lundi, 27 février 2006
Si le monde signifie quelque chose, c'est qu'il ne signifie rien - sauf qu'il est
« Je suis maintenant un vieil homme, et, comme beaucoup d'habitants de notre vieille Europe, la première partie de ma vie a été assez mouvementée : j'ai été témoin d'une révolution, j'ai fait la guerre dans des conditions particulièrement meurtrières (j'appartenais à l'un de ces régiments que les états-majors sacrifient froidement à l'avance et dont, en huit jours, il n'est pratiquement rien resté), j'ai été fait prisonnier, j'ai connu la faim, le travail physique jusqu'à l'épuisement, je me suis évadé, j'ai été gravement malade, plusieurs fois au bord de la mort, violente ou naturelle, j'ai côtoyé les gens les plus divers, aussi bien des prêtres que des incendiaires d'églises, de paisibles bourgeois que des anarchistes, des philosophes que des illettrés, j'ai partagé mon pain avec des truands, enfin j'ai voyagé un peu partout dans le monde... et cependant, je n'ai jamais encore, à 72 ans, découvert aucun sens à tout cela, si ce n'est, comme l'a dit, je crois, Barthes, après Shakespeare, que «si le monde signifie quelque chose, c'est qu'il ne signifie rien - sauf qu'il est»
Claude Simon, Discours de réception du prix Nobel de littérature, 1985
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jeudi, 23 février 2006
Max Rouquette
Costesoulane attendait les perdreaux et c'est la mort qui vint. Et la mort qui était pour les perdreaux servit pour lui. Et les perdreaux qui devaient être froids et l'oeil voilé à l'heure où le soleil se couche, ce soir étaient encore chauds et vifs, et leur sang qui devait rougir le gravier bleu de la forêt était encore tapi dans la ténèbre de leurs veines et courait sous la peau à chaque coup pressé de ces coeurs serrés comme des poings de colère. Mais les pierres eurent leur part de sang rouge, celui de Costesoulane, parce qu'il était dit et écrit qu'en ce jour le sacrifice du sang devait s'accomplir dans ce lieu désert de notre terre, sous un ciel mourant, et dans le souffle d'un vent qui a vu bien d'autres drames. Costesoulane vida sur les pierres toute la chaleur de ses veines, son sang venu de l'obscurité de son coeur et comme surpris de tant de lumière et de tant d'espace, coulait doucement sur la roche et serpentait comme un voyageur de hasard -- il s'accrochait aux fils de l'herbe, aux brindilles du thym, il descendait dans les creux entre les pierres et il fumait doucement et l'air en était tremblant. Costesoulane attendait les perdreaux et il ne savait pas pourquoi il était là, couché sur le ventre, avec cette tendresse qui lui faisait regarder de si près et avec tant de patience les herbes, les pierres et un trou de fourmis. |
Max Rouquette, Vert Paradis 1, La mort de Costesoulane |
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L'épouvantable immensité des poux
Que je prenne un moment de repos ? Impossible.
Koran, Zend-Avesta, livres sibyllins, Bible,
Talmud, Toldos Jeschut, Védas, lois de Manou,
Brahmes sanglants, santons fléchissant le genou,
Les contes, les romans, les terreurs, les croyances,
Les superstitions fouillant les consciences,
Puis-je ne pas sentir ces creusements profonds ?
J'en ai ma part. Veaux d'or, sphinx, chimères, griffons,
Les princes des démons et les princes des prêtres,
Synodes, sanhédrins, vils muphtis, scribes traîtres,
Ceux qui des empereurs bénissaient les soldats,
Ceux que payait Tibère et qui payaient Judas,
Ceux qui tendraient encore à Socrate le verre,
Ceux qui redonneraient à Jésus le calvaire,
Tous ces sadducéens, tous ces pharisiens,
Ces anges, que Satan reconnaît pour les siens,
Tout cela, c'est partout. C'est la puissance obscure.
Plaie énorme que fait une abjecte piqûre !
Ce contre-sens : Dieu vrai, les dogmes faux ; cuisson
Du mensonge qui s'est glissé dans la raison !
