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vendredi, 26 janvier 2007

Carnets indiens, avec Nina Houzel (19)

medium_DSCN4454.JPGKIPLING L’ENCHANTEUR

Donnant la parole aux enfants, orphelins ou abandonnés, aux déclassés, exilés, soldats éreintés ou errants, aux amants broyés par l’implacable Destin (Mère Gunga et Empire colonial), Kipling a créé un monde et, simultanément, annoncé sa mort : le monde anglo-indien. Authentique métissage dont l’impossibilité n’est pas sans préfigurer l’extinction de l’Empire victorien quelques années après la mort de l’écrivain, qu’il n’a certainement pas souhaitée (il y tenait comme à “un paradis perdu”, dit A. Tadié, préface de Kim en Folio). L’image réductrice qui le faisait chantre de l’époque victorienne, ne tient pas devant le génie des textes, des contes aux nouvelles et à Kim, terme de la patiente élaboration d’un monde à venir, sa tragédie. Les fictions de Kipling, louées par Borges, explorent une intimité qui n’existe que par elles. Ce faisant, elles révèlent ce qui déjà bascule au coeur des êtres, tissent la passerelle entre un monde finissant et celui qui, lui succédant, n’a de visage que fantasmé. Kipling dévisage l’inconnu, jusqu’à lui donner une âme. Ni de l’anglais, ni de l’indien. Une âme bigarrée, mêlée mais partagée. Pour cela, il faut être visionnaire, voir au-delà de ce que d’ordinaire on perçoit. Tel ce personnage qui, dans La cité de l’épouvantable nuit, observe la ville endormie :“C’était là, en réalité, tout ce qu’il y avait à voir ; mais pas tout ce qu’on était capable de voir”. La prémonition, en l’occurrence, exige que soient franchies les bornes étroites de la sensation, que s’ouvrent des voies esthétiques inexplorées. Lieu de visions : l’Inde, où se joue le destin d’une humanité “à cru, tannée, toute nue, sans que rien s’interpose entre elle et le ciel de feu, sans rien sous les pieds que la terre vieillie, surmenée…” (La conversion d’Aurélien Mac Goggin). Terre soumise aux terribles coups du Destin. Les personnages sont pris dans les remous d’un “univers bouleversé” (Aurore trompeuse), dans “un sacré pays. Un pays sacrément pas ordinaire. Une espèce de pays fou” (Mulvaney, incarnation de Krishna). Kipling projette les personnages, et nous avec, “le plus loin possible de tous les êtres, de toutes les personnes” (Sa chance dans la vie). Rein ne vaut l’extase de l’amour : un musulman aime une “veuve d’hindou” (En temps d’inondation), une indigène un blanc (Lispeth, La noire et la blanche), un anglais une indigène (Hors du cercle, À mettre au dossier, Comment Mulvaney épousa Dina Shadd, Sans bénédiction nuptiale). Le trouble prémonitoire est d’une puissance rare dans les récits qui se déroulent dans la “zone frontière”, où “les relations se compliquent de la façon la plus bizarre entre le Noir et le Blanc” (Sa chance dans la vie), véritable mutation, annonciatrice d’un être inouï. Génie de l’écrivain qui donne vie et mort, dans le même temps, l’une doublée de son autre, sans laquelle rien n’aurait lieu. Lieu du texte, géo-graphie tissée de rêves et d’angoisses, de morts annoncées, de vies jetées au vent et au soleil. Inde brûlée, “grille où le feu est remplacé par le soleil”(Mulvaney, incarnation de Krishna), mais aussi “étroit et noir cul-de-sac où le soleil ne venait jamais” (Hors du cercle). Menace d’apocalypse : “une lueur dansait à l’horizon au grondement heurté d’un tonnerre lointain”(Sans bénédiction nuptiale). Fin annoncée ? Non. Les enfants seuls (Mowgli, Tod, Kim, etc.) portent ce qui, embryonnaire, n’est pas encore viable et reste à bâtir, par-delà misère, maladies et morts violentes que l’Histoire sécrète. L’essence de la prémonition, c’est le possible incarné par ceux qui, au seuil de l’ouvert, parlent comme Tod une langue aux accents cosmopolites, encore inhabitée.

