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dimanche, 13 mars 2005

L'art de la guerre

Tout l'art de la guerre consiste à manifester de la mollesse pour accueillir avec fermeté ; à montrer de la faiblesse pour faire valoir sa force ; à se replier pour mieux se déployer au contact de l'ennemi. Vous vous dirigez vers l'Ouest ? faites semblant d'aller vers l'est ; montrez-vous désunis avant de manifester votre solidarité ; présentez une image brouillée avant de vous produire en pleine lumière. Soyez comme les démons qui ne laissent pas de trace, soyez comme l'eau que rien ne peut blesser. Là où vous vous dirigez n'est jamais là où vous allez ; ce que vous dévoilez n'est pas ce que vous projetez, de sorte que nul ne peut connaître vos faits et gestes. Frappant avec la rapidité de la foudre, vous prenez toujours à l'improviste. En ne rééditant jamais le même plan, vous remportez la victoire à tout coup. Faites corps avec l'obscurité et la lumière, vous ne décelez à personne l'ouverture. C'est là ce qu'on appelle la divine perfection.

Houai-nan-tse (II ème siècle après JC)

Le style de l'écrivain

Car le style de l’écrivain, aussi bien que la couleur pour le peintre, est une question non de technique mais de vision. Il est la révélation, qui serait impossible par des moyens directs et conscients, de la différence qualitative qu’il y a dans la façon dont nous apparaît le monde, différence qui, s’il n’y avait pas l’art, resterait le secret éternel de chacun. Par l’art seulement nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui n’est pas le même que le nôtre, et dont les paysages nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu’il peut y avoir dans la lune. Grâce à l’art, au lieu de voir un seul monde, le nôtre, nous le voyons se multiplier, et, autant qu’il y a d’artistes originaux, autant nous avons de mondes à notre disposition, plus différents les uns des autres que ceux qui roulent dans l’infini, et, bien des siècles après qu’est éteint le foyer dont il émanait, qu’il s’appelât Rembrandt ou Ver Meer, nous envoient encore leur rayon spécial.

Marcel Proust, Le temps retrouvé.

Quoi de neuf ? La Chine !

C’est ainsi depuis les débuts du monde et en se rapprochant de la fin, ça devient évident de nouveau. Pas d’inquiétude ! Il y a un livre qui raconte tout ça, et qui le raconte pour chacun. C’est le plus ancien des textes philosophiques de la Chine, un outil de divination utilisé partout dans le monde et un recueil poétique, oui tout ça en même temps, c’est bien d’une question d’unité dont il s’agit ! La pensée est inséparable de l’action ne l’oublions pas !

L’essentiel est de poser une question. Elle doit émerger d’un problème qu’on ne parvient pas à résoudre et qui agit comme un centre caché attirant à lui toute l’énergie et l’attention. Le problème nous dit quelque chose du lieu d’où nous parlent les voies intérieures. La réponse est liée à celui qui pose la question et à ses préoccupations. Elle sera d’autant plus claire que la question l’aura été.

Voici quelques exemples de réponses : « Qui ne se corrige pas risque de se tromper constamment, par ignorance, ou parce que sa perception est faussée » : hexagramme 25, Wou wang : l’innocence (l’inattendu). « N’oubliez pas de faire ressortir la beauté qui est en toutes choses. Ainsi serez-vous reliés au ciel et saurez-vous à quel moment agir » : hexagramme 14, Ta yéou : le grand avoir. « Apportez votre soutien à ce qui est étranger à vos échelles de valeur habituelles. Vous y puiserez un énorme potentiel que vous pourrez enrichir et nourrir » : hexagramme 7, Sze : l’armée. « Contemplez le lieu où l’on peut influencer et toucher les choses. Ainsi pourrez-vous voir ce qui meut les cœurs tant au niveau céleste que terrestre » : hexagramme 31, Hien : l’influence (la demande en mariage). « Quand une chose est portée à la parole, tout s’éclaire » : hexagramme 59, Houan : la dissolution (la dispersion).