Démangeaison saignante, incurable, éternelle,
Que sent l'homme en son âme et l'oiseau sous son aile !
Oh ! L'infâme travail ! Ici Mahomet ; là
Cette tête, Wesley, sur ce corps, Loyola ;
Cisneros et Calvin, dont on sent les brûlures.
Ô faux révélateurs ! Ô jongleurs ! Vos allures
Sont louches, et vos pas sont tortueux ; l'effroi,
Et non l'amour, tel est le fond de votre loi ;
Vous faites grimacer l'éternelle figure ;
Vous naissez du sépulcre, et l'on sent que l'augure
Et le devin son pleins de l'ombre du tombeau,
Et que tous ces rêveurs, compagnons du corbeau,
Tous ces fakirs d'Ombos, de Stamboul et de Rome,
N'ont pu faire tomber tant de fables sur l'homme
Qu'en secouant les plis sinistres des linceuls.
Dieu n'étant aperçu que par les astres seuls,
Les penseurs, sachant bien qu'il est là sous ses voiles,
Ont toujours conseillé d'en croire les étoiles ;
Dieu, c'est un lieu fermé dont l'aurore a la clé,
Et la religion, c'est le ciel contemplé.
Mais vous ne voulez pas, prêtres, de cette église.
Vous voulez que la terre en votre livre lise
Tous vos songes, moloch, Vénus, Ève, Astarté,
Au lieu de lire au front des cieux la vérité.
De là la foi changée en crédulité ; l'âme
Éclipsant la raison dans une sombre flamme ;
De là tant d'êtres noirs serpentant dans la nuit.
L'imposture, par qui le vrai temple est détruit,
Est un colosse fait d'un amas de pygmées ;
Les sauterelles sont d'effrayantes armées ;
Ô mages grecs, romains, payens, indous, hébreux,
Le genre humain, couvert de rongeurs ténébreux,
Sent s'élargir sur lui vos hordes invisibles ;
Vous lui faites rêver tous les enfers possibles ;
Le peuple infortuné voit dans son cauchemar
Surgir Torquemada quand disparaît Omar.
Nul répit. Vous aimez les ténèbres utiles,
Et vous y rôdez, vils et vainqueurs, ô reptiles !
Sur toute cette terre, en tous lieux, dans les bois,
Dans le lit nuptial, dans l'alcôve des rois,
Dans les champs, sous l'autel sacré, dans la cellule,
Ce qui se traîne, couve, éclôt, va, vient, pullule,
C'est vous. Vous voulez tout, vous savez tout ; damner,
Bénir, prendre, jurer, tromper, servir, régner,
Briller même ; ramper n'empêche pas de luire.
Chuchotement hideux ! Je vous entends bruire.
Vous mangez votre proie énorme avec bonheur,
Et vous vous appelez entre vous monseigneur.
L'acarus au ciron doit donner de l'altesse.
Quelles que soient votre ombre et votre petitesse,
Je devine, malgré vos soins pour vous cacher,
Que vous êtes sur nous, et je vous sens marcher
Comme on sent remuer les mineurs dans la mine,
Et je ne puis dormir, tant je hais la vermine !
Vous êtes ce qui hait, ce qui mord, ce qui ment.
Vous êtes l'implacable et noir fourmillement.
Vous êtes ce prodige affreux, l'insaisissable.
Qu'on suppose vivants tous les vils grains de sable,
Ce sera vous. Rien, tout. Zéro, des millions.
L'horreur. Moins que des vers et plus que des lions.
L'insecte formidable. Ô monstrueux contraste !
Pas de nains plus chétifs, pas de pouvoir plus vaste.
L'univers est à vous, puisque vous l'emplissez.
Vous possédez les jours futurs, les jours passés,
Le temps, l'éternité, le sommeil, l'insomnie.
Vous êtes l'innombrable, et, dans l'ombre infinie,
Fétides, sur nos peaux mêlant vos petits pas,
Vous vous multipliez ; et je ne comprends pas
Dans quel but Dieu livra les empires, le monde,
Les âmes, les enfants dressant leur tête blonde,
Les temples, les foyers, les vierges, les époux,
L'homme, à l'épouvantable immensité des poux.