Jean-Jacques Marimbert

Photo : Nina Houzel

jeudi, 25 janvier 2007

Un inédit de Jean-Jacques Marimbert

J’ai connu Manuel Portales. C’est le fait du hasard. Enfin, je ne suis plus sûr de rien. J’invoque le hasard par lâcheté intellectuelle, peut-être.

Certaines nuits, tiré de mon lit par l’idée qu’une puissance se jouerait de nous, je me précipite dans la salle de bains et, agrippé au lavabo, je plante mon regard dans la glace mouchetée de dentifrice. J’interroge mon visage, au cœur, pleines pupilles. Je scrute mon front, mes joues, mes paupières et sous le néon hollywoodien, me frayant un chemin spirituel entre la mousse hypoallergénique et la brosse échevelée, tel un idiot épris de métaphysique, je suis à l’affût. Rien jamais ne se passe, bien sûr, pas le moindre frémissement hormis l’agacement ironique des commissures, pas le plus petit signe d’un au-delà circulant dans mes rides, à moins de considérer que cette esquisse au coin des lèvres… Balivernes ! N’empêche. Une fois, perdu dans cette contemplation stupide, hagard à force de benzodiazépine, j’ai basculé de la lisière des cils au désert de dunes frangé de touffes sèches au nord du Sahara et, manque de sommeil ou larmoiement blafard, je me suis retrouvé à la sortie d’El Golea une fin d’après-midi. Soleil déclinant, j’ai vingt-cinq ans face à l’horizon de sable aux allures de mer rouge, ou mieux, m’étais-je dit appuyé sur l’aile cabossée de ma 2CV, d’océan asséché, me remémorant le fond sablonneux d’une plage de mon enfance tangéroise, quand par le hublot du masque, dans le crachottement salé du tuba, j’observais la tôle ondulée où venaient fondre de pâles rayons habités d’algues et de plancton. Je n’ai opposé aucune résistance au phénomène, trop heureux de pouvoir justifier ma lubie. Par jeu plus que par conviction, je m’engouffrai dans l’hallucination pour nourrir des idées du genre “tout est dans tout”, “le temps ne s’écoule pas sinon il s’écoulerait en lui-même”, “l’éternité est l’implosion du temps”, et autres absurdités qu’aussitôt remis sur rails je balayai d’un café serré. Profitant tout de même de l’entre-deux qui blanchit le ciel, je revisitai ce coin paisible de l’oasis d’El Golea, œil creusé en bordure de l’erg, au moment où, de la palmeraie, le parfum des tomates et des orangers fait de l’espace un écrin de roseaux. De là à admettre que notre vie ne tiendrait qu’à un fil agité par je ne sais quoi ou qui, Destin, Dieu ou Génie, toutes ces sottises de bibliothèque médiévale et de chapelle bourdonnante, il y a loin. Pourtant, qui a connu Manuel Portales comprendra mes doutes et mon inquiétude. Je rapporte ce qui suit pour les autres, tout autant que pour moi, je l’avoue.

À l’hôpital, nous étions voisins de chambre. Moi, pour une hernie ombilicale. Lui, je n’ai jamais su avec certitude. Il attendait des résultats d’examens qui, à ma connaissance, ne lui ont jamais été communiqués. J’ai alors su ce qu’attendre veut dire. Mieux vaut se pendre ou partir en courant.

Jean-Jacques Marimbert

Carnets indiens, avec Nina Houzel (17)

medium_P8240225.jpgPour moi, la vérité dans le roman est étroitement liée au degré de conviction qu’inspire sa peinture de la réalité intérieure. Si cette réalité intérieure est convaincante, le lecteur peut accepter les arguments les plus invraisemblables. J’ai l’impression que de nos jours on a du mal à accepter que la fiction puisse prendre des libertés avec la réalité, alors que c’est dans la nature même de la fiction d’être infidèle au réel. C’est en nous racontant des histoires qui ne sont pas vraies que le roman s’approche de la vérité.