Yi King, Stephen Karcher, Rivages Poche.

samedi, 12 mars 2005

Raphaëlle, de Jean-Jacques Marimbert

Voilà Raphaëlle, tu es à Florence, avec des gens, à un concert où je vais interpréter les plus belles mélodies pour toi. Où es-tu exactement ? Ici ? Ailleurs ? Nulle part. En toi ? Même pas. De toute façon, je vais t’emmener encore plus loin. Sais-tu qu’il y a un lieu tout proche auquel nous n’accédons jamais ? Une sorte de point aveugle de notre existence, vois-tu ? Il nous habite, nous n’y pouvons rien, c’est ainsi, nous lui appartenons, c’est notre bulle, et pourtant, faibles, nous nous tenons au dehors, le plus souvent. C’est ce point aveugle de l’existence que va poursuivre Raphaëlle. Une course éperdue. Elle a quitté sa ville, son compagnon, pour Nice, ville solaire. Au moment de rentrer, sur le quai de la gare, elle prend l’autre train, celui qui part vers l’Italie. Début du voyage.
L’écriture est vive, alerte, prise dans son propre mouvement, les dialogues sont incorporés au texte, ils ne s’en démarquent pas. Ce texte c’est une seule pâte, et cette pâte c’est la chair du monde. On court mais on s’attarde aussi. Sur les couleurs, la lumière, les saveurs, les textures. L’action, les personnages sont racontés, décrits par ce qui les environne. Les émotions, sentiments, pensées deviennent chair. C’est cette présence qui rend la lecture si fluide et si vivante. Pas de différence entre l’intérieur et l’extérieur. L’attention du personnage éclaire et donne vie à ce qui l’entoure. Aussi l’univers est sans cesse en mouvement, coloré, sensuel, vibrant. L’écriture y puise son rythme, sa force propre. Comme en peinture, chez Chardin ou Manet par exemple, où l’expression « nature morte » est totalement dénuée de sens. Je me rappelle avoir lu quelque part que si nous pouvions voir la réalité telle qu’elle est, nous serions tous des artistes, et nous verrions des tableaux, des sculptures que la vie façonne dans la nature, sans voile. Et puis il y a Florence, un rêve de ville plutôt : A Florence, on étouffe toujours un peu, c’est écrasant à force, on baigne dans le liquide épais de l’imagination. Et bien sûr, en filigrane, Dante et La Divina Comedia. Et même si Raphaëlle dérive : Tu provoques le vide pour le remplir, car dans le vide on meurt, Raphaëlle, on n’a rien à quoi s’accrocher. Alors il faut bien saisir ce qui nous entraîne au fond comme la seule chose à aimer, n’est-ce pas ?, si elle oscille toujours entre l’errance et la rencontre, la solitude et l’amour, le tragique et le solaire, la passion la traverse toujours. Mais la vraie passion commence par tout détruire, âmes, corps, elle ronge tout, c’est le prix à payer pour voir le ciel et voler ! Passion pour le théâtre enfin. Raphaëlle est habitée par Antigone de Sophocle et par Yasmina, une amie comédienne : algérienne, elle revient de l’enfer. Résister, toujours résister, voilà la vie, et le monde vit parce qu’il nous résiste et que nous lui résistons.


*Raphaëlle, Editions du Ricochet, 140p.

vendredi, 11 mars 2005

Nous sommes au bord de la catastrophe

Extraits d'une interview d'Alberto Manguel, dans le dernier numéro de Telerama :

