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mardi, 17 janvier 2006

Etre et paraître

Qu'est-ce que les Grecs admiraient en Ulysse? Avant tout la faculté de mentir et de répondre par des représailles rusées et terribles; puis d'être à la hauteur des circonstances ; paraître, si cela est nécessaire, plus noble que le plus noble ; savoir être tout ce que l'on veut ; la ténacité héroïque ; mettre tous les moyens à son service ; avoir de l'esprit - l'esprit d'Ulysse fait l'admiration des dieux, ils sourient en y songeant : tout cela constitue l'idéal grec ! Ce qu'il y a de curieux dans tout cela, c'est que l'on ne sent pas du tout la contradiction entre être et paraître et que par conséquent on n'y attache aucune valeur morale. Y eut-il jamais des comédiens aussi accomplis ?

Nietzsche, Aurore

lundi, 16 janvier 2006

Connaître son défaut dominant

Chacun en a un, qui fait son contrepoids à sa perfection dominante ; et si l’inclination le seconde, il domine en tyran. Que l’on commence donc à lui faire la guerre en la lui déclarant ; et que ce soit par un manifeste. Car s’il est connu, il sera vaincu ; et particulièrement si celui qui l’a le juge aussi grand qu’il paraît aux autres. Pour être maître de soi, il est besoin de réfléchir sur soi. Si une fois cette racine des imperfections est arrachée, l’on viendra à bout de tous les autres.

Balthazar Gracian

samedi, 14 janvier 2006

Un explorateur-né

Quand j'essaie de m'imaginer le portrait d'un lecteur parfait, cela donne toujours un monstre de courage et de curiosité, et en outre quelque chose de souple, de rusé, de prudent, un aventurier et un explorateur-né.

Nietzsche, Ecce homo

mercredi, 11 janvier 2006

Lentement...

 Et pour finir : pourquoi devrions-nous dire si fort et avec tant d'ardeur ce que nous sommes, ce que nous voulons ou ne voulons pas ? Considérons-le avec plus de froideur, de distance, d'intelligence, de hauteur, disons-le comme cela peut être dit entre nous, si discrètement que le monde entier ne l'entende pas, que le monde entier ne nous entende pas ! Surtout, disons-le lentement...

Nietzsche, Aurore 

mardi, 10 janvier 2006

Principe de la " foi "

Celui qui ne sait pas mettre sa volonté dans les choses veut du moins leur donner un sens : ce qui le fait croire qu'il y a déjà une volonté en elles (Principe de la « foi »)

Nietzsche, Le crépuscule des idoles

Le solitaire

Je déteste autant de suivre que de conduire.
Obéir ? Non ! Et gouverner jamais !
Celui qui n'est pas terrible pour lui, n'inspire la terreur à personne
Et seul celui qui inspire la terreur peut conduire les autres.
Je déteste déjà me conduire moi-même !
J'aime, comme les animaux des forêts et des mers,
A me perdre pour un bon moment,
A m'accroupir, rêveur, dans des déserts charmants,
A me rappeler enfin moi-même, de loin,
Et à me séduire moi-même.


Nietzsche, Le gai savoir

samedi, 07 janvier 2006

Pareil à un animal marin qui prend le soleil entre les rochers

Il est ensoleillé, lisse, heureux, pareil à un animal marin qui prend le soleil entre les rochers. Après tout, cet animal marin, c'était moi : presque chaque phrase de ce livre a été pensée, est éclose hors de cet entassement confus de rochers, près de Gênes où j'étais seul, dans l'intimité de la mer.

Nietzsche à propos d'un de ses livres, huit ans plus tard

(Cité par P. Sollers dans "Une vie divine")

jeudi, 05 janvier 2006

Un des meilleurs théologiens de tous les temps

"Mais me direz-vous, avec une spontanéité candide, le Diable n'existe pas. En effet. Mais sa fonction est justement de faire croire que ce qui n'existe pas existe. "Le non-être est", voilà sa répétition. Le non-être pourrait être ? Il est possible que le non-être soit ? Les mortels se laissent pénétrer et convaincre. Prince de ce monde, bien sûr, puisque ce monde n'est que celui de l'opinion à propos de ce qui n'est pas. Aller en enfer, signifie : vous aurez à souffrir, comme si vous étiez, de ne pas être. Diable veut dire étymologiquement : qui divise.

