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jeudi, 14 septembre 2006

L'Occident incarne la crise elle-même

Je crois que l’Occident n’est pas en crise pour la bonne raison qu’il incarne la crise elle-même, qu’il est le facteur de la crise permanente, de crise au sens tragique, révolutionnaire ou contre-révolutionnaire, au sens négatif mais aussi au sens positif. C’est-à-dire qu’on peut faire d’une part un tableau extraordinaire de toutes les négativités de la culture occidentale, de sa gestion de la mort, un tableau qui irait, si vous voulez, de l’Inquisition au nucléaire, en passant par les camps de concentration, et puis d’autre part faire aussi, exactement de façon symétrique, un tableau de ses positivités qui irait de la peinture à la musique en passant par la littérature et par tout ce que vous voudrez comme sublimation, comme art, comme philosophie, comme connaissance. Donc, l’Occident, je crois qu’il faut le définir comme ça : c’est le principe même de la crise. Critiquer l’Occident, c’est critiquer la crise, c’est-à-dire penser qu’il pourrait y avoir un état sans contradiction de l’humanité, un âge d’or, une résolution des conflits, quelque chose qui tendrait à un messianisme...

A lire sur le blog de Victor Kirtov, cette passionnante interview de Philippe Sollers (datant de 1980) sur le thème : Occident et monde de l'Islam, on a encore rien vu

dimanche, 03 septembre 2006

Une dalle mensongère sur une tombe obscure et vite oubliée

Consciemment ou inconsciemment, les hommes sont fiers de leur fermeté, de leur ténacité, de la droiture de leur dessein. Ils vont droit vers leur désir, jusqu'à la réalisation d'actions vertueuses - quelquefois criminelles - dans l'exaltante conviction de leur fermeté. Ils foulent le chemin de la vie, ce chemin que clôturent leurs goûts, leurs préjugés, leurs dédains ou leur enthousiasme, généralement honnêtes, invariablement stupides, et ils sont fiers de ne jamais s'égarer. Si d'aventure ils s'arrêtent, c'est pour regarder un moment par dessus les haies qui les protègent, pour regarder les vallées embrumées, les cimes lointaines, les falaises et les marais, les forêts sombres et les plaines brumeuses ou d'autres êtres humains usent péniblement leurs jours à marcher à tâtons, trébuchant sur les ossements des sages, sur les restes sans sépultures de ceux qui, avant eux, sont morts seuls, dans les ténèbres ou le grand soleil, à mi chemin d'une destination quelconque.  L'homme de caractère ne comprend pas et continue sa route, plein de mépris. Il ne s'égare jamais. Il sait où il va et ce qu'il veut . Poursuivant son voyage, il parvient à parcourir une grande distance sur son chemin étroit et, meurtri, fourbu, couvert de boue, il touche enfin au but; il empoigne le prix de sa persévérance, de sa vertu, de son solide optimisme : une dalle mensongère sur une tombe obscure et vite oubliée .

Le paria des îles , Joseph Conrad

22:23 Publié dans Grands textes | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : vanité, Conrad

Il y a un rappel de l'Italie

"Saint-Flour : il y a un rappel de l'Italie dans la manière qu'a la ville de coiffer de ses tours la colline abrupte, dans le dessin spacieux de son esplanade, dans la belle pierre noire de ses hôtels aux cours herbeuses, qui sont ceux d'une ancienne petite cité princière de l'Apennin ou des Abruzzes ; mais dès qu'on quitte le sommet du plateau - sa cathédrale, son évêché, ses lourds bâtiments officiels carrés et l'arceau bas de leur porche, frais et ombreux comme le corps de garde d'une capitainerie de Castille - la dégringolade paysanne des ruelles de terre ravinées est pleine de chats errants et de traînées d'urine. Du haut de sa terrasse, par delà la coupure profonde du ravin, on découvre l'énorme dos de baleine de la Margeride qui court plonger vers le sud, les lourdes ombres de ses nuages glissant sur des sapinières plus touffues que celles des Vosges. Aucune route ne traverse Saint-Flour - le carrefour, bondé de postes d'essence et de stations-service toutes neuves, très loin en contrebas de la ville, s'atteint au bout d'une spirale descendante qui dévale de la butte plate. C'est un bout-du-monde suspendu au-dessus d'un panorama de plateaux bossués tout tigrés de nuages, ses maisons tellement à la gêne sur le sommet rétréci de la butte que leur porte s'est comprimée en une fente étroite où il semble qu'on ne peut entrer que de profil. Le noms délicieux de la ville comble à la fois l'oreille et le palais par sa sonorité en même temps veloutée et compacte, sa saveur et sa consistance naïve de far paysan : Saint-Flour, où s'est distillée la quintessence des herbages odorants du Cantal, et moulu le blé de ses planèzes, lourd comme la grenaille de plomb, est un gâteau auvergnat compact de fleur de farine."
Julien Gracq, Carnets du grand chemin, José Corti Editeur, 1992