Alberto Manguel : La lecture est tellement en danger qu'il ne faut pas faire de manières. Nous sommes au bord de la catastrophe. D'une façon peut-être unique dans l'histoire, nous sommes entrés dans une période de déshumanisation. Les pouvoirs économiques organisent la misère intellectuelle. L'acte intellectuel - lire, réfléchir - n'a plus aucun prestige parce qu'il ne crée aucun produit financier. Jadis, au moins, il y avait un réflexe de pudeur. Aujourd'hui, il n'y a qu'arrogance : les ignares étalent leur inculture et s'en vantent. (…)
Lire peut être dangereux ? Alberto Manguel : C'est pour cela que nos sociétés occidentales ne valorisent pas l'activité intellectuelle, réduisent les budgets de l'Education, de la Culture, ferment les bibliothèques ! Des individus perdus et soumis, voilà le socle de leur pouvoir. Alors, elles véhiculent une image du lecteur peu sexy, le caricaturent avec des lunettes, toujours seul, dans son coin, à faire quoi ? à penser quoi ? C'est un être dangereux puisqu'il est capable de se soustraire au régime imposé par la culture environnante. Notre société dévalorise la lecture pour se protéger des individus qui veulent la questionner. (…)
Le mot d'ordre, partout dans le monde, est de produire des livres qui se vendent. Fabriquer des best-sellers. Même les éditeurs intelligents sont obligés de nous faire croire que publier un best-seller permettra de publier un livre que l'on dit joliment « difficile ». L'auteur n'a plus le dernier mot sur son oeuvre, on peut lui faire changer le sexe d'un de ses personnages, on lui dit que c'est trop court, trop sophistiqué. Les éditeurs craignent leur direction, celle qui tient les finances, pour laquelle le mot valeur n'a de sens que d'un point de vue économique. Valeurs esthétiques, politiques, ils ne connaissent pas. Or Gabriel García Márquez a publié sept ou huit romans avant Cent Ans de solitude. La littérature demande du temps... Je crois la situation catastrophique. Il y a urgence à refuser la grosse artillerie commerciale, à soutenir les libraires et les éditeurs indépendants. (…)
Les spectateurs rivés à leur poste prennent la téléréalité pour la réalité. Ils ont du monde une perception totalement fausse. Il n'existe plus d'espaces publics sans musique, sans images. Tout est organisé pour que l'on soit sans cesse sollicité, abruti, dans un environnement agité, bruyant. Je sens une atmosphère fascisante dans cette façon de s'adresser aux gens, d'appréhender l'éducation, de restreindre l'imagination.



Les esclaves modernes

Pour que les esclaves modernes acceptent, et même revendiquent, leur condition, il faut les droguer d’images et de racontars en permanence, et qu’ils n’aient pas la plus petite distance, le moindre recul par rapport à leur propre situation. Sauf pour s’effrayer d’être à ce point gratuits et serviles, d’où soumission renouvelée et renforcée d’angoisse. Ca marche ? Oui. On y est arrivé. Il ne leur viendrait pas à l’idée de regarder vraiment quoi que ce soit par eux-mêmes, et si jamais s’en formait en eux l’intention confuse, aussitôt sonnerie : danger. Vont-ils demander la permission d’avoir une perception qu’ils sentent devoir être imminente ? Même pas. Mieux vaut y renoncer d’emblée. C’est ce que je disais : les files d’attente devant les musées ressemblent à celles d’autrefois, devant les ambassades, pour obtenir un visa. Ils viennent pointer ou se faire homologuer par la caméra invisible. Nous avons été voir les peintures, le Maître n’arrête pas de nous dire qu’elles sont très précieuses, il va être content. Certains d’entre nous ont même fait l’effort particulier d’acheter un livre que, d’ailleurs, ils ne liront jamais, faute de temps. Ouf, à table. Télévision.
Philippe Sollers, Extrait de La fête à Venise, roman