Salman Rushdie (interview à lire en entier ici)

Photo : Nina Houzel

Une ordalie de couleurs

medium_le_patre.jpgQuand tout va mal, la peinture est un espace hors du reste de sa vie, presque une assurance de bonheur. Elle aime ces grandes étendues, en apparence paisibles. S’y étalent des tempêtes, des ouragans, des crimes, des larmes, un ruissellement de joie, l’univers raconté dans une ordalie de couleurs.

Raymond Alcovère, Le sourire de Cézanne, à paraître, mai 2007, éditions n&b

Peinture de Lambert Savigneux

mercredi, 24 janvier 2007

Carnets indiens, avec Nina Houzel (14)

medium_BIRDS_1_081.jpg"Emigrer, c'est sans nul doute perdre sa langue et son foyer, être défini par les autres, devenir invisible ou, pire, une cible; c'est exprimer de profondes transformations et déchirements spirituels. Mais le migrant n'est pas simplement transformé par son acte : il transforme également son monde. Il est peut-être vrai que le migrant devient un mutant, mais c'est d'une telle hybridation qu'émergera la nouveauté."

Salman Rushdie

Photo : Nina Houzel

(Ca y est Nina a créé son blog : ici)

lundi, 22 janvier 2007

Lecture à manger et autres considérations...

La Cie les Fourmis Rousses vous propose une soirée originale!

Un voyage littéraire et gastronomique en Orient:

une « lecture à manger !»,

le vendredi 26 et samedi 27 janvier à 19 h

à la Baignoire
7, rue du Brueys à Montpellier.

Au menu : Bouvier, Pasolini, Paz, Taghore, Cheng, etc mais aussi Rasam Dal, Potage Pékinois
et Poulet Madras

Soirée pleine de surprises et de saveurs concoctée par Marielle Baus, Eric Colonge et Didier Lagana.

La jauge limitée à 40 personnes et la logistique liée au repas nécessitent une

réservation obligatoire
avant le mercredi 24 janvier


en contactant Claire, administratrice de la Compagnie Les Perles de Verres au 06 61 56 06 08.

Tarif unique pour la soirée : 15 euros .

Ps. La soirée de samedi est quasiment pleine! Réservez vite!

Voici la deuxième partie de la saison de La Baignoire.
Des textes de théâtre, un texte romanesque, de la poésie, une exposition-lecture et de la musique !
Les écritures continuent à nous interroger.
Durant ce deuxième semestre, quelques travaux nous permettront de mieux vous accueillir.
Alors, soyez curieux, passez nous voir !

Béla Czuppon


Tous les rendez-vous sont à 19 heures
Tarifs de 5 à 8 euros


Février

Du 1 au 3 : Sans Sang d'Alessandro Baricco. Lecture proposée par Fabienne Bargelli, Hélène de Bissy et Didier Mahieu

- On a beau s'efforcer de vivre une seule vie, les autres verront mille autres vies dedans et c'est pour ça qu'on arrive pas à éviter de se faire mal.
-

Mars

Du 15 au 17 : Heurts d'amour par Lili, Mouche et Mat avec Martine Buffet (voix récits), Isabelle Lafille (voix piano accordéon), et Mathieu Bourdet (voix clarinette).

Le regard cruel, ironique, tendre, naïf, désabusé, sarcastique, émerveillé, complice, apeuré,d'auteurs contemporains ­ Paul Fournel, Annie Saumont, Etgar Keret- sur la rencontre amoureuse .