vendredi, 01 septembre 2006

Roch-Gérard Salager

medium_couverture_de-voix-de-silence-et-d-eau_Roch-Gerard-Salager_small.jpgRoch-Gérard Salager a publié quatre titres à ce jour : Corps gisant lisse et nu et Paysages d'urgence, chez Jacques Brémond, De voix, de silence et d'eau et  Jour de l'an aux éditions La Dragonne. Il poursuit une oeuvre très exigeante et originale, très décalée même. Rien ici de facile, d'évident, Roch-Gérard Salager creuse, fouille les mots, l'écriture est extrêment précise, si concentrée qu'elle en acquiert une certaine rondeur, une puissante subtilité, rendue à sa musicalité finalement : La désignation libère ce que le sens concède au monde, toujours en référence à une histoire, des lieux : Est-il vraiment heureux, ou bien simplement vrai, que la mobilité s'apparente à une sorte de tumulte alors que tout suggérait à l'homme de côtoyer la lente patience du lieu ?

"De voix, de silence et d'eau est une promenade littéraire qui nous emmène à Maguelone, mais aussi sur le Canal du Midi, au Pont du Diable près de Saint-Guillem le Désert et à Montpellier. Il est juste d'affirmer que le lieu appartient à l'espace. Du pied des dunes pourtant, lorsqu'il emprunte le chemin carrossable qui conduit aux édifices de Maguelone, le visiteur est saisi du sentiment contraire : ici le lieu commande à l'espace dont il reste solidaire cependant.

Les lieux décrits et visités s'enrichissent au fur et à mesure d'éléments qui s'y rattachent - on est vraiment dans une promenade littéraire - si bien qu'on est toujours là et en même temps ailleurs, dans une histoire, des mythologies, mais aussi une réalité, un vrai regard sur le monde, au fin fond de nous-mêmes finalement.

medium_L53357.jpgLouazna remarque que son père se fâche lorsqu'il est photographié ou filmé sur les plateaux du nord de l'Afrique en compagnie des bêtes dont il surveille le pâturage. Sa colère se fonde sur la conviction que la pellicule incarcère un instant arraché à tous les instants du monde et, partant, qu'un maillon irremplaçable fera défaut dans le kaléidoscope universel. Les bergers touaregs, poursuit Louazna, considèrent qu'un instant détourné, pour mince qu'il soit, peut provoquer un désordre cosmique susceptible de contrarier un homme en passe d'améliorer sa condition après bien des efforts, d'un autre sur le point d'acquitter une dette envers lui-même, d'un autre encore tout près d'obtenir les faveurs de la bien-aimée, la miséricorde des pierres, l'eau claire d'une oasis... Cela rejoint sans doute cette observation que Cézanne couche sur le papier d'une lettre adressée à son père. "L'instant du monde que je souhaite peindre ne peut être figé."

jeudi, 31 août 2006

Dérives sur le Nil

    Il observa l'ombre au-delà du pont, y vit une énorme baleine qui s'approchait silencieusement de la péniche. Ce n'était certes pas ce qu'il avait vu de plus étonnant dans le Nil à la tombée de la nuit. Mais cette fois-ci, l'animal ouvrait une gueule immense, comme s'il voulait engloutir la péniche...
    La conversation se poursuivait sans qu'ils attachent de l'importance à sa vision. Il décida donc d'attendre la suite des événements sans s'en faire. Mais, soudain, la baleine s'arrêta et cligna de l'oeil en disant: "Je suis la baleine qui a sauvé Jonas." Puis elle recula et disparut. Anis se mit à rire, et Layla Zaydan lui en demanda la raison. Il répondit, évasif:
    " D'étranges apparitions...
    - Et pourquoi ne les verrions-nous pas nous aussi? "
    Il rétorqua, sans cesser de s'activer:
    " C'est parce que, comme disait le grand cheikh, le distrait n'arrive jamais à rien.
    - Pas de cheikh pour nous, espèce d'imposteur!
    - Il n'y a pas un mètre carré de terre au monde qui soit à l'abri des séismes!
    - Qui ne manque pas non plus de musique et de danse!
    - Si tu veux vraiment rire de bon coeur, contemple la terre d'en haut.
    - Heureux ceux qui sont en haut!
    - Mais avec la nouvelle loi des finances, les esprits vont s'apaiser.
    - La loi s'applique-t-elle aussi aux animaux?
    - J'ai bien peur qu'elle ne s'applique d'abord aux animaux...
                                                        Naguib Mahfouz     Dérives sur le Nil, chapitre 3.