Je consulte là-dessus un des meilleurs théologiens de tous les temps : Kafka. (...) "Les êtres perpétuellement méfiants sont ceux qui supposent qu'à côté de la grande imposture originelle, on a encore arrangé exprès pour eux une petite imposture spéciale réservée à chaque cas ; que donc, quand on joue un drame d'amour sur scène, l'actrice, en plus du sourire mensonger qu'elle adresse à son amant, réserve encore un sourire particulièrement perfide à tel spectateur déterminé de la dernière galerie. Orgueil idiot."

Philippe Sollers, Le secret

samedi, 31 décembre 2005

Ne désespérez de rien

« Quelque critiques que puissent être la situation et les circonstances où vous vous trouvez, ne désespérez de rien ; c’est dans les occasions où tout est à craindre, qu’il ne faut rien craindre ; c’est lorsqu’on est environné de tous les dangers, qu’il n’en faut redouter aucun ; c’est lorsqu’on est sans aucune ressource, qu’il faut compter sur toutes ; c’est lorsqu’on est surpris, qu’il faut surprendre l’ennemi lui-même. »

Sun Tse  (L’Art de la guerre)

La durée, comme un orage...

A la longue, la main qui écrit vient d'un autre corps qui enveloppe et comprend le corps, ses déplacements, sa flexibilité, ses respirations, ses courbures, ses oublis, ses ondes, sa buée d'ondes. La durée, comme un orage, est mise à distance.

Philippe Sollers, Le secret

vendredi, 30 décembre 2005

J'ai de mes ancêtres gaulois

J'ai de mes ancêtres gaulois l'oeil bleu blanc, la cervelle étroite, et la maladresse dans la lutte. Je trouve mon habillement aussi barbare que le leur. Mais je ne beurre pas ma chevelure.

Les Gaulois étaient les écorcheurs de bêtes, les brûleurs d'herbes les plus ineptes de leur temps.

D'eux, j'ai : l'idolâtrie et l'amour du sacrilège ; - Oh ! tous les vices, colère, luxure, - magnifique, la luxure ; - surtout mensonge et paresse.

J'ai horreur de tous les métiers. Maîtres et ouvriers, tous paysans, ignobles. La main à plume vaut la main à charrue. - Quel siècle à mains ! - Je n'aurai jamais ma main. Après, la domesticité mène trop loin. L'honnêteté de la mendicité me navre. Les criminels dégoûtent comme des châtrés : moi, je suis intact, et ça m'est égal.

Rimbaud, Une saison en enfer

samedi, 24 décembre 2005

Ornières

À droite l'aube d'été éveille les feuilles et les vapeurs et les bruits de ce coin du parc, et les talus de gauche tiennent dans leur ombre violette les mille rapides ornières de la route humide. Défilé de féeries. En effet : des chars chargés d'animaux de bois doré, de mâts et de toiles bariolées, au grand galop de vingt chevaux de cirque tachetés, et les enfants et les hommes sur leurs bêtes les plus étonnantes ; - vingt véhicules, bossés, pavoisés et fleuris comme des carrosses anciens ou de contes, pleins d'enfants attifés pour une pastorale suburbaine. Même des cercueils sous leur dais de nuit dressant les panaches d'ébène, filant au trot des grandes juments bleues et noires.

Arthur Rimbaud  

mardi, 20 décembre 2005

Il est temps de réagir enfin contre ce qui nous choque et nous courbe si souverainement