Du 29 au 31 : Les Danseurs, de Pascal Nordmann. Lecture proposée par Pierre Barayre avec Hélène de Bissy, Gregory Nardella et Béla Czuppon

" Ils sont bien là, Nietzsche et Haendel, à ressasser leurs souvenirs dans cette cave... Les génies défient le temps et pourtant, pourquoi, en ce jour de 2144, va-t-on les emporter pour ce long trajet vers les Amériques?
" Les danseurs " c'est une fable philosophique, une réflexion profonde et légère à la fois sur l'art et la pensée. Un road-movie métaphysique! "

Avril

Du 17 au 21 : Minetti , de Thomas Bernhard. Mise en scène et jeu : Julien Guill

Dans un vieil hôtel d'Ostende, un drôle de monsieur prétend avoir rendez-vous avec le directeur du théâtre de Flensburg pour remonter une dernière fois sur scène dans le rôle de Lear

Du 26 au 28 : Frère, de David Léon.
Lecture proposée par Hélène de Bissy, Béla Czuppon  et

" Ce frère plonge dans la schizophrénie. Accompagné de sa soeur, il déroule à nouveau le récit de sa crise. Apparaît ainsi la figure d'une mère au langage détruit, porteuse du secret et de tous les germes de la maladie qu'explore son fils. "
David Léon est auteur et comédien. Il vit à Montpellier.

Mai

Les 4 et 5  : Toute poésie est-elle bonne à dire ?  , deux soirées animées par Michaël Glück, auteur, poète et dramaturge.

Quatre comédiens vous proposeront leur lecture de plusieurs textes de poésie contemporaine. Quel accès, quelle intimité ou quelle profération ?
Cette réflexion active sera menée en votre compagnie.

Du 24 au 26  : Des pas dans la baignoire : une île-lecture,  une création complice entre Karin Espinosa, auteure, et Amandine Meunier, plasticienne.

Chaque pas fait son histoire. De-ci. De-là. À la dérobée.
Pour aller ailleurs. Vers Nomadistan peut-être.
S'inventer une existence. Sur d'autres pas.


Le 8 juin: Fête de La Baignoire avec les artistes de la saison écoulée



dimanche, 21 janvier 2007

l’Embarquement pour Cythère : un tableau comme une portée musicale

medium_watteau1.jpgCrépuscule grimant les arbres et les faces,
Avec son manteau bleu, sous son masque incertain;
Poussière de baisers autour des bouches lasses...
Le vague devient tendre, et le tout près, lointain.
La mascarade, autre lointain mélancolique,
Fait le geste d'aimer plus faux, triste et charmant.
Caprice de poète - ou prudence d'amant,
L'amour ayant besoin d'être orné savamment
Voici barques, goûters, silences et musique

MARCEL PROUST, "Antoine Watteau", dans "Portraits de peintres" ("Portraits de peintres et de musiciens", Les Plaisirs et les Jours)

« L’ingénuité métaphysicienne de Novalis, la tendresse fiévreuse de Chopin, le sourire parfois tragique de Laforgue, la beauté idéaliste de Mozart, la passion pastorale de Schubert, tout cela est situé dans le pays que Watteau a extrait de la nature, et au fond duquel, avec une émotion indicible, on entend le Murmure de l’Invitation au voyage. » (Camille Mauclair)

Jetée d’étoiles dans le ciel bleu nuit

 medium_BRUXELLES_62_.3.JPGJetée d’étoiles dans le ciel bleu nuit. Il fait presque toujours doux à Montpellier. Soudain il comprend à quel point il aime cette ville. Pas de façon exclusive, mais à cause de son ouverture, de sa légèreté, cette façon de ne pas être vraiment à soi. Rien de pesant, de trop enraciné ici.

 

Raymond Alcovère : "Le sourire de Cézanne", à paraître, mai 2007, n&b éditions.

Photo : Gildas Pasquet

 

 

samedi, 20 janvier 2007

Comme les autres tu croiras à ce corps recomposé

Comme les autres tu croiras

à ce corps recomposé :

nouvelle perspective,

avenue de l'Europe ouverte

sur le chant infini des astres...

Et ta langue toujours

qui ne saura profaner ses propres tombes...