06:56 Publié dans Grands textes | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : mahfouz, nil, egypte

mercredi, 16 août 2006

On ne sent pas du tout la contradiction entre être et paraître

« Qu’est-ce que les grecs admiraient dans Ulysse ? Avant tout la faculté de mentir et de répondre par des représailles rusées et terribles ; puis d’être à la hauteur des circonstances ; paraître, si cela est nécessaire, plus noble que le plus noble ; savoir être tout ce que l’on veut ; la ténacité héroïque ; mettre tous les moyens à son service ; avoir de l’esprit – l’Esprit d’Ulysse fait l’admiration des dieux, ils sourient en y songeant - : tout cela constitue l’idéal grec. Ce qu’il y a de curieux, dans tout cela, c’est que l’on ne sent pas du tout la contradiction entre être et paraître et que, par conséquent, on n’y attache aucune valeur morale. Y eut-il jamais des comédiens aussi accomplis ? » : Nietzsche, Aurore.

mardi, 01 août 2006

Le sens du don

« Offrir son corps comme un objet agréable, donner gratuitement du plaisir : voilà ce que les occidentaux ne savent plus faire. Ils ont complètement perdu le sens du don. Ils ont beau s’acharner, ils ne parviennent plus à ressentir le sexe comme naturel. Non seulement ils ont honte de leur propre corps, qui n’est pas à la hauteur des standards du porno, mais, pour les mêmes raisons, ils n’éprouvent plus aucune attirance pour le corps de l’autre. Il est impossible de faire l’amour sans un certain abandon, sans l’acceptation au moins temporaire d’un certain état de dépendance et de faiblesse. L’exaltation sentimentale et l’obsession sexuelle ont la même origine, toutes deux procèdent d’un oubli partiel de soi ; ce n’est pas un domaine dans lequel on puisse se réaliser sans se perdre. Nous sommes devenus froids, rationnels, extrêmement conscients de notre existence individuelle et de nos droits ; nous souhaitons avant tout éviter l’aliénation et la dépendance ; en outre nous sommes obsédés par la santé et l’hygiène : ce ne sont pas vraiment des conditions idéales pour faire l’amour : Au point où nous en sommes, la professionnalisation de l’amour en Occident est devenue inéluctable. » 

Michel Houellebecq 

Admiration, chasse, ambiguïté

« Nul esprit généreux ne s’arrête en soi : il prétend toujours et va outre ses forces ; il a des élans au-delà de ses effets ; s’il ne s’avance et ne se presse et ne s’accule et ne se choque, il n’est vif qu’à demi ; ses poursuites sont sans terme et sans forme ; son aliment c’est admiration, chasse, ambiguïté ».

Montaigne

mercredi, 26 juillet 2006

Un diamant

Les collines verdoyaient, fleurissaient à profusion des campanules d’un bleu comme des yeux d’enfant, dans les champs de Koïwaï, les tiges du fourrage et de l’avoine cliquetaient en étincelant. A présent, c’était le vent du sud qui soufflait. Le printemps avait complètement transformé le léger duvet des deux anémones en une frange vivante de poils argentés. Dans les prés,  des feuilles de peupliers couleur d’étain voltigeaient, quand les herbes émettaient une lumière bleue et dorée, les deux barbichettes d’argent des anémones tremblaient, prêtes désormais à s’envoler. Un vent froid et transparent comme de l’eau s’insinuait soyeusement entre les feuilles desséchées et les ombres très noires des nuages se réfléchissaient en contours vifs sur la couronne d’argent du mont Iwaté.

