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jeudi, 26 janvier 2006

Vêtue d'un feu ?

« Cette jeune femme qui venait d'entrer était comme entourée d'une vapeur - vêtue d'un feu ? tout se décolorait, se glaçait, auprès de ce teint rêvé sur un accord parfait de rouillé et de vert : l'ancienne Égypte, une petite fougère inoubliable rampant au mur intérieur d'un très vieux puits, le plus vaste, le plus profond, et le plus noir de tous ceux sur lesquels je me suis penché, à Villeneuve-lès-Avignon, dans les ruines d'une ville splendide du XIVe siècle français, aujourd'hui abandonnée aux bohémiens."

André Breton, L'amour fou

mercredi, 25 janvier 2006

La seule devant laquelle je me sois jamais incliné

Au beau printemps de 1952 vous viendrez d'avoir seize ans et peut-être serez-vous tentée d'entrouvrir ce livre dont j'aime à penser qu'euphoniquement le titre vous sera porté par le vent qui courbe les aubépines... Tous les rêves, tous les espoirs, toutes les illusions danseront, j'espère, nuit et jour à la lueur de vos boucles et je ne serai sans doute plus là, moi qui ne désirerais y être que pour vous voir. Les cavaliers mystérieux et splendides passeront à toutes brides, au crépuscule, le long des ruisseaux changeants. Sous de légers voiles vert d'eau, d'un pas de somnambule une jeune fille glissera sous de hautes voûtes, où clignera seule une lampe votive. Mais les esprits des joncs, mais les chats minuscules qui font semblant de dormir dans les bagues, mais l'élégant revolver-joujou perforé du mot « Bal » vous garderont de prendre ces scènes au tragique. Quelle que soit la part jamais assez belle, ou tout autre, qui vous soit faite, je ne puis savoir. Vous vous plairez à vivre, à tout attendre de l'amour. Quoi qu'il advienne d'ici que vous preniez connaissance de cette lettre - il semble que c'est l'insupposable qui doit advenir - laissez-moi penser que vous serez prête alors à incarner cette puissance éternelle de la femme, la seule devant laquelle je me sois jamais incliné. Que vous veniez de fermer un pupitre sur un monde bleu corbeau de toute fantaisie ou de vous profiler, à l'exception d'un bouquet à votre corsage, en silhouette solaire sur le mur d'une fabrique - je suis loin d'être fixé sur votre avenir laissez-moi croire que ces mots : « L'amour fou » seront un jour seuls en rapport avec votre vertige.  

