dimanche, 02 octobre 2005
Son incapacité à accepter le compromis
Nous sommes tous en apparence capables de vivre parce que nous avons eu un jour ou l’autre recours au mensonge, à l’aveuglement, à l’enthousiasme, à l’optimisme, à une conviction ou à une autre, au pessimisme ou à quoi que ce soit. Mais lui est incapable de mentir, tout comme il est incapable de s’enivrer. Il est sans le moindre refuge, sans asile. C’est pourquoi il est exposé, là où nous sommes protégés. Il est comme un homme nu au milieu de gens habillés. C’est une manière d’être qui est déterminée, qui existe en elle-même, débarrassée de tout l’accessoire, de tout ce qui pourrait l’aider à qualifier la vie – beauté ou misère, peu importe. Et son ascétisme est totalement dépourvu d’héroïsme, ce qui le rend, à vrai dire, plus grand et plus noble. Tout « héroïsme » est mensonge et lâcheté. Ce n’est pas un homme qui construit son ascétisme comme un moyen d’accéder à un but, c’est un homme qui est contraint à l’ascétisme par sa terrible lucidité, par sa pureté, par son incapacité à accepter le compromis.
Lettre de Milena à Max Brod, août 1920
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Nocturne
Plongé dans la nuit. Tout comme on penche parfois la tête pour réfléchir, être ainsi profondément plongé dans la nuit. Tout autour dorment les hommes. Une petite comédie, une innocente illusion qu’ils dorment dans des maisons, dans des lits solides, sous des toits solides, étendus ou blottis sur des matelas, dans des draps, sous des couvertures ! Ils se sont en réalité rassemblés comme jadis et comme plus tard dans le désert, un camp en plein vent, un nombre incalculable d’hommes, une armée, un peuple sous un ciel froid, sur la terre froide ; des hommes que le soleil avait jetés à terre à l’endroit même où ils se trouvaient, le front pressé sur le bras, le visage contre le sol, respirant tranquillement… Et toi, tu veilles, tu es un des veilleurs, tu aperçois le plus proche à la lueur de la torche que tu brandis du feu brûlant à tes pieds… Pourquoi veilles-tu ? Il faut que l’un veille, dit-on ! Il en faut un !
Kafka
03:05 Publié dans Grands textes | Lien permanent | Commentaires (15)
samedi, 01 octobre 2005
Comme sur ces feuilles de papier d'étain
Elle se tenait tournée vers le levant, là où sont les grandes montagnes; il y avait, entre deux pointes, une échancrure qui faisait comme un nid; c'est là que le soleil venait de se montrer. On aurait dit qu'il battait des ailes. Une espèce de duvet rose, beaucoup de tout petits nuages roses se sont mis à monter dans les airs au-dessus de lui. Comme quand le coq se dresse sur ses ergots, ouvrant ses ailes qu'il fait briller, puis il les ramène à soi, alors toute sorte de petites plumes s'envolent, - qui étaient roses et en grand nombre, glissant mollement dans le ciel, pendant que sur les derniers champs de neige la lumière s'est allumée comme sur ces feuilles de papier d'étain que les enfants lissent du doigt.
C.F. Ramuz, La beauté sur la terre
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Les longs muscles du fleuve
Tous les matins Antonio se mettait nu. D'ordinaire, sa journée commençait par une lente traversée du gros bras noir du fleuve. Il se laissait porter par les courants ; il tâtait les noeuds de tous les remous ; il touchait avec le sensible de ces cuisses les longs muscles du fleuve et , tout en nageant, il sentait, avec son ventre, si l'eau portait, serrée à bloc, ou si elle avait tendance à pétiller. De tout ça il savait s'il devait prendre le filet à grosses mailles, la petite maille, la navette, la gaule à fléau, ou s'il devait pêcher à la main dans les ragues du gué.