Kenji Mijazawa, Le Diamant du Bouddha

16:12 Publié dans Grands textes | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : Miyazawa

lundi, 24 juillet 2006

Il en est des baisers

Il en est des baisers comme des confidences : ils s'attirent, ils s'accélèrent, ils s'échauffent les uns par les autres. En effet, le premier ne fut pas plus tôt donné, qu'un second le suivit, puis un autre : ils se pressaient, ils entrecoupaient la conversation, ils la remplaçaient ; à peine enfin laissaient-ils aux soupirs la liberté de s'échapper. Le silence survint ; on l'entendit (car on entend quelquefois le silence) : il effraya. Nous nous levâmes sans mot dire, et recommençâmes à marcher. « Il faut rentrer, dit-elle, l'air du soir ne nous vaut rien.

Vivant Denon, Point de lendemain, édition de 1812

dimanche, 23 juillet 2006

La bougie


medium_la_anunciacion.jpgLa nuit parfois ravive une plante singulière dont la lueur décompose les chambres meublées en massifs d'ombre.
Sa feuille d'or tient impassible au creux d'une colonnette d'albâtre par un pédoncule très noir.
Les papillons miteux l'assaillent de préférence à la lune trop haute, qui vaporise les bois. Mais brûlés aussitôt ou vannés dans la bagarre, tous frémissent aux bords d'une frénésie voisine de la stupeur.
Cependant la bougie, par le vacillement des clartés sur le livre au brusque dégagement des fumées originales encourage le lecteur, - puis s'incline sur son assiette et se noie dans son aliment.

Francis Ponge, Le parti pris des choses Gallimard 1942

Tintoretto, l'Annonciation

vendredi, 21 juillet 2006

La clef et le résumé parfait de tous les autres

medium_women_pl_20tintoretto.jpgUne autre superstition de ces âges est arrivée jusqu'à nous : celle de l’Homme du Livre. Sur quelque étagère de quelque hexagone, raisonnait-on, il doit exister un livre qui est la clef et le résumé parfait de tous les autres : il y a un bibliothécaire qui a pris connaissance de ce livre et qui est semblable à un dieu. Dans la langue de cette zone persistent encore des traces du culte voué à ce lointain fonctionnaire. Beaucoup de pèlerinages s'organisèrent à sa recherche, qui un siècle durant battirent vainement les plus divers horizons. Comment localiser le vénérable et secret hexagone qui l'abritait ? Une méthode rétrograde fut proposée : pour localiser le livre A, on consulterait au préalable le livre B qui indiquerait la place de A ; pour localiser le livre B, on consulterait au préalable le livre C, et ainsi jusqu’à l'infini... C'est en de semblables aventures que j'ai moi-même prodigué mes forces, usé mes ans. Il est certain que dans quelque étagère de l'univers ce livre total doit exister ; je supplie les dieux ignorés qu'un homme – ne fût-ce qu’un seul, il y a des milliers d'années – l'ait eu entre les mains, l'ait lu. Si l'honneur, la sagesse et la joie ne sont pas pour moi, qu'ils soient pour d'autres. Que le ciel existe, même si ma place est l'enfer. Que je sois outragé et anéanti, pourvu qu'en un être, en un instant, Ton énorme Bibliothèque se justifie.

J.L. Borges, La bibliothèque de Babel

Tintoretto

mardi, 04 juillet 2006

Phrase en étoile

medium_Aegypten_20DENON_20271_20Femme_20egyptienne_20dans_20le_20harem_les_20cheveux_20epars-5.jpgLe vent était contraire ; la sortie fut difficile ; nous abordâmes deux autres bâtiments ; pronostic fâcheux ; un Romain serait rentré ; mais ce Romain aurait eu tort, car le hasard, qui nous sert presque toujours mieux que nous le servons nous-mêmes, en ne me laissant rien faire comme je le voulais, en me conduisant aveuglément à tout ce que je voulais faire, me mit dès ce moment aux avant-postes, que je ne devais pas quitter de toute l'expédition.

Vivant Denon, Voyage dans la Basse et Haute Egypte

VOYAGE EN ÉGYPTE Femme égyptienne dans le harem-les cheveux épars ; Dominique Vivant-Denon.Eau-forte