Breton, l'amour fou

Le baiser

Pour en revenir aux histoires amoureuses, érotiques, etc., la question est finalement de savoir si ça embrasse pour de vrai ou pas. On n'arrive pas comme ça aux «baisers comme des cascades, orageux et secrets, fourmillants et profonds ». Au commencement sont les bouches, les langues, les appétits, le goût, les salivations discrètes. Il est révélateur que la lourde et laide industrie porno insiste sur les organes pourdétourner l'attention de la vraie passion intérieure, celle qui se manifeste d'une bouche à l'autre. Manger et boire l'autre, être cannibale avec lui, respirer son souille, son «âme », parler la langue qui parle enfin toutes les langues, trouver son chemin grâce au don des langues, c'est là que se situe la chose, le reste s'ensuit. La mécanique organique peut produire ses effets, elle n'est pas dans le coup oral et respiratoire. Les prostituées n'embrassent pas, et leur cul, de même,reste interdit, réservé au mac. Une petite salope, d'aujourd'hui, en revanche, peut branler, faire la pipe à fond, et même se laisser enculer, mais n'embrasse pas, ou pas vraiment, et ça se sent tout de suite. Embrasser vraiment, au souffle, prouve le vrai désir, tout le reste est blabla. Dire que qui trop embrasse mal étreint est un préjugé populaire. Une femme qui embrasse à fond un homme (ou une autre femme) s'embrasse elle-même et se situe d'emblée dans un hors-la-loi aristocratique. Rien n'est plus sérieux, vicieux, délicieux, incestueux, scandaleux. Il faut mêler la parole à cet élan, ceux qui ne parlent pas en baisant s'illusionnent, quelles que soient les prestations machiniques et le vocabulaire obscène. Un baiser orageux et soudain avec une femme par ailleurs insoupçonnable vaut mille fois mieux qu'un bourrage vaginal primaire ou une fellation programmée. On s'embrasse encore sans préservatifs buccaux, n'est-ce pas, c'est possible. Possible, mais, logiquement, en voie de disparition. C'est trop généreux, trop gratuit, trop enfantin, trop intime. Le baiser-cascade est en même temps un hommage hyperverbal : on embrasse le langage de l'autre,c'est-à-dire ce qui enveloppe son corps. Mais oui, c'est une eucharistie, une communion, une hostie, unepénétration sans traces, ce qu'a bien compris le fondateur du banquet crucial. Le narrateur enchanté de la Recherche du temps perdu note, lui, dès le départ, que le baiser tant attendu de sa mère, le soir, est comme une «hostie », une « communion », une « présence réelle» qui vont lui donner la paix du sommeil. Mme Proust est-elle allée peu à peu jusqu'à glisser légèrement en tout bien tout honneur, sa langue entre les lèvres de son petit communiant? «Prenez, mangez, buvez.» Il est amusant que les Anglo-Saxons, si puritains, aient inventé l'expression «French kiss» pour désigner le baiser à langue. Frisson du fruit défendu, rejet. La réticence à embrasser dit tout, et révèle la fausse monnaie. Le moindre recul, la moindre hésitation, le plus petit détournement de tête, la plus légère répulsion ou volonté d'abréviation ou d'interruption (pour passer à l'acte sexuel proprement dit, c'est-à-dire, en fait, s'éloigner) sont des signaux dont l'explorateur avisé tient compte. Il sait aussitôt s'il est réellement admis ou pas. «Ceci est mon corps, ceci est mon sang), l'au-delà de la mort parle. Bite, couilles, foutre, clitoris, vagin, cul, tout le cirque vient en plus, jamais le contraire. Une femme qui ne vous embrasse pas vraiment ne vous aime pas, et ce n'est pas grave. Elle peut poser sa bouche sur la vôtre, vous embrasser à la russe ou à l'amicale, aller même jusqu'au patin appuyé cinéma, mais la présence réelle, justement, ne sera pas là. Une expression apparemment innocente comme «bisous», de plus en plus employée, en dit long sur la désertification sensuelle. Plus de pain, plus de brioche, plus de vin, et surtout plus de mots; c'est pareil.  

Une vie divine, Philippe Sollers

dimanche, 22 janvier 2006

Quelques considérations d’après « La science de la guérilla », de T.E. Lawrence.

(D'après le roman : "Le secret" de Philippe Sollers) :