Les perturbations , les anxiétés, les dépravations, la mort, les exceptions dans l'ordre physique ou moral, l'esprit de négation, les abrutissements, les hallucinations servies par la volonté, les tourments, la destruction, les renversements, les larmes, les insatiabilités, les asservissements, les imaginations creusantes, les romans, ce qui est inattendu, ce qu'il ne faut pas faire, les singularités chimiques du vautour mystérieux qui guette la charogne de quelque illusion morte, les expériences précoces et avortées, les obscurités à carapace de punaise, la monomanie terrible de l'orgueil, l'inoculation des stupeurs profondes, les oraisons funèbres, les envies, les trahisons, les tyrannies, les impiétés, les irritations, les acrimonies, les incartades agressives, la démence, le spleen, les épouvantements raisonnés, les inquiétudes étranges, que le lecteur préférerait ne pas éprouver, les grimaces, les névroses, les filières sanglantes par lesquelles on fait passer la logique aux abois, les exagérations, l'absence de sincérité, les scies, les platitudes, le sombre, le lugubre, les enfantements pires que les meurtres, les passions, le clan des romanciers de cours d'assises, les tragédies, les odes, les mélodrames, les extrêmes présentés à perpétuité, la raison impunément sifflée, les odeurs de poule mouillée, les affadissements, les grenouilles, les poulpes, les requins, le simoun des déserts, ce qui est somnambule, louche, nocturne, somnifère, noctambule, visqueux, phoque parlant, équivoque, poitrinaire, spasmodique, aphrodisiaque, anémique, borgne, hermaphrodite, bâtard, albinos, pédéraste, phénomène d'aquarium et femme à barbe, les heures soûles du découragement taciturne, les fantaisies, les âcretés, les monstres, les syllogismes démoralisateurs, les ordures, ce qui ne réfléchit pas comme l'enfant, la désolation, ce mancenillier intellectuel, les chancres parfumés, les cuisses aux camélias, la culpabilité d'un écrivain qui roule sur la pente du néant et se méprise lui-même avec des cris joyeux, les remords, les hypocrisies, les perspectives vagues qui vous broient dans leurs engrenages imperceptibles, les crachats sérieux sur les axiomes sacrés, la vermine et ses chatouillements insinuants, les préfaces insensées, comme celles de Cromwell, de Mlle de Maupin et de Dumas fils, les caducités, les impuissances, les blasphèmes, les asphyxies, les étouffements, les rages, - devant ces charniers immondes, que je rougis de nommer, il est temps de réagir enfin contre ce qui nous choque et nous courbe si souverainement.

Lautréamont, Poésies I

lundi, 19 décembre 2005

Le soleil était encore chaud

Le soleil était encore chaud ; cependant il n'éclairait presque plus la terre ; comme un flambeau placé devant les voûtes gigantesques ne les éclaire plus que par une faible lueur, ainsi le soleil, flambeau terrestre, s'éteignait en laissant échapper de son corps de feu une dernière et faible lueur, laissant encore cependant voir les feuilles vertes des arbres, les petites fleurs qui se flétrissaient, et le somnet gigantesque des pins, des peupliers et des chênes séculaires. Le vent rafraîchissant, c'est-à-dire une brise fraîche, agitait les feuilles des arbres avec un bruissement à peu près semblable à celui que faisait le bruit des eaux argentées du ruisseau qui coulait à mes pieds. Les fougères courbaient leur front vert devant le vent. Je m'endormis, non sans m'être abreuvé de l'eau du ruisseau.

Rimbaud (à 9 ans)

jeudi, 08 décembre 2005

Let's dance

Puis, ce fut l'emportement de l'amour qui veut être assouvi. Elle dansa comme les prêtresses des Indes, comme les Nubiennes des cataractes, comme les bacchantes de Lydie. Elle se renversait de tous les côtés, pareille à une fleur que la tempête agite. Les brillants de ses oreilles sautaient, l'étoffe de son dos chatoyait ; de ses bras, de ses pieds, de ses vêtements jaillissaient d'invisibles étincelles qui enflammaient les hommes. Une harpe chanta ; la multitude y répondit par des acclamations. Sans fléchir ses genoux en écartant les jambes, elle se courba si bien que son menton frôlait le plancher ; et les nomades habitués à l'abstinence, les soldats de Rome experts en débauches, les avares publicains, les vieux prêtres aigris par les disputes, tous, dilatant leurs narines, palpitaient de convoitise.

Ensuite elle tourna autour de la table d'Antipas, frénétiquement, comme le rhombe des sorcières ; et d'une voix que des sanglots de volupté entrecoupaient, il lui disait : «Viens ! viens !» » Elle tournait toujours ; les tympanons sonnaient à éclater, la foule hurlait. Mais le Tétrarque criait plus fort : «Viens ! viens ! Tu auras Capharnaum ! la plaine de Tibérias ! mes citadelles ! la moitié de mon royaume !»