 

dimanche, 25 juin 2006

La force du faible

Il faut de l’humilité pour tenir un journal, autant au moins que pour écrire un roman. Ce sont des domaines où, comme en amour, en art ou en piété, il est préférable de ne pas chercher à exposer ni imposer sa supériorité – ou du moins l’intime conviction qu’on a, ou plus sûrement qu’on voudrait bien avoir, de sa grandeur.
Or nous, écrivains français contemporains, avons tendance à nous comporter comme Goebbels qui, pour séduire Leni Riefenstahl qui préférait les beaux garçons, en parfait goujat lui offrait, au lieu de quelque bouquet, un médaillon orné de son propre portrait de propagandiste en chef.
Il y a erreur sur le péché de nombrilisme que bien des curés reprochent à la littérature française d’aujourd’hui. L’autofiction, l’autoportrait, l’auto-analyse ne sont pas des fautes. Bien des très grands ont pratiqué ces genres avant nous, et avant même qu’on leur ait donné un nom. Quelqu’il soit, le genre en art n’est jamais une faute. La seule faute pour un artiste est de ne pas atteindre à l’art. Et la seule faute pour une culture est de ne produire aucun artiste supérieur.
Si la littérature française est pourtant bel et bien affligée de nombrilisme, c’est moins à cause de la tendance que nous avons à nous lamenter au vu et revu de ce petit bout de chair coupée qui témoigne de la perte irrémédiable de notre paradis intime, qu’en vertu de l’effet puéril autant que compensatoire que nous recherchons dans la démonstration de l’extraordinaire singularité de notre personne.
Pour le dire plus vite, l’effet « m’as-tu-vu » auquel tout enfant de deux ou trois ans a recours lorsque, dans un monde où il se sait trop petit, il lui parait vital d’attirer l’attention et de rappeler son importance, par toute sorte de singeries ou caprices, aux adultes distraits.
Pour le dire plus précisément, notre faute est de ne savoir écrire sans adopter une posture. De ne savoir chercher notre force qu’en faisant usage de la force, alors que c’est dans la faiblesse reconnue que se trouve toute force transcendante. Kafka a la force du faible, Shakespeare ou Dostoïevski ou Faulkner aussi, qui se retirent d’eux-mêmes pour faire don de toute leur humanité à leurs personnages, Montaigne aussi qui s’autopsie comme on s’offre en précis et tendre holocauste, ou encore Céline ou Sade qui se livrent à la haine et à l’abîme en bourreaux expiatoires de l’infinie mauvaiseté humaine… Ceux-là comme tous les grands poètes sont des humbles, dussent-ils afficher l’orgueil démesuré d’un Nietzsche, qui ne nous parlerait pas s’il n’était en réalité la marque d’une extrême compassion, celle, en définitive, d’un « Crucifié », ainsi qu’en l’ultime moment il (se) signa.
Ayant fait le chemin jusqu’au tombeau de soi-même, ce n’est pas seulement du chemin et du tombeau que l’on pourra témoigner, c’est aussi de la résurrection. La vie d’un artiste est faite de mille morts et de mille résurrections, mais il ne saurait atteindre la vie éternelle s’il ne savait se laisser piétiner, y compris et d’abord par lui-même. (Où il ne faut évidemment voir aucun masochisme, mais au contraire la joie et l’orgueil « transhumains » de l’Ubermensch nietzschéen, ou du trasumanar du voyageur dantesque).
Alina Reyes (Journal, 31 janvier 2005)

Ce texte est lisible dans l'atelier d'Alina, sur son site

vendredi, 12 mai 2006

Le corbeau

Et le corbeau, immuable, est toujours installé sur le buste pâle de Pallas, juste au-dessus de la porte de ma chambre; et ses yeux ont toute la semblance des yeux d'un démon qui rêve; et la lumière de la lampe, en ruisselant sur lui, projette son ombre sur le plancher; et mon âme, hors du cercle de cette ombre qui gît flottante sur le plancher, ne pourra plus s'élever, - jamais plus!
Edgar Poe (traduit par Charles Baudelaire)

mercredi, 05 avril 2006

Le langage, en art...

Le langage, en art, demeure donc une affaire extrêmement ambiguë, des sables mouvants, un trampoline, une mare gelée qui pourrait bien céder sous vos pieds, à vous l’auteur, d’un instant à l’autre.

Mais, comme je le disais, la quête de la vérité ne peut jamais s’arrêter. Elle ne saurait être ajournée, elle ne saurait être différée. Il faut l’affronter là, tout de suite.

Harold Pinter, Conférence Nobel : Art, vérité et politique

dimanche, 02 avril 2006

Oui, c'est quasiment comme une sorte de honte qui me vient !