Victor Hugo, Les quatre vents de l'esprit, XXVI, Les bonzes, 26 juillet 1874.
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Repas
Les avant-coureurs des repas étaient dans des gestes infimes : la femme en fichu égalisait le sel dans la salière biseautée.
L'on mettait la table longtemps à l'avance.
Quand on soulevait le coquetier de dessus l'étagère du buffet, la place de sa base restait marquée ronde et sertie par une fine poussière presque impalpable.
Tenue par une main experte et vigoureuse la cuiller à ragoûts, avec un bruit particulier, avec un bruit qui restera sien dans les siècles des siècles, dessinait des entrelacs dans le fond de farine blondie qui cuisait avec de petites crevaisons au fond du poêlon. La cuisinière bientôt éteignait le roux, laissant tomber l'eau d'une petite bouillotte noire. Il s'échappait alors des vapeurs âcres mais qui, répandues à distance, affinaient confortablement l'air de la pièce toujours renouvelé par la cheminée géante.
Dans les jours un peu froids, l'odeur des victuailles était magnifique ; à celle franche des viandes rouges s'ajoutaient les effluves des légumes comme frileux d'être séparés de la terre qui se collait encore à eux, le tout adouci par le remugle des robes de laine où parfois s'accrochaient des fils blancs.
Je revois cette table bourgeoise, chargée d'une odeur de fruits civilisée et mourante et d'une odeur de fleurs secrète et désuète qui rampait dans les membres jusqu'à la pointe des pieds.
On avait à ouvrir souvent la porte basse du buffet, antre noir beurré de cire morte, plein de blancheurs convexes et concaves et de reflets d'argent revivifiés. Le meuble était gorgé de soupières bordées d'or, de raviers, d'huiliers à facettes, vases sacrés et froids dans les mains chaudes des servantes ; des seaux à biscuits décorés de tulipes conservaient de vieilles miettes.
Les commensaux qui s'asseyaient autour de la table écoutaient un instant battre leur cœur, un rappel de cor de chasse très ancien, un lambeau de buisson pourpré occupait un instant leur imagination du dimanche.
Jean Follain, Repas, in "L'épicerie d'enfance", 1938
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jeudi, 16 février 2006
Une main nue
Et sur le port, au milieu des camions et des barriques, et dans les rues, au coin des bornes, les bourgeois ouvraient de grands yeux ébahis devant cette chose si extraordinaire en province, une voiture à stores tendus, et qui apparaissait ainsi continuellement, plus close qu'un tombeau et ballottée comme un navire.
Une fois, au milieu du jour, en pleine campagne, au moment où le soleil dardait le plus fort contre les vieilles lanternes argentées, une main nue passa sous les petits rideaux de toile jaune et jeta des déchirures de papier, qui se dispersèrent au vent et s'abattirent plus loin comme des papillons blancs, sur un champ de trèfles rouges tout en fleur.
Puis, vers six heures, la voiture s'arrêta dans une ruelle du quartier Beauvoisine, et une femme en descendit qui marchait le voile baissé, sans détourner la tête.
Flaubert, Madame Bovary
Claude Monet
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mercredi, 15 février 2006
Il fait un temps de temps
Extrait de
"Le révolver à cheveux blanc"
Poésie/Gallimard.
Photo : Henri Cartier-Bresson
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lundi, 13 février 2006
Le jour où le monde bascula...
Ce livre est avant tout l'histoire d'un homme, qui vécut la plus grande partie de sa vie en Europe occidentale, durant la seconde moitié du XXe siècle. Généralement seul, il fut cependant, de loin en loin, en relation avec d'autres hommes. Il vécut en des temps malheureux et troublés. Le pays qui lui avait donné naissance basculait lentement, mais inéluctablement, dans la zone économique des pays moyen-pauvres; fréquemment guettés par la misère, les hommes de sa génération passèrent en outre leur vie dans la solitude et l'amertume. Les sentiments d'amour, de tendresse et de fraternité humaine avaient dans une large mesure disparu; dans leurs rapports mutuels ses contemporains faisaient le plus souvent preuve d'indifférence, voire de cruauté.