Bayreuth, Sarajevo, vitrines

illuminées d'amandiers en fleur,

et dans les égouts intraitables

des vérités noires pleines de récidives...

Mais tu croiras - et quelle que soit

l'heure des horloges -

en ces géographies extensibles,

ces princes couronnés de walkman,

ces palais hérissés de migraines...

Nouveaux corps et nouveaux territoires,

cela t'éblouira :

en piste et floqué d'incurables formules,

ce qui de toi effleure l'aile des albatros

tu ne le connaîtras jamais

 

Jean-Luc Aribaud, Prophéties, Le Castor Astral, 2006

 

Carnets indiens, avec Nina Houzel (12)

medium_D.jpgJe ne veux pas que ma maison soit murée de toutes parts, ni mes fenêtres bouchées, mais qu'y circule librement la brise que m'apportent les cultures de tous les pays

Gandhi 

Photo : Nina Houzel

 

vendredi, 19 janvier 2007

Carnets indiens, avec Nina Houzel (11)

medium_PC110653.jpgC'est si calmant de se représenter les choses! Ce qui est affreux c'est ce qu'on ne peut pas imaginer

Marcel Proust

Photo : Nina Houzel

Carnets indiens, avec Nina Houzel (10)

medium_Pondichery_087.jpg"Je crois qu'il faut poser le pied assez légèrement sur terre"

Jacques Chardonne

Photo : Nina Houzel

jeudi, 18 janvier 2007

Le temps...

Le temps scintille et le songe est savoir

Paul Valéry

mercredi, 17 janvier 2007

Carnets indiens, avec Nina Houzel (9)

medium_P5272769.jpgCe qui de toi effleure l'aile des albatros

tu ne le connaîtras jamais

Jean-Luc Aribaud

Photo : Nina Houzel

 

Un jour, après quarante cocktails...

Un jour, après quarante cocktails

rouges comme l'enfer,

une voix d'hier coulera dans tes veines :

"Que sont mes amis devenus,

les druides du poème,

les Magellan de la langue ?

Où vivent désormais ceux des peupliers sombres,

ceux des heures illuminées

à chercher la jonquille de la sainteté ?

Y a-t-il toujours à la verticale des bouches

cette nervure du silence,

ce rien pour nous appeler à naître ?"

Mais tu monteras le son, toujours plus,

et des slows en chemise noire

brouilleront tes ondes de pucelle.

 

Jean-Luc Aribaud, extrait de "Prophéties", Le Castor Astral, 2006

lundi, 15 janvier 2007

Carnet de nuit

medium_yngpaint.jpgL'écriture des Carnets, comme disait Marcel, convient bien à Philippe Sollers, dont le "Carnet de nuit", paru chez Plon en 1989, reparaît aujourd'hui en Folio. Petit florilège :

Si vous aimez quelqu'un, aimez-le passionnément, et à tout instant, c'est le temps en personne qui vous aime

Proust : "Il arrive souvent qu'à partir d'un certain âge, l'oeil d'un grand chercheur trouve partout les éléments nécessaires à établir les rapports qui seuls l'intéressent. Comme ces ouvriers ou ces joueurs qui ne font pas d'embarras et se contentent de ce qui leur tombe sous la main, ils pourraient dire de n'importe quoi : cela fera l'affaire."

"Vous m'agacez souvent." Entendre : "Vous m'excitez souvent au moment où je ne m'y attends pas."

"Révolution". Pourquoi la société devrait-elle être réelle ? Drôle d'idée.

Ton personnage de roman existe quand tu aimerais avoir son point de vue sur le roman en question. Le livre est réussi quand tu as envie d'y rajouter ce qui s'y trouve.

L'article de Bataille, Hemingway à la lumière de Hegel (1953) : "Je veux parler de cette exactitude dans l'expression sensible de la vérité, que nul autre que lui ne me semble avoir atteint. C'est peu de dire que, sous sa plume, la vérité devient saisissante. (...) Est souverain celui n'est qui n'est pas lui-même une chose... Il n'y a pas dans son oeuvre de tricherie, ni de concession à la lâcheté qui porte à dominer les autres comme les choses."

