qui porte en lui, avec humour ou désolation, à travers les pensées les plus révolutionnaires ou les plus dépressives, un certain destin de l’être. (…) Qu’y-a-t-il de plus important que d’engager sa vie dans l’être et de veiller à chaque instant de sa vie un dialogue avec cette dimension ? Car alors, nous n’avons plus seulement une vie, mais une existence : nous existons enfin. (…) Quelqu’un qui fait coïncider son expérience de la parole avec une expérience de l’être ; et qu’au fond, grâce à une disponibilité permanente à la parole – à ce qui vient quand il écrit –, il ouvre son existence toute entière, qu’il le veuille ou non, à une telle expérience. Que celle-ci soit illuminée par Dieu ou au contraire par la mort de Dieu, qu’elle soit habitée ou désertée, qu’elle consiste à se laisser absorber par le tronc d’un arbre ou par des sillons dans la neige, à s’ouvrir au cœur démesuré d’une femme étrange ou à déchiffrer des signes sur les murs, elle porte en elle quelque chose d’illimité qui la destine à être elle-même un monde, et donc à modifier l’histoire du monde. »

:
Yannick Haenel (L'infini n° 133) 
Photo de Kouji Tomihisa

lundi, 25 août 2014

Littérature

Yannick Haenel"La littérature est un manteau d'annonciations voilées."Yannick Haenel. Prélude à la délivrance

Titien, l'amour sacré et l'amour profane

11:19 Publié dans Papillote | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : yannick haenel

vendredi, 18 juillet 2014

Les coordonnées se redistribuent

Lautréamont« Tout au long du XXe siècle, des écrivains ont mis leurs phrases à l’épreuve des Chants et des Poésies : Jarry, Tzara, Aragon et Breton, Ponge, Sollers, Debord. A chaque fois se produit un renversement des perspectives, une avant-garde naît, les coordonnées se redistribuent. »

Yannick Haenel 

lundi, 30 août 2010

Le sans-pourquoi

" Primo Levi a soif. Une congère s'est formée au bord d'une fenêtre. Il sort du baraquement, veut casser le morceau de glace pour étancher sa soif. Un kapo allemand l'interrompt. " Pourquoi ? " demande Primo Levi. Hier ist kein warum, répond le nazi ( " Ici, il n'y a pas de pourquoi. ").La réponse nazi vaut pour l'ensemble du camp. Le sans-pourquoi est le mot d'ordre d'un monde où aucune autre expérience n'est possible que la dévastation.Mais le sans-pourquoi est aussi, plus secrètement, le nom de ce qui brille dans les ténèbres. Un mystique du XVII° siècle, Angelus Silesius, écrit : " La rose est sans pourquoi, elle fleurit parce qu'elle fleurit. " Aucune causalité ne détermine la floraison de la rose ; elle existe pour rien, et cette libre gratuité coïncide avec la poésie elle-même. Le sans-pourquoi désigne ici le contraire de l'arbitraire nazi ; il est le nom de ce qui résiste à l'emprise. "
Prélude à la délivrance / Yannick Haenel François Meyronnis / L'Infini / Gallimard

vendredi, 14 mai 2010

Une histoire parallèle

Veronese_-_Allegory_of_love_Respect.jpgNe croyez pas quelqu'un qui vous dit qu'une phrase ne pourra jamais transformer quoi que ce soit. C'est un flic. Le temps historique continue de se scander au calendrier des impostures politiques ; il s'est définitivement résorbé, sur l'ensemble de la planète, en guerre.
Il existe une autre histoire - une histoire parallèle.
C'est l'histoire des gestes poétiques ; et de leur transmission secrète à travers le temps. Cette transmission opère d'oeuvre à oeuvre. Elle ne s'arrête jamais.

Y.Haenel,
évoluer parmi les avalanches
Véronèse, Allégorie de l'amour, III Le Respect

vendredi, 27 mars 2009

Prélude à la délivrance (6)

raphael2.jpg

Pour que s'étale le manifesté - le monde et tout ce qu'il contient - , il faut comme réserve un abîme de vacance. Loin de se figer dans une stérilité mortifère, le néant coïncide avec le venir de toutes les choses. Rien d'abusif, par conséquent, à le qualifier d'événementiel. à chaque moment, il est le retrait qui prodigue la présence, et aussi l'absence. Il dispose de toutes les richesses, mais, flux et reflux, il néantise sans arrêt. Il vient au jour par intermittence, à la pointe d'un instant, que ce soit dans l'éclair suspendu de l'extase ou dans celui d'une explosion atomique.

Yannick Haenel, François Meyronnnis, Prélude à la délivrance, Gallimard 2009, collection L'Infini

La Donna Velata, (1516)
Galleria Palatina at Florence