Elle se jeta sur les mains, les talons en l'air, parcourut ainsi l'estrade comme un grand scarabée ; et s'arrêta, brusquement.

Sa nuque et ses vertèbres faisaient un angle droit. Les fourreaux de couleur qui enveloppaient ses jambes, lui passant par-dessus l'épaule, comme des arcs-en-ciel, accompagnaient sa figure, à une coudée du sol. Ses lèvres étaient peintes, ses sourcils très noirs, ses yeux presque terribles, et des gouttelettes à son front semblaient une vapeur sur du marbre blanc.

Elle ne parlait pas. Ils se regardaient.

Un claquement de doigts se fit dans la tribune. Elle y monta, reparut ; et, en zézayant un peu, prononça ces mots, d'un air enfantin :

«Je veux que tu me donnes dans un plat, la tête...» Elle avait oublié le nom, mais reprit en souriant : «La tête de Iaokanann !»

Flaubert, Hérodias

samedi, 03 décembre 2005

Sans espace ni temps est le règne de la Nuit

Le matin doit-il toujours revenir ? La puissance du Terrestre ne prend-elle jamais fin ? Une malheureuse turbulence dévore l’intuition céleste de la Nuit. L’intime sacrifice de l’Amour ne brûlera-t-il jamais éternellement ? Son temps a été mesuré, à la Lumière ; mais sans espace ni temps est le règne de la Nuit. - Éternelle est la durée du Sommeil. Sommeil sacré - ne comble pas trop rarement ceux qui sont voués à la Nuit en ce terrestre labeur quotidien. Seuls les fous te méconnaissent et ne savent d’aucun sommeil que l’ombre, que, compatissant, tu jettes sur nous dans ce crépuscule de la vraie Nuit. Ils ne te sentent pas dans le flot doré des grappes, - dans l’huile merveilleuse de l’amandier et le suc brun du pavot. Ils ne savent pas que c’est toi qui voltiges près de la gorge de la tendre vierge et fais de ce sein le paradis - ils ne pressentent pas qu’issu des anciennes légendes tu viens vers nous en ouvrant le ciel et que tu portes la clef pour les demeures des bienheureux, muet messager de mystères infinis.

Novalis, Hymnes à la nuit (suite)

 

Aimable soleil de la Nuit

Que jaillit-il soudain de si prémonitoire sous mon cœur et qui absorbe le souffle douceâtre de la nostalgie ? As-tu, toi aussi, un faible pour nous, sombre Nuit ? Que portes-tu sous ton manteau qui, avec une invisible force, me va à l’âme ? Un baume précieux goutte de ta main, du bouquet de pavots. Tu soulèves dans les airs les ailes alourdies du cœur. Obscurément, ineffablement nous nous sentons envahis par l’émoi - je vois, dans un joyeux effroi, un visage grave, qui, doux et recueilli, se penche vers moi, et sous des boucles infiniment emmêlées montre la jeunesse chérie de la Mère. Que la Lumière maintenant me semble pauvre et puérile - heureux et béni l’adieu du jour ! - Ainsi c’est seulement parce que la Nuit détourne de toi les fidèles, que tu as semé dans les vastitudes de l’espace les globes lumineux, pour proclamer ta toute-puissance - ton retour - aux heures de ton éloignement. Plus célestes que ces étoiles clignotantes, nous semblent les yeux infinis que la Nuit a ouverts en nous. Ils voient plus loin que les plus pâles d’entre ces innombrables armées stellaires - sans avoir besoin de la Lumière ils sondent les profondeurs d’un cœur aimant - ce qui remplit d’une indicible extase un espace plus haut encore. Louange à la reine de l’univers, à la haute révélatrice de mondes sacrés, à la protectrice du céleste amour - elle t’envoie vers moi - tendre Bien-Aimée - aimable soleil de la Nuit, - maintenant je suis éveillé - car je suis tien et mien - tu m’as révélé que la Nuit est la vie - tu m’as fait homme - consume mon corps avec le feu de l’esprit, afin que, devenu aérien, je me mêle à toi de plus intime façon et qu’ainsi dure éternellement la Nuit Nuptiale.