La force réside dans la profondeur d’action et non dans le front. Dans la guerre irrégulière, ce que font les hommes est assez peu important, ce qu’ils pensent, en revanche, est capital. L’essentiel au fond est d’amener peu à peu l’ennemi au désespoir, ce qui signifie un plein emploi stratégique plus que tactique et le fait constant de « se trouver plus faible que l’ennemi, sauf sur un point ». On compte donc sur la vitesse, la mobilité, le temps, l’avancée rapide suivie du recul immédiat, le coup porté et aussitôt interrompu pour être porté ailleurs, le modèle devenant celui musical de la portée et non de la force, avec initiative individuelle et, comme dans le jazz, une improvisation collective de tous les instants. Les irréguliers combattent le plus souvent sans se connaître, parfois même en évitant de se connaître, ou encore sans s’admettre entre eux. Ceci est vrai aussi désormais pour la guerre spirituelle et sa substance fluide et réversible de temps comme de mémoire. Dans la guerre irrégulière, le commandement central n’a plus besoin d’être réellement incarné par tel ou tel, la logique y suffit, si elle est portée à une certaine puissance.
On part du principe que l’ennemi croit à la guerre, au sens où un penseur irrégulier comme Kafka, par exemple, disait qu’une des séductions les plus fortes du Mal est de pousser au combat. L’adversaire croit à la guerre, il en a besoin (ne serait-ce que pour vendre des armes) , il lui faut susciter des conflits en attisant les haines.
La rébellion doit disposer d’une base inattaquable, d’un endroit préservé non seulement de toute attaque mais de toute crainte. De cette façon on peut se contenter de deux pour cent d’activité en force de choc et profiter d’un milieu à 98 % de passivité sympathique. L’expression évangélique « qui n’est pas contre nous est pour nous » trouve ainsi son application militaire. Vitesse, endurance, ubiquité, indépendance, stratégie (étude constante des communications) plus que tactique. Il s’agit avant tout de casser chez l’autre sa volonté viscérale d’affrontement. Il cherche à vous imposer sa logique de mort, à vous fasciner avec votre propre mort, vous refusez et refusez encore, vous l’obligez à répéter dans le vide son obstination butée, vous continuez comme si de rien n’était, vous lui renvoyez sans cesse son désir négatif, bref vous finissez par l’user, le déséquilibrer, c’est le moment de passer à l’attaque. Tel est pris qui croyait prendre. Le premier élément est le Temps lui-même, la Mémoire. Le deuxième élément, biologique, n’est plus la destruction éventuelle des corps (tout indique qu’ils n’ont plus la moindre importance) mais le regard détaché sur leur inanité transitoire et leurs modes de reproduction de plus en plus artificiels. Enfin les 9/10 èmes de la tactique sont sûrs et enseignés dans les livres mais le dernier dixième de l’aventure peut être qualifié de « Providence ». Après tout, quelqu’un, entouré seulement de douze techniciens, a ainsi atteint des résultats étonnants. Il ne s’agissait pas de paix mais de guerre, la plus irrégulière qui soit, même pas « sainte », à y regarder de plus près (comme si elle en avait pris les formes pour s’opposer justement, à ces formes).
Conclusion : la guerre irrégulière repose sur une paix si profonde que tout désir de guerre s’y noie et s’y perd. On fait la guerre à la guerre, on traite le mal par le mal, on fait mourir la mort avec la mort (mort où est ta victoire ?) , on circule à grande vitesse dans une immobilité parfaite, on ne vise aucun but, et c’est pourquoi, finalement, il y en a un.

mardi, 17 janvier 2006

Etre et paraître

Qu'est-ce que les Grecs admiraient en Ulysse? Avant tout la faculté de mentir et de répondre par des représailles rusées et terribles; puis d'être à la hauteur des circonstances ; paraître, si cela est nécessaire, plus noble que le plus noble ; savoir être tout ce que l'on veut ; la ténacité héroïque ; mettre tous les moyens à son service ; avoir de l'esprit - l'esprit d'Ulysse fait l'admiration des dieux, ils sourient en y songeant : tout cela constitue l'idéal grec ! Ce qu'il y a de curieux dans tout cela, c'est que l'on ne sent pas du tout la contradiction entre être et paraître et que par conséquent on n'y attache aucune valeur morale. Y eut-il jamais des comédiens aussi accomplis ?

Nietzsche, Aurore

lundi, 16 janvier 2006

Connaître son défaut dominant

Chacun en a un, qui fait son contrepoids à sa perfection dominante ; et si l’inclination le seconde, il domine en tyran. Que l’on commence donc à lui faire la guerre en la lui déclarant ; et que ce soit par un manifeste. Car s’il est connu, il sera vaincu ; et particulièrement si celui qui l’a le juge aussi grand qu’il paraît aux autres. Pour être maître de soi, il est besoin de réfléchir sur soi. Si une fois cette racine des imperfections est arrachée, l’on viendra à bout de tous les autres.

Balthazar Gracian

samedi, 14 janvier 2006

Un explorateur-né

Quand j'essaie de m'imaginer le portrait d'un lecteur parfait, cela donne toujours un monstre de courage et de curiosité, et en outre quelque chose de souple, de rusé, de prudent, un aventurier et un explorateur-né.

Nietzsche, Ecce homo

mercredi, 11 janvier 2006

Lentement...

 Et pour finir : pourquoi devrions-nous dire si fort et avec tant d'ardeur ce que nous sommes, ce que nous voulons ou ne voulons pas ? Considérons-le avec plus de froideur, de distance, d'intelligence, de hauteur, disons-le comme cela peut être dit entre nous, si discrètement que le monde entier ne l'entende pas, que le monde entier ne nous entende pas ! Surtout, disons-le lentement...