Au moment de sa disparition, Michel Djerzinski était unanimement considéré comme un biologiste de tout premier plan, et on pensait sérieusement à lui pour le prix Nobel; sa véritable importance ne devait apparaître qu'un peu plus tard.
A l'époque où vécut Djerzinski, on considérait le plus souvent la philosophie comme dénuée de toute importance pratique, voire d'objet. En réalité, la vision du monde la plus couramment adoptée, à un moment donné, par les membres d'une société détermine son économie, sa politique et ses moeurs. Les mutations métaphysiques - c'est-à-dire les transformations radicales et globales de la vision du monde adoptée par le plus grand nombre - sont rares dans l'histoire de l'humanité. Par exemple, on peut citer l'apparition du christianisme.
Dès lors qu'une mutation métaphysique s'est produite, elle se développe sans rencontrer de résistance jusqu'à ses conséquences ultimes. Elle balaie sans même y prêter attention les systèmes économiques et politiques, les jugements esthétiques, les hiérarchies sociales. Aucune force humaine ne peut interrompre son cours aucune autre force que l'apparition d'une nouvelle mutation métaphysique. On ne peut pas spécialement dire que les mutations métaphysiques s'attaquent aux sociétés affaiblies, déjà sur le déclin. Lorsque le christianisme apparut, l'Empire romain était au faîte de sa puissance; suprêmement organisé, il dominait l'univers connu; sa supériorité technique et militaire était sans analogue; cela dit, il n'avait aucune chance. Lorsque la science moderne apparut, le christianisme médiéval constituait un système complet de compréhension de l'homme et de l'univers; il servait de base au gouvernement des peuples, produisait des connaissances et des oeuvres, décidait de la paix comme de la guerre, organisait la production et la répartition des richesses; rien de tout cela ne devait l'empêcher de s'effondrer. Michel Djerzinski ne fut ni le premier, ni le principal artisan de cette troisième mutation métaphysique, à bien des égards la plus radicale, qui devait ouvrir une période nouvelle dans l'histoire du monde; mais en raison de certaines circonstances, tout à fait particulières, de sa vie, il en fut un des artisans les plus conscients, les plus lucides.
Les particules élémentaires, Prologue, Michel Houellebecq, 1998
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mardi, 07 février 2006
Le bonheur ?
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dimanche, 05 février 2006
Le nouvel avocat
En général, le Barreau approuve l’admission de Bucéphale. Avec une étonnante compréhension on se dit que Bucéphale, dans l’ordre actuel de la société, a une situation difficile, et que pour cette raison précisément, aussi bien qu’à cause de son importance dans l’histoire universelle, il mérite qu’on lui fasse quelque accueil. Aujourd’hui - nul ne peut le nier - il n’y a plus de grand Alexandre. Assassiner on sait encore le faire ; on est habile à atteindre de lance un ami par-dessus la table du banquet ; bien des gens trouvent aussi que la Macédoine est trop étroite de sorte qu’ils maudissent Philippe, le père ; mais personne, personne ne sait mener aux Indes. Du temps d’Alexandre déjà, les portes des Indes étaient hors d’atteinte, mais le glaive du roi en montrait du moins la direction. Aujourd’hui, les fameuses portes ont été transportées bien plus loin et bien plus haut ; et personne ne montre la direction ; nombre de gens tiennent des glaives, mais seulement pour les brandir, et le regard qui veut les suivre s’égare.
Vraiment, tout compte fait, le mieux est peut-être comme Bucéphale de s’enfoncer dans les livres de droit. Libre, les côtés délivrés des cuisses du cavalier, auprès de la lampe paisible, loin des rugissements de la bataille d’Alexandre, il lit et tourne les feuilles de nos vieux livres.