jeudi, 10 mars 2005

Sur la route, de Jack Kerouac

On était dans les montagnes ; il y avait une merveille de soleil levant, des fraîcheurs mauves, des pentes rougeoyantes, l’émeraude des pâturages dans les vallées, la rosée et les changeants nuages d’or. (…) Bientôt ce fut l’obscurité, une obscurité de raisins, une obscurité pourprée sur les plantations de mandariniers et les champs de melons ; le soleil couleur de raisins écrasés, avec des balafres rouge bourgogne, les champs couleur de l’amour et des mystères hispaniques. Je passais ma tête par la fenêtre et aspirais à longs traits l’air embaumé. C’étaient les plus magnifiques de tous les instants.
Il y a parfois des livres qui éveillent ou qui réveillent. Sur la route fut pour moi de ceux-là. A dix-huit ans j’écoutais de la musique plus que je ne lisais. Et puis Kerouac est arrivé. Avec lui tout un monde. Une autre façon de le regarder. L’écriture comme un souffle, une pulsation. Et puis ce personnage invraisemblable et pourtant réel : Un gars de la race solaire, tel était Dean. Ma tante avait beau me mettre en garde contre les histoires que j’aurais avec lui, j’allais entendre l’appel d’une vie neuve, voir un horizon neuf, me fier à tout ça en pleine jeunesse ; et si je devais avoir quelques ennuis, si même Dean devait ne plus vouloir de moi comme copain et me laisser tomber, comme il le ferait plus tard, crevant de faim sur un trottoir ou sur un lit d’hôpital, qu’est-ce que cela pouvait me foutre ? … Quelque part sur le chemin je savais qu’il y aurait des filles, des visions, tout, quoi ; quelque part sur le chemin on me tendrait la perle rare.
Une autre Amérique, plus vraie peut-être : Un soir de lilas, je marchais, souffrant de tous mes muscles, parmi les lumières de la Vingt-septième Rue et de la Welton, dans le quartier noir de Denver, souhaitant être un nègre, avec le sentiment que ce qu’il y avait de mieux dans le monde blanc ne m’offrait pas assez d’extase, ni assez de vie, de joie, de frénésie, de ténèbres, de musique, pas assez de nuit. Je m’arrêtais devant une petite baraque où un homme vendait des poivrons tout chauds dans des cornets de papier ; j’en achetai et tout en mangeant, je flânai dans les rues obscures et mystérieuses. J’avais envie d’être un mexicain de Denver, ou même un pauvre Jap accablé de boulot, n’importe quoi sauf ce que j’étais si lugubrement, un « homme blanc » désabusé.Frustration, désespoir, mais aussi jubilation, frénésie traversent le livre. Et tout est vrai, rien n’est inventé. Kerouac a bourlingué, observé et il a une mémoire extraordinaire. Yves Le Pellec le résume bien, Kerouac est un prodigieux badaud, il est obsédé de la totalité, il voudrait tout faire entrer dans ses phrases tentaculaires, entêtées : Il a expliqué lui-même sa technique : Ne pars pas d’une idée préconçue de ce qu’il y a à dire sur l’image mais du joyau au cœur de l’intérêt pour le sujet de l’image au moment d’écrire et écris vers l’extérieur en nageant dans la mer du langage jusqu’au relâchement et à l’épuisement périphérique.
Avant son succès foudroyant Kerouac venait d’écrire 12 livres en 7 ans (1950-1957). Il mouillait sa chemise, au sens propre du terme. Comme un musicien se sert de son corps, il utilisait les mots comme des notes. Il supportera mal le vedettariat qui va l’assaillir d’un coup. Il sombrera dans l’alcool, la paranoïa. Toute ma vie, écrira-t-il en 1957 dans un bref résumé autobiographique à la demande d’un éditeur, je me suis arraché le cœur à écrire.

Sur la route, Les clochards célestes et la plupart des romans de Jack Kerouac sont disponibles en Folio Gallimard. On pourra consulter aussi :
Jack Kerouac. Le verbe vagabond. Yves Le Pellec. Belin, collections voix américaines.
L’ange déchu, vie de Jack Kerouac illustrée, Steve Turner, aux éditions Mille et une nuits