Nietzsche, Aurore 

mardi, 10 janvier 2006

Principe de la " foi "

Celui qui ne sait pas mettre sa volonté dans les choses veut du moins leur donner un sens : ce qui le fait croire qu'il y a déjà une volonté en elles (Principe de la « foi »)

Nietzsche, Le crépuscule des idoles

Le solitaire

Je déteste autant de suivre que de conduire.
Obéir ? Non ! Et gouverner jamais !
Celui qui n'est pas terrible pour lui, n'inspire la terreur à personne
Et seul celui qui inspire la terreur peut conduire les autres.
Je déteste déjà me conduire moi-même !
J'aime, comme les animaux des forêts et des mers,
A me perdre pour un bon moment,
A m'accroupir, rêveur, dans des déserts charmants,
A me rappeler enfin moi-même, de loin,
Et à me séduire moi-même.


Nietzsche, Le gai savoir

samedi, 07 janvier 2006

Pareil à un animal marin qui prend le soleil entre les rochers

Il est ensoleillé, lisse, heureux, pareil à un animal marin qui prend le soleil entre les rochers. Après tout, cet animal marin, c'était moi : presque chaque phrase de ce livre a été pensée, est éclose hors de cet entassement confus de rochers, près de Gênes où j'étais seul, dans l'intimité de la mer.

Nietzsche à propos d'un de ses livres, huit ans plus tard

(Cité par P. Sollers dans "Une vie divine")

jeudi, 05 janvier 2006

Un des meilleurs théologiens de tous les temps

"Mais me direz-vous, avec une spontanéité candide, le Diable n'existe pas. En effet. Mais sa fonction est justement de faire croire que ce qui n'existe pas existe. "Le non-être est", voilà sa répétition. Le non-être pourrait être ? Il est possible que le non-être soit ? Les mortels se laissent pénétrer et convaincre. Prince de ce monde, bien sûr, puisque ce monde n'est que celui de l'opinion à propos de ce qui n'est pas. Aller en enfer, signifie : vous aurez à souffrir, comme si vous étiez, de ne pas être. Diable veut dire étymologiquement : qui divise.

Je consulte là-dessus un des meilleurs théologiens de tous les temps : Kafka. (...) "Les êtres perpétuellement méfiants sont ceux qui supposent qu'à côté de la grande imposture originelle, on a encore arrangé exprès pour eux une petite imposture spéciale réservée à chaque cas ; que donc, quand on joue un drame d'amour sur scène, l'actrice, en plus du sourire mensonger qu'elle adresse à son amant, réserve encore un sourire particulièrement perfide à tel spectateur déterminé de la dernière galerie. Orgueil idiot."

Philippe Sollers, Le secret

samedi, 31 décembre 2005

Ne désespérez de rien

« Quelque critiques que puissent être la situation et les circonstances où vous vous trouvez, ne désespérez de rien ; c’est dans les occasions où tout est à craindre, qu’il ne faut rien craindre ; c’est lorsqu’on est environné de tous les dangers, qu’il n’en faut redouter aucun ; c’est lorsqu’on est sans aucune ressource, qu’il faut compter sur toutes ; c’est lorsqu’on est surpris, qu’il faut surprendre l’ennemi lui-même. »

Sun Tse  (L’Art de la guerre)

La durée, comme un orage...

A la longue, la main qui écrit vient d'un autre corps qui enveloppe et comprend le corps, ses déplacements, sa flexibilité, ses respirations, ses courbures, ses oublis, ses ondes, sa buée d'ondes. La durée, comme un orage, est mise à distance.

Philippe Sollers, Le secret

vendredi, 30 décembre 2005

J'ai de mes ancêtres gaulois

J'ai de mes ancêtres gaulois l'oeil bleu blanc, la cervelle étroite, et la maladresse dans la lutte. Je trouve mon habillement aussi barbare que le leur. Mais je ne beurre pas ma chevelure.

Les Gaulois étaient les écorcheurs de bêtes, les brûleurs d'herbes les plus ineptes de leur temps.

D'eux, j'ai : l'idolâtrie et l'amour du sacrilège ; - Oh ! tous les vices, colère, luxure, - magnifique, la luxure ; - surtout mensonge et paresse.