Franz Kafka
22:04 Publié dans Grands textes | Lien permanent | Commentaires (0)
Un message impérial
L’Empereur - dit-on - t’a envoyé, à toi en particulier, à toi, sujet pitoyable, ombre devant le soleil impérial chétivement enfouie dans le plus lointain des lointains, à toi précisément, l’Empereur de son lit de mort a envoyé un message. Le messager, il l’a fait agenouiller auprès du lit pour lui souffler le message ; et l’Empereur tenait tant à son message qu’il se le fit répéter à l’oreille. De la tête il a fait signe que c’était bien cela qu’il avait dit. Et devant tous ceux qui le regardent mourir - tous les murs qui gênent se trouvent abattus et sur de vastes perrons qui s’élancent avec audace se se tiennent en cercle les grands de l’Empire - devant eux tous il a expédié le message. Le messager s’est mis en route tout de suite, un homme vigoureux, infatigable ; en poussant alternativement d’un bras et de l’autre, il se fraye un chemin à travers la foule ; s’il rencontre de la résistance, il désigne sa poitrine où est le signe du soleil ; il avance facilement, comme nul autre. Mais la foule est grande et elle n’en finit pas d’habiter partout. Si l’espace s’ouvrait devant lui, comme le messager volerait. Et bientôt tu tu entendrais le battement magnifique de ses poings à ta porte. Mais hélas, que ses efforts restent vains ! Et il est toujours à forcer le passage à travers les appartements du palais central ; jamais il ne les franchira, et s’il surmontait ces obstacles il n’en serait pas plus avancé ; dans la descente des escaliers, il aurait encore à se battre ; et s’il parvenait jusqu’en bas, il n’en serait pas plus avancé, il lui faudrait traverser les cours ; et après les cours, le second palais qui les entoure, et de nouveau des escaliers et des cours, et de nouveau un palais ; et ainsi de suite durant les siècles des siècles ; et si enfin il se précipitait par l’ultime porte - mais jamais, jamais cela ne pourrait se produire - il trouverait devant lui la Ville Impériale, le centre du monde, la Ville qui a entassé les montagnes de son propre limon. Là, personne ne pénètre, même pas avec le message d’un mort. Mais toi, tu es assis à ta fenêtre, et dans ton rêve tu appelles le message quand vient le soir.
Franz Kafka
19:35 Publié dans Grands textes | Lien permanent | Commentaires (4)
Le plus grand théologien de tous les temps
Mon grand-père avait coutume de dire : "La vie est étonnament brève. Dans mon souvenir elle se ramasse aujourd’hui sur elle-même si serrée que je comprends à peine qu’un jeune homme puisse se décider à partir à cheval pour le plus proche village sans craindre que - tout accident écarté - une existence ordinaire et se déroulant sans heurts ne suffise pas, de bien loin, même pour cette promenade."
Franz Kafka, Le plus proche village
16:38 Publié dans Grands textes | Lien permanent | Commentaires (2)
vendredi, 03 février 2006
Soyez résolus à ne plus servir !