Novalis, Les Hymnes à la nuit

 

mardi, 29 novembre 2005

Marseille est une ville selon mon cœur

« Marseille sentait l’œillet poivré, ce matin-là. Marseille est une ville selon mon cœur (…) Elle a l’air bon enfant et rigolarde. Elle est sale et mal foutue. Mais c’est néanmoins une des villes les plus mystérieuses du monde et des plus difficiles à déchiffrer. Je crois tout simplement que Marseille a eu de la chance, d’où son exubérance, sa magnifique vitalité, son désordre, sa désinvolture. ( …) Marseille, presque aussi ancienne que Rome, ne possède aucun monument. Tout est rentré sous terre, tout est secret. Et c’est là l’image de la chance de Marseille, de la chance tout court. (…) La chance cela ne s’enseigne pas. Mais c’est un fait. Une conjoncture. Voyez Marseille. On peut apprendre à jouer aux cartes. On peut même apprendre à tricher aux cartes. Mais la chance cela ne s’apprend pas. On l’a. Et celui qui l’a ne s’en vante pas. Il se tait. C’est son secret. Cet air de secret sur lequel on bute partout à Marseille… ».

Cendrars, L'homme foudroyé

lundi, 28 novembre 2005

Des poussières pleines de lumière

"... L'hiver au pays Rebeillard était toujours une saison étincelante. Chaque nuit la neige descendait serrée et lourde.... Les villes, les villages, les fermes du Rebeillard dormaient ensevelis dans ces épaisses nuits silencieuses. De temps en temps toutes les poutres d'un village craquaient, on s'éveillait, les épais nuages battaient des ailes au ras de terre en froissant les forêts. Mais tous les matins arrivaient dans un grand ciel sans nuages, lavé par une petite brise tranchante. A peine sorti de l'horizon, le soleil écrasé par un azur terrible ruisselait de tous côtés sur la neige gelée ; le plus maigre buisson éclatait en coeur de flamme. Dans les forêts métalliques et solides le vent ne pouvait pas remuer un seul rameau ; il faisait seulement jaillir sur l'embrasement blanc des embruns d'étincelles. Des poussières pleines de lumière couraient sur le pays.

Jean Giono, Le Chant du Monde

dimanche, 27 novembre 2005

Le génie de La Fontaine

Guillaume HAUDENT (14??-14??)
  (Recueil : Apologues d'Esope)

 D'un corbeau et d'un renard
  Comme un corbeau, plus noir que n'est la poix,
  Était au haut d'un arbre quelquefois
  Juché, tenant à son bec un fromage,
  Un faux renard vint quasi par hommage
  A lui donner le bonjour ; cela fait,
  Il est venu à l'extoller à fait

  En lui disant : " Ô triomphant corbeau,
  Sur tous oiseaux me sembles de corps beau
  Et pour autant les ceux qui noir te disent
  Très méchamment de ta couleur médisent
  Vu que tu es par très apparent signe
  De trop plus blanc que ne fut oncques cygne,
  Et que le paon en beauté tu excèdes,
  S'ainsi est donc que la voix tu possèdes
  Correspondant à ta beauté de corps,
  C'est assavoir, fondée en doux accords
  Pour bien chanter, entends pour vrai et croi
  Que des oiseaux es digne d'être roi ;
  A cette cause j'aurais bon appétit
  D'ouïr ta voix déployer un petit a,
  Quand pour certain quelque chose qu'on nie
  Ton chant me semble être plein d'harmonie. "

  Par tels propos adulatifs et feints
  Qu'a ce renard cauteleux et atteints,
  Le sot corbeau fut tant de gloire épris
  Qu'incontinent à chanter il s'est pris,
  Dont par sa gloire il encourut dommage
  Quand hors du bec lui en chut le fromage,
  Que ce renard tout exprès attendait
  Car autre chose avoir ne prétendait
  Vu qu'aussitôt qu'il en fut jouissant
  Il s'enfuit, voire en se gaudissant
  De ce corbeau, ainsi pris par son art
  Bien lui montrant qu'il était vrai conard.