J'ai horreur de tous les métiers. Maîtres et ouvriers, tous paysans, ignobles. La main à plume vaut la main à charrue. - Quel siècle à mains ! - Je n'aurai jamais ma main. Après, la domesticité mène trop loin. L'honnêteté de la mendicité me navre. Les criminels dégoûtent comme des châtrés : moi, je suis intact, et ça m'est égal.

Rimbaud, Une saison en enfer

samedi, 24 décembre 2005

Ornières

À droite l'aube d'été éveille les feuilles et les vapeurs et les bruits de ce coin du parc, et les talus de gauche tiennent dans leur ombre violette les mille rapides ornières de la route humide. Défilé de féeries. En effet : des chars chargés d'animaux de bois doré, de mâts et de toiles bariolées, au grand galop de vingt chevaux de cirque tachetés, et les enfants et les hommes sur leurs bêtes les plus étonnantes ; - vingt véhicules, bossés, pavoisés et fleuris comme des carrosses anciens ou de contes, pleins d'enfants attifés pour une pastorale suburbaine. Même des cercueils sous leur dais de nuit dressant les panaches d'ébène, filant au trot des grandes juments bleues et noires.

Arthur Rimbaud  

mardi, 20 décembre 2005

Il est temps de réagir enfin contre ce qui nous choque et nous courbe si souverainement

Les perturbations , les anxiétés, les dépravations, la mort, les exceptions dans l'ordre physique ou moral, l'esprit de négation, les abrutissements, les hallucinations servies par la volonté, les tourments, la destruction, les renversements, les larmes, les insatiabilités, les asservissements, les imaginations creusantes, les romans, ce qui est inattendu, ce qu'il ne faut pas faire, les singularités chimiques du vautour mystérieux qui guette la charogne de quelque illusion morte, les expériences précoces et avortées, les obscurités à carapace de punaise, la monomanie terrible de l'orgueil, l'inoculation des stupeurs profondes, les oraisons funèbres, les envies, les trahisons, les tyrannies, les impiétés, les irritations, les acrimonies, les incartades agressives, la démence, le spleen, les épouvantements raisonnés, les inquiétudes étranges, que le lecteur préférerait ne pas éprouver, les grimaces, les névroses, les filières sanglantes par lesquelles on fait passer la logique aux abois, les exagérations, l'absence de sincérité, les scies, les platitudes, le sombre, le lugubre, les enfantements pires que les meurtres, les passions, le clan des romanciers de cours d'assises, les tragédies, les odes, les mélodrames, les extrêmes présentés à perpétuité, la raison impunément sifflée, les odeurs de poule mouillée, les affadissements, les grenouilles, les poulpes, les requins, le simoun des déserts, ce qui est somnambule, louche, nocturne, somnifère, noctambule, visqueux, phoque parlant, équivoque, poitrinaire, spasmodique, aphrodisiaque, anémique, borgne, hermaphrodite, bâtard, albinos, pédéraste, phénomène d'aquarium et femme à barbe, les heures soûles du découragement taciturne, les fantaisies, les âcretés, les monstres, les syllogismes démoralisateurs, les ordures, ce qui ne réfléchit pas comme l'enfant, la désolation, ce mancenillier intellectuel, les chancres parfumés, les cuisses aux camélias, la culpabilité d'un écrivain qui roule sur la pente du néant et se méprise lui-même avec des cris joyeux, les remords, les hypocrisies, les perspectives vagues qui vous broient dans leurs engrenages imperceptibles, les crachats sérieux sur les axiomes sacrés, la vermine et ses chatouillements insinuants, les préfaces insensées, comme celles de Cromwell, de Mlle de Maupin et de Dumas fils, les caducités, les impuissances, les blasphèmes, les asphyxies, les étouffements, les rages, - devant ces charniers immondes, que je rougis de nommer, il est temps de réagir enfin contre ce qui nous choque et nous courbe si souverainement.