Pauvres gens misérables, peuples insensés, nations opiniâtres à votre mal et aveugles à votre bien ! Vous vous laissez enlever sous vos yeux le plus beau et le plus clair de votre revenu, vous laissez piller vos champs, voler et dépouiller vos maisons des vieux meubles de vos ancêtres ! Vous vivez de telle sorte que rien n'est plus à vous. Il semble que vous regarderiez désormais comme un grand bonheur qu'on vous laissât seulement la moitié de vos biens, de vos familles, de vos vies. Et tous ces dégâts, ces malheurs, cette ruine, ne vous viennent pas des ennemis, mais certes bien de l'ennemi, de celui-là même que vous avez fait ce qu'il est, de celui pour qui vous allez si courageusement à la guerre, et pour la grandeur duquel vous ne refusez pas de vous offrir vous-mêmes à la mort. Ce maître n'a pourtant que deux yeux, deux mains, un corps, et rien de plus que n'a le dernier des habitants du nombre infini de nos villes. Ce qu'il a de plus, ce sont les moyens que vous lui fournissez pour vous détruire. D'où tire-t-il tous ces yeux qui vous épient, si ce n'est de vous ? Comment a-t-il tant de mains pour vous frapper, s'il ne vous les emprunte ? Les pieds dont il foule vos cités ne sont-ils pas aussi les vôtres ? A-t-il pouvoir sur vous, qui ne soit de vous-mêmes ? Comment oserait-il vous assaillir, s'il n'était d'intelligence avec vous ? Quel mal pourrait-il vous faire, si vous n'étiez les receleurs du larron qui vous pille, les complices du meurtrier qui vous tue et les traîtres de vous-mêmes ? Vous semez vos champs pour qu'il les dévaste, vous meublez et remplissez vos maisons pour fournir ses pilleries, vous élevez vos filles afin qu'il puisse assouvir sa luxure, vous nourrissez vos enfants pour qu'il en fasse des soldats dans le meilleur des cas, pour qu'il les mène à la guerre, à la boucherie, qu'il les rende ministres de ses convoitises et exécuteurs de ses vengeances. Vous vous usez à la peine afin qu'il puisse se mignarder dans ses délices et se vautrer dans ses sales plaisirs. Vous vous affaiblissez afin qu'il soit plus fort, et qu'il vous tienne plus rudement la bride plus courte. Et de tant d'indignités que les bêtes elles-mêmes ne supporteraient pas si elles les sentaient, vous pourriez vous délivrer si vous essayiez, même pas de vous délivrer, seulement de le vouloir. Soyez résolus à ne plus servir, et vous voilà libres. Je ne vous demande pas de le pousser, de l'ébranler, mais seulement de ne plus le soutenir, et vous le verrez, tel un grand colosse dont on a brisé la base, fondre sous son poids et se rompre.
Discours de la servitude volontaire - Etienne de la Boétie
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mardi, 31 janvier 2006
Le vers essentiel et primordial, antérieur aux mots eux-mêmes
On ne pense pas de manière continue, pas davantage qu’on ne sent d’une manière continue ou qu’on ne vit d’une manière continue. Il y a des coupures, il y a intervention du néant. La pensée bat comme la cervelle et le coeur. Notre appareil à penser en état de chargement ne débite pas une ligne ininterrompue, il fournit par éclairs, secousses, une masse disjointe d’idées, images, souvenirs, notions, concepts... Tel est le vers essentiel et primordial, antérieur aux mots eux-mêmes : une idée isolée par du blanc. Avant le mot une certaine intensité, qualité et proportion de tension spirituelle.
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La prose est née d’hier
Jamais de ces vieilles phrases à muscles saillants, cambrés, et dont le talon sonne. J’en conçois pourtant un, à moi, un style : un style qui serait rythmé comme le vers, précis comme le langage des sciences, et avec des ondulations, des ronflements de violoncelle, des aigrettes de feu ; un style qui vous entrerait dans l’idée comme un coup de stylet, et où votre pensée voguerait enfin sur des surfaces lisses, comme lorsqu’on file dans un canot avec bon vent arrière. La prose est née d’hier ; voilà ce qu’il faut se dire. Le vers est la forme par excellence des littératures anciennes. Toutes les combinaisons possibles ont été faites ; mais celles de la prose, tant s’en faut.
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lundi, 30 janvier 2006
La jeunesse
La jeunesse est finie dès que ce que je pense s'imprime dans ce que je fais - tandis que ce que je fais s'incruste dans ce que je pense
Paul Valéry, Tel quel
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dimanche, 29 janvier 2006
Le masque
"Il y a toujours, dans la littérature, ceci de louche : la considération d'un public. Donc une réserve toujours de la pensée, una arrière-pensée où gît tout le charlatanisme. Donc, tout produit littéraire est un produit impur. Tout critique est un mauvais chimiste qui cesse de se rappeler ce précepte, qui est absolu. Il ne faut donc jamais conclure de l'oeuvre à un homme - mais de l'oeuvre à un masque - et du masque à la machine. "
Paul Valéry, Tel quel.