mercredi, 09 mars 2005

Gens de Dublin, de James Joyce

La dernière et plus longue nouvelle du recueil Gens de Dublin est un texte poignant, un des plus poignants que je connaisse. Œuvre de jeunesse qui deviendra le chant du cygne d’un grand cinéaste, John Huston qui adaptera ce texte juste avant de mourir avec sa fille Angelica dans le rôle de Gretta. Le texte est construit sur une disproportion entre la préparation et le dénouement. Au début plongée dans l’Irlande du début du siècle, au bal annuel des sœurs Morkan, la veille du jour de l’an : resurgit un univers oublié, toute une galerie de personnages, une façon d’être ensemble aussi, et un pays, l’Irlande à l’histoire constamment déchirée. Il y a bien sûr la musique, présente dans toute l’œuvre de Joyce, et pendant cette soirée (unité de temps et de lieu, sauf pour la scène finale qui se situera dans un hôtel proche) tout tourne autour du piano, des morceaux interprétés, des danses, du bel canto.
Le regard de Joyce est incisif, jamais mièvre. Gabriel, le mari de Gretta, représente l’équilibre, la sagesse, il est le régulateur de l’ensemble. Neveu des sœurs Morkan, les deux vieilles dames qui invitent et qui comptent beaucoup sur lui, comme d’habitude, pour que la fête se passe au mieux, pour empêcher notamment Freddy Malins, qui aime un peu trop l’alcool, de perturber la soirée. Freddy est le pendant de Gabriel, il représente le désordre, l’incongruité. Au bout du compte d’ailleurs, il se tiendra plutôt bien.
Rien de tel, au contraire, pour Gabriel, lui qui maîtrise généralement tout, ce soir-là beaucoup de choses lui échappent. De menus événements, presque anodins mais qui le laissent mélancolique, rêveur. Une maladresse de sa part qui procure une répartie amère d’une jeune fille. Un peu plus tard, un album de photos réveillera des souvenirs désagréables. Ensuite une amie, avec qui il danse, qui lui reprochera dans des termes véhéments d’écrire pour un journal anglais, puis de passer ses vacances hors d’Irlande. Gabriel se sent étrangement absent, il écoute à peine ce qu’on lui dit, il n’a qu’une envie, marcher seul dans la neige… Les sœurs Morkan sont deux vieilles dames maintenant, et tout traduit dans cette assemblée l’usure du temps, un univers qui lentement s’engloutit. Puis vient le discours, c’est Gabriel qui le prononce, il l’a mûrement préparé, il tourne autour de la fuite du temps et de la tradition d’hospitalité des Irlandais qu’ils craignent de voir disparaître avec l’entrée dans le monde moderne. (Gens de Dublin paraîtra pour la première fois à Londres en 1914 mais les nouvelles étaient achevées et prêtes à paraître dès 1907). Le discours n’est pas dénué d’émotion mais convenu bien sûr, Gabriel s’en rend compte. Il sait qu’il est ridicule. Il n’empêche, tout le monde lève son verre en l’honneur des hôtesses, elles essuient une larme, et la soirée touche à sa fin.
Tout va basculer ensuite. La nouvelle atteint ici au sublime et se termine par une méditation sur la mort, sur l’amour, l’apparence des choses. Et tout cela est admirablement rendu par John Huston, scène finale de son dernier film. Alors que l’œuvre de Joyce ne fait que commencer… Mais pour ça il allait quitter l’Irlande.

Gens de Dublin, Pocket, 4 euros.
Le titre original du film est : The Dead. Pour la version française : Gens de Dublin

mardi, 08 mars 2005

Les greguerias, de Ramon Gomez de la Serna

La forme brève invite paradoxalement à la lenteur. On y revient, on la savoure. Le texte court, par le peu de place qu’il occupe, n’envahit pas les pages ni l’emploi du temps. L’aphorisme, le trait, la maxime, légers, primesautiers en apparence, mais parfois incisifs comme un coup de poignard peuvent nous laisser sans défense en quelque sorte. Le court n’a pas bonne presse en Occident – rien de tel au Japon avec l’art du haïku – pourtant que serait-on sans La Rochefoucauld, Vauvenargues, Joubert ou Chamfort ?
Pas ou très peu de moralisme chez Ramon Gomez de la Serna. Les « greguerias » , écrites entre 1910 et 1962, sont plutôt du côté du clin d’œil, de la poésie, du merveilleux, elles ouvrent le regard, le transforment parfois…

 Lorsqu’une femme se repoudre après un entretien, on dirait qu’elle efface tout ce qui a été dit

 Pelez une banane, elle vous tirera la langue

 Le problème avec l’hélicoptère c’est qu’il a toujours l’air d’un jouet

 Les aboiements des chiens sont de véritables morsures

 La lune baigne les sous-bois d’une lumière de cabaret

 La bouteille de champagne a ceci d’aristocratique qu’elle refuse qu’on la rebouche