Lautréamont, Poésies I

lundi, 19 décembre 2005

Le soleil était encore chaud

Le soleil était encore chaud ; cependant il n'éclairait presque plus la terre ; comme un flambeau placé devant les voûtes gigantesques ne les éclaire plus que par une faible lueur, ainsi le soleil, flambeau terrestre, s'éteignait en laissant échapper de son corps de feu une dernière et faible lueur, laissant encore cependant voir les feuilles vertes des arbres, les petites fleurs qui se flétrissaient, et le somnet gigantesque des pins, des peupliers et des chênes séculaires. Le vent rafraîchissant, c'est-à-dire une brise fraîche, agitait les feuilles des arbres avec un bruissement à peu près semblable à celui que faisait le bruit des eaux argentées du ruisseau qui coulait à mes pieds. Les fougères courbaient leur front vert devant le vent. Je m'endormis, non sans m'être abreuvé de l'eau du ruisseau.

Rimbaud (à 9 ans)

jeudi, 08 décembre 2005

Let's dance

Puis, ce fut l'emportement de l'amour qui veut être assouvi. Elle dansa comme les prêtresses des Indes, comme les Nubiennes des cataractes, comme les bacchantes de Lydie. Elle se renversait de tous les côtés, pareille à une fleur que la tempête agite. Les brillants de ses oreilles sautaient, l'étoffe de son dos chatoyait ; de ses bras, de ses pieds, de ses vêtements jaillissaient d'invisibles étincelles qui enflammaient les hommes. Une harpe chanta ; la multitude y répondit par des acclamations. Sans fléchir ses genoux en écartant les jambes, elle se courba si bien que son menton frôlait le plancher ; et les nomades habitués à l'abstinence, les soldats de Rome experts en débauches, les avares publicains, les vieux prêtres aigris par les disputes, tous, dilatant leurs narines, palpitaient de convoitise.

Ensuite elle tourna autour de la table d'Antipas, frénétiquement, comme le rhombe des sorcières ; et d'une voix que des sanglots de volupté entrecoupaient, il lui disait : «Viens ! viens !» » Elle tournait toujours ; les tympanons sonnaient à éclater, la foule hurlait. Mais le Tétrarque criait plus fort : «Viens ! viens ! Tu auras Capharnaum ! la plaine de Tibérias ! mes citadelles ! la moitié de mon royaume !»

Elle se jeta sur les mains, les talons en l'air, parcourut ainsi l'estrade comme un grand scarabée ; et s'arrêta, brusquement.

Sa nuque et ses vertèbres faisaient un angle droit. Les fourreaux de couleur qui enveloppaient ses jambes, lui passant par-dessus l'épaule, comme des arcs-en-ciel, accompagnaient sa figure, à une coudée du sol. Ses lèvres étaient peintes, ses sourcils très noirs, ses yeux presque terribles, et des gouttelettes à son front semblaient une vapeur sur du marbre blanc.

Elle ne parlait pas. Ils se regardaient.

Un claquement de doigts se fit dans la tribune. Elle y monta, reparut ; et, en zézayant un peu, prononça ces mots, d'un air enfantin :

«Je veux que tu me donnes dans un plat, la tête...» Elle avait oublié le nom, mais reprit en souriant : «La tête de Iaokanann !»

Flaubert, Hérodias

samedi, 03 décembre 2005

Sans espace ni temps est le règne de la Nuit

Le matin doit-il toujours revenir ? La puissance du Terrestre ne prend-elle jamais fin ? Une malheureuse turbulence dévore l’intuition céleste de la Nuit. L’intime sacrifice de l’Amour ne brûlera-t-il jamais éternellement ? Son temps a été mesuré, à la Lumière ; mais sans espace ni temps est le règne de la Nuit. - Éternelle est la durée du Sommeil. Sommeil sacré - ne comble pas trop rarement ceux qui sont voués à la Nuit en ce terrestre labeur quotidien. Seuls les fous te méconnaissent et ne savent d’aucun sommeil que l’ombre, que, compatissant, tu jettes sur nous dans ce crépuscule de la vraie Nuit. Ils ne te sentent pas dans le flot doré des grappes, - dans l’huile merveilleuse de l’amandier et le suc brun du pavot. Ils ne savent pas que c’est toi qui voltiges près de la gorge de la tendre vierge et fais de ce sein le paradis - ils ne pressentent pas qu’issu des anciennes légendes tu viens vers nous en ouvrant le ciel et que tu portes la clef pour les demeures des bienheureux, muet messager de mystères infinis.

Novalis, Hymnes à la nuit (suite)