Picasso : "Le jeune peintre", en couverture du Folio

 

samedi, 13 janvier 2007

Densité du vide

medium_zao7.jpgLe ciel a courbé sa tête. Les fleurs desséchées du soleil tournoient en ombelles autour des cimes. Le brouillard se lève et repose du monde.  

Des torsades de ciel blanchissent les rizières - attelages et paysans courbés sous la chaleur de juillet.  Des murs de latérite jettent des ornières dans la plaine ombrée de nuit. Il pleut des flèches de soleil acerbes comme des sagaies et drues comme un nuage de sauterelles.

Un vent de terre souffle une haleine chaude et mon cheval, rude et âpre comme le sel se cabre face à la montagne.

Enfin le vent du soir coule une giclée de citron frais sur les collines et ce fleuve immense aux reflets roses qui file grand large vers la mer – ample mouvement de ses méandres, inachevé, cours à l’apparence immobile mais forces profondes, latentes, terribles. Une obscurité de glaïeuls.

Maintenant, point nodal de l’existence, rien ne compte ici que les âmes et leurs écoulements réciproques et cette onde qui coule et nous relie. Fi du temps et de l’espace multipliés. Nous sommes de cette essence limpide et, de cap en cap jusqu’à la fraîcheur placide des futaies, cet échange d’ombre et de lumière, l’obscur et l’éclat enfin mêlés.

Un aigle pur et sage tournoie sur le faîte du monde. Sa proie s’inscrit dans son être comme une prolongation de lui-même.

De profondes vallées, dans une eau verte et noire, se détachent de la brume. Un pic insolite dresse sa palme sur le flot des hêtres.  La forêt, noyée de pourpriers, ondule comme une flamme attisée  par un souffle de forge qui inonde tout sur son passage.

Je suis né dans la lumière et ne connais pas de plus grand reposoir, la fraîcheur sourde de la terre, son humidité primordiale.

Des palais se découpent dans les nuages, plus amples et translucides à mesure que le regard s’aiguise et se love dans l’infini du bleu. Une brise légère et indécise virevolte entre les arbres. La lune, lointaine encore, court sur les cimes et telle une queue de comète avale les derniers brouillards.

Le ciel est pris de folie. Le feu s’est emparé de la pierre rougie par la fournaise et dégorge des combes entraînant le vent et le haut de la montagne dans un crépitement de couleurs.

La chute infinie des torrents gigogne précipite une écume blanche et aérienne  dans de profonds ravins creusés de saphirs et d’herbes folles. Les sensations formant le fond de mon être, je crois être impénétrable.

La terre de Chine est élévation. Rien de plat. Tout porte ici au sublime. Le ciel a des langueurs océanes pour ce placenta ocre, ardent et cru, zébré de solitude et d’esprit divin.

Les flammes du couchant claquent leurs ombres mouvantes aux brumes du soir. Une longue déclinaison de nuages frise l’horizon. La lumière sépulcrale de la nuit n’effacera pas tout à fait la magie du lieu : ici sont les antres de la terre.

Comme des étoiles jetées en pâture qui cherchent leur devenir – ô le geste auguste du semeur ! -  j’erre aux confins de cette orbe dont le centre est partout et la circonférence nulle part.

Ici je suis ivre de soleil, d’absence et de joie. La lumière est en moi, au cœur même, des nuages se lèvent et le feu des météores rejoint le sel de la terre.

Et cet âpre vent ne saurait corriger l’éclat du jour, si fin, si brillant, et puissant qu’il peut tout illuminer et détruire en une grappe de secondes.

Mauve obstacle à mon ennui, repentir du choix qui m’a amené jusqu’ici, des nuées accrochées à la montagne me dissimulent encore le grand débord du monde mais la plénitude – un nouvel ordre - est en moi ; je ne saurais être différent de ce que je suis.