 Les ailes des automobiles sont comme les moignons des ailes d’avion qu’elles auraient pu être

 Le drapeau grimpe au mât comme s’il était l’acrobate le plus agile au monde

 Lorsqu’une femme marche pieds nus sur les dalles le bruit de ses pas provoque une fièvre sensuelle et cruelle

 Ne disons pas de mal du vent, il n’est jamais très loin

 « Tuer le temps » est une rodomontade de bravache

 L’histoire est un prétexte pour continuer à tromper l’humanité

 Le crépuscule est l’apéritif de la nuit

 Le poisson est toujours de profil

 Le q est un p qui revient de la promenade

 Le pire avec les médecins c’est qu’ils vous regardent comme si vous étiez quelqu’un d’autre

 Les larmes désinfectent la douleur


Editions Cent pages, Grenoble, 1992. Présentation de Valéry Larbaud, 160 pages.

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lundi, 07 mars 2005

Faire trait

Les mots liquides et coulants sont les plus beaux et les meilleurs, si l’on considère le langage comme une musique ; mais si on le considère comme une peinture, il y a des mots rudes qui sont fort bons, car ils font trait

Joseph Joubert

Tu débloques ?

Vraiment, le petit poète blanc aurait préféré être un grand nègre et cabrioler aux trois quarts nu de traboules en savanes dans l'intimité des zébus et la frayeur des éléphants, plutôt qu'être né de cet Occident moqueur et roturier qui compte et recompte ses privilèges dans l'arrière-salle d'une boutique depuis longtemps naufragée. Alors parfois, je lui dis comme ça : « Est-ce que tu aurais épousé un nègre ?... — Oui, elle répond sans hésiter, si c'était toi. » Cela me laisse pantois et un peu perplexe même ; est-ce bien réplique adéquate quand je regarde dans la glace mon visage enfariné de pierrot lunaire ?... Qu'à cela ne tienne, je lui dis, un jour tu seras Malienne et moi Malien, et nous irons loin au fin fond des forêts d'Afrique, peut-être même vivre en tribu avec Koltès et quelques autres joyeux barbares, et ce sera pour de bon une aube nouvelle ! « Tu débloques » elle dit.

Pierre Autin-Grenier

dimanche, 06 mars 2005

L’élection de Pierre Autin-Grenier à l’Académie Française

Le hasard m’a fait intercepter le blog de Pierre Assouline du 16 avril 2008, le voici en substance…