Jean Giono, Le chant du monde
17:55 Publié dans Grands textes | Lien permanent | Commentaires (5)
Dans les autres mondes
Tout est venu de ce jour de mai : le ciel était lisse comme une pierre de lavoir ; le mistral y écrasait du bleu à pleine main ; le soleil giclait de tous les côtés ; les choses n’avaient plus d’ombre, le mystère était là, contre la peau ; ce vent de perdition arrachait les mots aux lèvres et les emportait dans les autres mondes
Jean Giono, Le serpent d'étoiles
14:25 Publié dans Grands textes | Lien permanent | Commentaires (0)
C'est ainsi que j'aurais dû écrire, disait-il
Il [Bergotte] mourut dans les circonstances suivantes : Une crise d'urémie assez légère était cause qu'on lui avait prescrit le repos. Mais un critique ayant écrit que dans la Vue de Delft de Ver Meer (prêté par le musée de La Haye pour une exposition hollandaise), tableau qu'il adorait et croyait connaître très bien, un petit pan de mur jaune (qu'il ne se rappelait pas) était si bien peint qu'il était, si on le regardait seul, comme une précieuse oeuvre d'art chinoise,d'une beauté qui se suffirait à elle-même, Bergotte mangea quelques pommes de terre, sortit et entra à l'exposition. Dès les premières marches qu'il eut à gravir, il fut pris d'étourdissements. Il passa devant plusieurs tableaux et eut l'impression de la sécheresse et de l'inutilité d'un art si factice, et qui ne valait pas les courants d'air et de soleil d'un palazzo de Venise ou d'une simple maison au bord de la mer. Enfin il fut devant le Ver Meer, qu'il se rappelait plus éclatant, plus différent de tout ce qu'il connaissait, mais où, grâce à l'article du critique, il remarqua pour la première fois des petits personnages en bleu, que le sable était rose, et enfin la précieuse matière du tout petit pan de mur jaune. Ses étourdissements augmentaient ; il attachait son regard, comme un enfant à un papillon jaune qu'il veut saisir, au précieux petit pan de mur. " C'est ainsi que j'aurais dû écrire, disait-il. Mes derniers livres sont trop secs, il aurait fallu passer plusieurs couches de couleur, rendre ma phrase en elle-même précieuse, comme ce petit pan de mur jaune".
Cependant la gravité de ses étourdissements ne lui échappait pas. Dans une céleste balance lui apparaissait, chargeant l'un des plateaux, sa propre vie, tandis que l'autre contenait le petit pan de mur si bien peint en jaune. Il sentait qu'il avait imprudemment donné la première pour le second. "Je ne voudrais pourtant pas, se dit-il, être pour les journaux du soir le fait divers de cette exposition. "
Il se répétait : "Petit pan de mur jaune avec un auvent, petit pan de mur jaune." Cependant il s'abattit sur un canapé circulaire ; aussi brusquement il cessa de penser que sa vie était en jeu et, revenant à l'optimisme, se dit " C'est une simple indigestion que m'ont donnée ces pommes de terre pas assez cuites, ce n'est rien. " Un nouveau coup l'abattit, il roula du canapé par terre, où accoururent tous les visiteurs et gardiens. Il était mort.
La Prisonnière, Marcel Proust
12:15 Publié dans Grands textes | Lien permanent | Commentaires (0)
Ca saute, ça danse !
Voilà le sommet des arbres qui disparaît, les collines qui s'abaissent ; je vois les villes comme des taches d'encre éclaboussées, les routes telles que des pattes d'insectes qui se prolongent et s'amincissent. La mer ne remue plus, elle est toute plate, on la dirait solide comme la terre, et c'est la terre au contraire qui se balance en oscillant. Je vois les pics des montagnes couverts de neige, qui se tassent les uns près des autres comme des moutons qui se rassemblent en troupeau. Ca saute ! ça danse ! L'air pèse sur ma poitrine, j'étouffe ! Le vent par grandes bouffées me donne des coups dans la figure.
La Tentation de Saint Antoine (version de 1849) Gustave Flaubert
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vendredi, 30 septembre 2005
Ciel brouillé
On dirait ton regard d'une vapeur couvert ;
Ton oeil mystérieux (est-il bleu, gris ou vert ?)
Alternativement tendre, rêveur, cruel,
Réfléchit l'indolence et la pâleur du ciel.
Tu rappelles ces jours blancs, tièdes et voilés,
Qui font se fondre en pleurs les coeurs ensorcelés,
Quand, agités d'un mal inconnu qui les tord,
Les nerfs trop éveillés raillent l'esprit qui dort.