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samedi, 28 janvier 2006
Les hommes désespèrent stupidement de l'amour
Les hommes désespèrent stupidement de l'amour - j'en ai désespéré - ils vivent asservis à cette idée que l'amour est toujours derrière eux, jamais devant eux : les siècles passés, le mensonge de l'oubli à vingt ans. Ils supportent, ils s'aguerissent à admettre surtout que l'amour ne soit pas pour eux, avec son cortège de clartés, ce regard sur le monde qui est fait de tous les yeux de devins. Ils boitent de souvenirs fallacieux auxquels ils vont jusqu'à prêter l'origine d'une chute immémoriale, pour ne pas se trouver trop coupables. Et pourtant pour chacun la promesse de toute heure à venir contient tout le secret de la vie, en puissance de se révéler un jour occasionnellement dans un autre être
Breton, L'amour fou
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L'esprit ne doit pas s'occuper des personnes
L'esprit ne doit pas s'occuper des personnes
Il faut entrer en soi-même armé jusqu'aux dents
Créer une sorte d'angoisse pour la résoudre
Faire en soi le tour du "propriétaire". Etat d'un être qui en a fini avec les mots abstraits, - qui a rompu avec eux.
Paul Valéry, extrait de "Quelques pensées de Monsieur Teste"
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vendredi, 27 janvier 2006
La bêtise n'est pas mon fort
La bêtise n'est pas mon fort. J'ai vu beaucoup d'individus; j'ai visité quelques nations; j'ai pris ma part d'entreprises diverses sans les aimer; j'ai mangé presque tous les jours; j'ai touché à des femmes. Je revois maintenant quelques centaines de visages, deux ou trois grands spectacles, et peut-être la substance de vingt livres. Je n'ai pas retenu le meilleur ni le pire de ces choses: est resté ce qui l'a pu.
Paul Valéry, Incipit de Monsieur Teste
August Macke, Autoportrait
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Notre conception de l’aventure
La seule œuvre véritablement aventureuse de notre époque est peut-être devant nous avec les livres de Breton, et nous ne pourrions en douter que si nous persistions à ne pas tenir compte du changement de signe qu’a subi à l’époque moderne la notion de l’aventure. Ce qui pour le Moyen Age était source d’enthousiasme, sentiment de l’obstacle mieux que vaincu : volatilisé, c’était le triomphe imaginaire remporté sur les impossibilités matérielles alors toutes puissantes : c’était l’attirail des tapis et des chevaux volants, des fées, des géants, des enchanteurs, des armes magiques. Ce monde ouvert, irrévélé, accumulant autour de l’homme ses grands bancs de brouillard, ce monde de la chance exorbitante qu’était le monde des premiers âges s’est brusquement coagulé sous nos yeux. Les impossibilités matérielles ont reculé d’un coup au delà de toute limite, laissant aujourd’hui, même aux triomphes techniques les plus bouleversants, on ne sait quel arrière goût de "déjà vu" fastidieux – en même temps le monde social où s’ouvraient autrefois, exacerbées peut-être par la rigidité des barrières sociales, des chances véritablement fabuleuses (devenir prince,– devenir roi) s’est sclérosé brusquement sous le poids étouffant de l’universel enregistrement de la police, des lois, des archives, du mécanisme d’une réglementation envahissante qui déprécie tous les possibles à mesure qu’elle les multiplie banalement (il a pu être exaltant sans doute d’imaginer Cendrillon devenant princesse : il ne l’est plus, même pour des enfants, d’imaginer un prolétaire devenant président de la République – et cela du fait que ce haut magistrat ne nous apparaît au fond que comme un rouage plus pitoyablement commandé encore que les autres, plus incapable qu’un autre de répondre à l’élan aujourd’hui presque impossible à satisfaire vers un être "hors série" – "hors la loi"). Notre conception de l’aventure a dû en conséquence changer entièrement de sens. Avec l’achèvement de l’exploration de la planète (l’exploration de la matière n’a pas le même retentissement imaginatif) s’est terminée l’ère de l’aventure diffuse et vaguante : celle des romans de la Table Ronde comme celle de Robinson Crusoé.
Julien Gracq, "André Breton", 1948
14:12 Publié dans Grands textes | Lien permanent | Commentaires (2)