Ici et maintenant, l’espace vide du monde et l’infinie densité du cosmos se confondent. Tout a été dit et il reste des mots encore.

Tout a été dit et le clair-obscur se recompose. Le feu est à la terre ce que la nuit est au ciel, cet instant ayant été. Pour toujours.

Comment se retourner sauf à se noyer dans le bleu de la nuit ? Les instants forment une farandole, des pépites versicolores, des passagers clandestins sur un horizon imaginaire, mais qu’importe ?

Alors que des minarets s’élèvent dans les couloirs du temps, l’Europe n’est qu’un prolongement de l’Asie, laquelle a tout créé et redeviendra le centre, le trou noir où tout fut posé, anéanti puis couvert d’une fine lumière blanche, d’un liseré doré où s’est émancipée l’espèce.

Le ciel bleu et pourpre naît strié de langues de feu et d’une caresse de soleil. Heureusement, l’univers n’a ni commencement ni fin. Le monde est une cavalcade où des chevaux endiablés escaladent et dévalent des pentes abruptes et baroques, peuplées d’animaux fabuleux, dans un grand remuement de vagues.

Temps. Amour. Quiétude. Les poètes  fondent ce qui demeure. Éternellement en vie pour un jour d’exercice sur la terre.

Raymond Alcovère

Zao Wou Ki

jeudi, 11 janvier 2007

Une sorte d'amitié

« Mais d'abord, je veux revoir mon pays... Tout d'un coup, la vue est immense et découvre des crêtes crayeuses doucement infléchies, comme modelées, atténuées par un long travail, et, plus loin encore, des ondulations bleues que l'horizon dilue. Les noyers, bouquets de feuillages piqués dans les vignes, les champs et leurs teintes de vieille tapisserie, les peupliers dans les bas-fonds ont je ne sais quoi de grave sous la lumière onctueuse d'octobre. Parmi tant d'aménité on sent poindre le sol de craie et comme la nudité du proche hiver. Rien ne frappe d'abord, même la lumière, dans ce pays sans pittoresque, à la fois verdoyant et un peu désertique, souriant et infiniment triste, où l'homme invisible est si mêlé à la terre. Mais ce n'est pas le sentiment d'une beauté secrète, inventée peu après, qui me plaît c'est la certitude d'une beauté réelle garantie par son dénuement exquis. Elle n'est saisie que par une longue connaissance et une sorte d'amitié. »

Jacques Chardonne

Rallumez les Lumières !

medium_m503604_87ee2468_p.2.jpg« chaque texte a toujours été prévu pour jouer avec d’autres, dans un ensemble ouvert ultérieur [...] » a écrit Philippe Sollers dans son avertissement à Eloge de l'infini.

Le Nouvel Obs a récemment consacré un dossier au Siècle des Lumières. A lire ici

Diderot par Fragonard

mercredi, 10 janvier 2007

Carnets indiens, avec Nina Houzel (2)

medium_P1013657.jpgDans Nocturne indien, il y a une photographe et un écrivain. Tout se passe à demi-mots. C'est un livre magique, magnifiquement construit. La vie de Tabucchi est un roman. Comme écrivain, il affectionne la forme brève. Dans une interview au Matricule des anges, il cite Cortazar : "L'écrivain des récits sait parfaitement que le temps est son ennemi". L'interviewer insiste : "Il y a dans vos récits des trous, des pans entiers d'histoire que le lecteur doit reconstituer". Tabucchi répond : "J'appelle le lecteur à la complicité, parce que quand on raconte une histoire on ne la connaît pas parfaitement, on ne peut pas tout dire; l'écrivain aujourd'hui a perdu la clairvoyance des écrivains du XIXe siècle, il n'est pas sûr de lui, de la réalité, il a besoin d'être appuyé par quelqu'un, le lecteur, mon semblable mon frère."

Raymond Alcovère

Photo : Nina Houzel