Tu ressembles parfois à ces beaux horizons
Qu'allument les soleils des brumeuses saisons...
Comme tu resplendis, paysage mouillé
Qu'enflamment les rayons tombant d'un ciel brouillé !
Ô femme dangereuse, ô séduisants climats !
Adorerai-je aussi ta neige et vos frimas,
Et saurai-je tirer de l'implacable hiver
Des plaisirs plus aigus que la glace et le fer ?
Baudelaire
Rembrandt, paysage avec un moulin
23:10 Publié dans Grands textes | Lien permanent | Commentaires (0)
Dans l’oubli d’exister à une époque qui survit à la beauté
(Suite et fin du poème de Mallarmé : Le phénomène futur)
Dans le silence inquiet de tous les yeux suppliant là-bas le soleil qui, sous l’eau, s’enfonce avec le désespoir d’un cri, voici le simple boniment : « Nulle enseigne ne vous régale du spectacle intérieur, car il n’est pas maintenant un peintre capable d’en donner une ombre triste. J’apporte, vivante (et préservée à travers les ans par la science souveraine) une Femme d’autrefois. Quelque folie, originelle et naïve, une extase d’or, je ne sais quoi ! par elle nommé sa chevelure, se ploie avec la grâce des étoffes autour d’un visage qu’éclaire la nudité sanglante de ses lèvres. A la place du vêtement vain, elle a un corps ; et les yeux, semblables aux pierres rares, ne valent pas ce regard qui sort de sa chair heureuse : des seins levés comme s’ils étaient pleins d’un lait éternel, la pointe vers le ciel, aux jambes lisses qui gardent le sel de la mer première. » Se rappelant leurs pauvres épouses, chauves, morbides et pleines d’horreur, les maris se pressent : elles aussi par curiosité, mélancoliques, veulent voir.
Quand tous auront contemplé la noble créature, vestige de quelque époque déjà maudite, les uns indifférents, car ils n’auront pas eu la force de comprendre, mais d’autres navrés et la paupière humide de larmes résignées se regarderont ; tandis que les poëtes de ces temps, sentant se rallumer lers yeux éteints, s’achemineront vers leur lampe, le cerveau ivre un instant d’une gloire confuse, hantés du Rythme et dans l’oubli d’exister à une époque qui survit à la beauté.
04:00 Publié dans Grands textes | Lien permanent | Commentaires (3)
dimanche, 18 septembre 2005
Pas d'obstacle qui passe les forces de l'esprit humain
Il ne faut pas confondre la bonté d'Elohim avec la trivialité. Chacun est vraisemblable. La familiarité engendre le mépris; la vénération engendre le contraire. Le travail détruit l'abus des sentiments.
Nul raisonneur ne croit contre sa raison.
La foi est une vertu naturelle par laquelle nous acceptons les vérités qu'Elohim nous révèle par la conscience.
Je ne connais pas d'autre grâce que celle d'être né. Un esprit impartial la trouve complète.
Le bien est la victoire sur le mal, la négation du mal. Si l'on chante le bien, le mal est éliminé par cet acte congru.
Je ne chante pas ce qu'il ne faut pas faire. Je chante ce qu'il faut faire. Le premier ne contient pas le second. Le second contient le premier.
La jeunesse écoute les conseils de l'âge mûr. Elle a une confiance illimitée en elle-même.
Je ne connais pas d'obstacle qui passe les forces de l'esprit humain, sauf la vérité.
La maxime n'a pas besoin d'elle pour a prouver. Un raisonnement demande un raisonnement. La maxime est une loi qui renferme un ensemble de raisonnements. Un raisonnement se complète à mesure qu'il s'approche de la maxime. Devenu maxime, sa perfection rejette les preuves de la métamorphose.
Le doute est un hommage rendu à l'espoir. Ce n'est pas un hommage volontaire. L'espoir ne consentirait pas à n'être qu'un hommage.
Le mal s'insurge contre le bien. Il ne peut pas faire moins. C'est une preuve d'amitié de ne pas s'apercevoir de l'augmentation de celle de nos amis.
Isidore Ducasse, Les Poésies II
05:10 Publié dans Grands textes | Lien permanent | Commentaires (3)