Une foule avenante et bigarrée se pressait hier, sous la Coupole, pour la réception à l’Académie Française de Pierre Autin-Grenier, au fauteuil de Jean d’Ormesson. Nombre de ses amis étaient là, déjà académiciens comme Jean-Pierre Ostende, Jean-Claude Pirotte et Gil Jouanard ou avec l’espoir de l’être un jour comme Eric Holder ou Philippe Delerm. Très élégant dans son costume dessiné par Christian Lacroix, l’œil pétillant et la démarche altière, l’ancien soixante-huitard dont on connaît le talent et l’ironie mordante a laissé quelque peu perplexes ses auditeurs en prononçant l’éloge du directeur du Figaro Magazine : « Homme de plume mais aussi de combat et ce qui ne gâte rien, d’une immense culture, Jean d’O - comme l’appelaient ses nombreux amis – s’il n’a cessé de côtoyer les puissants, n’en aura pas moins été un défricheur, un chercheur inlassable de vérité. Seul contre tous, il n’hésitera pas à jouer les trouble-fête après mai 1981, à se dresser courageusement, tel Hugo face à Napoléon III, contre François Mitterrand et à faire du Figaro, le grand journal de la contestation d’alors, un rempart contre la pensée unique et une nécessaire alternative, un scrupuleux antidote (...) C’est à cet homme de résistance que je veux rendre hommage aujourd’hui, c’est ce compagnonnage que je revendique, celui de l’irrévérence et de la libre parole, même si nos convictions ont souvent été diamétralement opposées, concluait-il… Quolibets et noms d’oiseaux ont alors fusé ci ou là, vite recouverts par les applaudissements d’usage et le sourire entendu de quelques uns. Tout cela fut oublié grâce à l’éloquence vibrante de Bertrand Poirot-Delpech qui, prononçant l’éloge de Pierre Autin-Grenier, mit l’accent sur « l’ironie convulsive, l’impertinence consubstantielle du nouvel académicien : il n’a jamais voulu appartenir à aucune école, sinon celle des Moins que rien , sous lequel un journaliste fort pertinent – cela existe, c’est prouvé, ajoutait-il - avait regroupé, dans les années quatre vingt dix, quelques unes des plus solides – et des plus caustiques - plumes d’aujourd’hui. Tels ces écrivains du bâtiment dont Hemingway conseillait au siècle dernier la fréquentation aux débutants, Pierre Autin-Grenier n’a cessé d’être prolixe. Son œuvre, au tournant du millénaire, surfant toujours sur ce fil invisible entre désespoir et légèreté, est devenue de plus en plus âpre, corrosive, poignante même, atteignant à l’universel, plus proche du réel à mesure que celui-ci se transformait. On retiendra ce chef d’œuvre : L’insoutenable avenir de la gauche , dont la sortie avait coïncidé avec l’élection à la présidentielle de Bertrand Delanoé. Sans oublier dans sa production récente : Prolétariat mirage ingrat, et peut-être le plus drôle : La France vue de nulle part, qui enterrait définitivement les années Raffarin, et enfin le plus réussi : Il n’y aura plus de révolution, qui imposait son auteur comme le maître à penser de cette nouvelle gauche que l’Europe attendait ».
C’est dans un des quartiers du vieux Lyon qu’il affectionne tant, qu’une partie de cette joyeuse assemblée, par un TGV spécialement affrété, s’est rendue ensuite, pour fêter cet irrésistible événement. Et le vin blanc, comme il se doit, a coulé jusqu’à une heure fort avancée de la nuit ! Les plus vieilles institutions ont parfois aussi leurs moments de folie…

samedi, 05 mars 2005

Vingt-cinq notes

la musique a sept lettres, l'écriture a vingt-cinq notes

Joseph Joubert

Perte

Je ne puis regretter la perte d’un amour ou d’une amitié sans songer qu’on ne perd que ce qu’on n’a pas réellement possédé

Borges

Azur


A peine plus
Que quelques lignes

L’azur
Scande les syllabes

La mouette
Et le baiser
Au vol

L’éclat de la mer


Valérie Canat de Chizy

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vendredi, 04 mars 2005

Du plaisir

Les méchants font quelquefois de bonnes actions. On dirait qu' ils veulent voir s'il est vrai que cela fasse autant de plaisir que le prétendent les honnêtes gens.

Chamfort

La plaisanterie

Celui qui ne sait point recourir à propos à la plaisanterie, et qui manque de souplesse dans l’esprit, se trouve très souvent placé entre la nécessité d’être faux ou d’être pédant, alternative fâcheuse à laquelle un honnête homme se soustrait, pour l’ordinaire, par de la grâce et de la gaieté

Chamfort

Un esprit libre

J’avais un ami, il s’appelait Luc, il est mort il y a sept ans maintenant. Je pense à lui souvent. Il a passé sa vie à lire et à écrire, mais sans jamais chercher à publier quoi que ce soit. Il jouait du piano aussi. Ethnologue, il a traversé maintes fois l’Afrique, avant de choisir Madagascar. Il s’intéressait à tout, aux sciences, à la politique, à la poésie. Longtemps il a été mon « dictionnaire », quand je ne savais pas, il comblait mes lacunes ; il savait tout sur tout. Il était un peu asocial, plutôt sauvage, mais c’était un esprit libre

Cézanne, à la fin

Cézanne, à la fin, ne peint plus que des couleurs, un vent de folie balaye ses toiles. La couleur est le lieu où notre cerveau et l’univers se rencontrent. La lumière absolue, irradiante, déborde tout. Le dessin et la couleur ne sont plus distincts : quand la couleur est à sa richesse, la forme est à sa plénitude.

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jeudi, 03 mars 2005

Épicurisme

Si l’épicurisme est une religion, ses églises sont naturellement baroques