Quand je pense aussi à ces pauvres bougres qui s'essoufflent jour après jour à boursicoter comme broutent des baudets au bout d'une corde et, le kiki serré d'angoisse, taquinent le C.A.C. pour tenter de s'en sortir, étendre au-delà de leur paillasse un empire de pacotille, qui grenouillent à perdre haleine dans l'immobilier pour vendre du sommeil au fleuron de l'immigration et tirer de ce manège matière à nourrir dans la rudesse une triplette de rejetons, mâles et femelle confondus, tandis qu'ayant moi-même abandonné depuis lurette tout projet de progéniture dans les limbes je donne l'apparence d'un qui se goberge de bons vins, sans cesse ne songe qu'à faire bamboche avec la bohème du faubourg aux frais, bien sûr, de la princesse, se la coule douce au soleil sous les palétuviers roses et ne montre en cela nulle marque de repentir ni n'a seulement souci du temps qui passe, alors, oui, c'est quasiment comme une sorte de honte qui me vient !

Pierre Autin-Grenier, Friterie-Bar Brunetti, Gallimard, col L'Arpenteur, 2005

 

vendredi, 31 mars 2006

— Raconte, ça te soulagera, ils disent. Tu parles !


        À tantôt soixante piges, après s’être enfilé tout le sale boulot de vivre jusque-là, surtout quand on a commencé croupignoteux comme moi, et devoir encore buriner dur dans la clownerie pour tenter de faire bouillir l’amère marmite du quotidien, à peine de-ci de-là un instant pour trinquer un coup tranquille entre copains en guise de maigre consolation, vous pouvez imaginer que ce n’est pas dégoiser à l’infini toujours les mêmes salades sur mes interminables tourments et traques multiples qui va pouvoir m’alléger l’âme de tous les crimes et pataquès alentour. Non plus me donner à voir sous meilleur angle les crapoteux obsédés par l’idée de me chercher sans cesse des charrettes de chiens enragés dans la tête, pas davantage les regarder comme moins lâches et moins Marius, eux, et leurs bonnes femmes mieux bêtes qu’un morceau de bois, tous délirants qu’ils sont à me traiter d’individu aviné et vain guignol tant est fielleuse leur cervelle et crasse leur inculture.

       Alors raconter encore et encore …

Pierre Autin-Grenier, Friterie-Bar Brunetti, début du texte

Gallimard, col L'Arpenteur, 2005

vendredi, 17 mars 2006

La jeunesse triomphe de tout

La faiblesse fondamentale de l'homme ne réside nullement en ceci qu'il ne peut pas être vainqueur, mais dans le fait qu'il ne peut pas exploiter la victoire. La jeunesse triomphe de tout, de l'imposture originelle, de la sournoise invention diabolique, mais personne n'est là pour saisir la victoire au vol, pour lui communiquer la vie, car alors la jeunesse est déjà passée. La vieillesse n'ose plus toucher à la victoire, et la nouvelle jeunesse, torturée par la nouvelle attaque qui va incessamment s'engager, veut sa victoire personnelle. C'est ainsi que le diable est certes constamment vaincu, mais jamais anéanti.

Kafka

mardi, 28 février 2006

Rien n’était si beau, si leste, si brillant...

Rien n’était si beau, si leste, si brillant, si bien ordonné que les deux armées. Les trompettes, les fifres, les hautbois, les tambours, les canons, formaient une harmonie telle qu’il n’y en eut jamais en enfer. Les canons renversèrent d’abord à peu près six mille hommes de chaque côté; ensuite la mousqueterie ôta du meilleur des mondes environ neuf à dix mille coquins qui en infectaient la surface. La baïonnette fut aussi la raison suffisante de la mort de quelques milliers d’hommes. Le tout pouvait bien se monter à une trentaine de mille âmes. Candide, qui tremblait comme un philosophe, se cacha du mieux qu’il put pendant cette boucherie héroïque. Enfin, tandis que les deux rois faisaient chanter des Te Deum chacun dans son camp, il prit le parti d’aller raisonner ailleurs des effets et des causes. Il passa par-dessus des tas de morts et de mourants, et gagna d’abord un village voisin; il était en cendres: c’était un village abare que les Bulgares avaient brûlé, selon les lois du droit public. Ici des vieillards criblés de coups regardaient mourir leurs femmes égorgées, qui tenaient leurs enfants à leurs mamelles sanglantes; là des filles éventrées après avoir assouvi les besoins naturels de quelques héros rendaient les derniers soupirs; d’autres, à demi brûlées, criaient qu’on achevât de leur donner la mort. Des cervelles étaient répandues sur la terre à côté de bras et de jambes coupés. 

Voltaire, Candide