jeudi, 27 octobre 2005
Sur Henri Bosco
Henri Bosco est à la fois l'objet d'un malentendu et d'un évitement. Le malentendu tourne bien sûr autour de l'image d'un gracieux écrivain pour la jeunesse et d'un débonnaire homme de terroir ; le terroir français sur lequel, de tous, pèse le cliché le plus débonnaire : la Provence, évidemment. On a conçu cet auteur en troisième roue d'un tricycle où il accompagnerait Pagnol et Giono, un peu en pneu dégonflé. C'est que contrairement à Giono, il n'a pas trouvé tous ses vrais lecteurs. Et c'est là que nous abordons le terrible évitement dont il fut l'objet : celui du registre fantastique, au sein duquel il navigue, mais peut-être pas toujours toutes voiles dehors. Du coup, il n'a pas été reconnu par ce domaine que l'on appelle la « Littérature Fantastique », qui n'a pas su aller le chercher, ni se l'approprier. Il est pourtant en plein dans le fantastique, mais les amateurs de fantastique, soit n'y sont pas allés voir, soit n'ont pu s'y reconnaître. Cela se comprend, car la constitution du « Fantastique » en domaine, comme celui de « La Poésie » et autres, crée des cloisonnements étriqués, des genres, où règnent prêtres, chapelles, thuriféraires, aficionados, « spécialistes » et fétichistes. Il y a là un « clan » qui, d'Edgar Poe à Anne Rice, en passant par H. Lovecraft, intronise des modèles. Un homme qui croit véritablement aux mystères, aux rapports religieux et millénaires de l'homme et de la nature, un homme de foi, un mystique, cela n'est pas drôle à ériger en bon faiseur d'un genre...
Synopsis du film de Jean-François Jung : "Henri Bosco"
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mercredi, 26 octobre 2005
L'oiseau de feu
Longtemps j’ai rêvé de l’Italie. Puis Naples, l’oiseau de feu, a surgi. Une terre chthonienne, une ville solaire trouée de catacombes et gorgée d’églises baroques, bonbonnières de silence au milieu de la fournaise et du tourbillon. Le Vésuve, au milieu de la ville, règne en maître. La mer, brûlante, électrique, musicale, nargue le soleil. Au loin, en point d’orgue, Stromboli, l’ancienne Strongyle, où plane l’ombre d’Ulysse. Son ascension fut notre voyage initiatique. La terre tremblait sous nos pieds. Là-haut on est dans l’œil du cyclone, fracas, implosions, grondements, orgie de lumière. Eau, feu, passion, mêlés.
22:10 Publié dans littérature | Lien permanent | Commentaires (5)
Le démon
Au dessus d'un massif de pois de senteur, je la regardais. Elle n'était pas tellement belle. Son visage, d'une charmante polychromie, s'était trop écrasé contre d'autres visages. Mais une bouche, bonne auberge. Des cheveux comme de la musique. Le démon.
Paul Morand, Céleste Julie
10:31 Publié dans littérature | Lien permanent | Commentaires (0)
vendredi, 21 octobre 2005
Friterie-bar Brunetti...
Extrait de "Friterie-bar Brunetti" de Pierre Autin-Grenier, Gallimard collection l'Arpenteur, en vente partout...
C’est confortablement installé à cette fameuse table du fond (celle à l’opposé du turbulent poêle à charbon, comme je vous l’ai dit) que je m’étais annexée mieux que l’Autriche la Bosnie-Herzégovine et que le grand Raymond soi-même avait décrété être la table de monsieur Pierre, qu’à peine réchappé des galères des révérends pères qui s’étaient montrés d’une outrecuidance folle à vouloir selon leurs sales méthodes m’instruire, j’ai jeté par-dessus les moulins toutes les vies de Marguerite-Marie Alacoque, Marcellin Champagnat, Pothin, Blandine et autre ribambelle de saints pour m’élancer au-delà d’un monde de pacotille dans les bras de Notre-Dame des Fleurs, tout en transe dévorant des heures durant Villon, les dits et complaintes de Rutebeuf, arpentant Canisy en compagnie du camarade Follain ou, suspendu aux basques de Bardamu, voyageant alors en rêve loin jusqu’au bout de la nuit. C’est à cette table sans prétention qu’une journée de décembre particulièrement inspirée j’eus la révélation d’un souffle de grandeur et de folie quand Hubert Selby JR à bout de nerfs me fit plonger avec lui au dernier fin fond du fond de tout et que je n’émergeai finalement des bas-quartiers de Brooklin, lessivé, qu’aux sollicitations pressantes et inquiètes de Renée ayant mis mon état d’intense exaltation sur le compte d’un excès de mâcon.Je ne saurais vous dire combien de trublions de génie, d’Henry Miller au consul de Malcolm Lowry, du médecin de Jean Reverzy à Louis Guilloux, de Calaferte à Gombrowicz en passant par Cioran et ses petites mallettes bourrées d’aphorismes, un jour ou l’autre déboulèrent sans façon dans la Friterie-bar Brunetti pour s’installer face à ma banquette et entreprendre aussitôt de m’enivrer au récit de leurs glorieux vagabondages et de leurs mirobolantes aventures, me laissant dans l’instant le souffle coupé et, pour toujours, la tête dans les comètes.
19:40 Publié dans littérature | Lien permanent | Commentaires (1)
Friterie-bar Brunetti, un extrait...
Extrait de Friterie-bar Brunetti, de Pierre Autin-Grenier, Gallimard, collection l'Arpenteur, en vente partout...
(Photo de l'auteur)
Je sais des cocottes, voyez-vous, autrement moins classe que notre madame Loulou ; saintes nitouches des baldaquins, toutes en chichis, contorsions et simagrées, et bigrement donneuses de leçons avec ça!, mais qui, c’est tout vu!, ne lui arriveront jamais à la cheville pour autant. Tapinant à mi-temps dans l’orthophonie, la dentisterie, pharmacie ou assimilé ça s’en va lever le petit doigt les samedis après-midi dans des salons de thé en équivoque compagnie, ça pousse des oh! et des ah! de bécasses effarouchées aux tarasconnades d’une bande de beaufs buveurs d’eau et ça croit faire des cérémonies en singeant la haute quand ça patauge dans le pur kitsch simili petit-bourgeois.
J’ai eu à souffrir un temps, je peux bien vous l’avouer maintenant, certaines de ces créatures à peine connectées, n’ayant qu’une petite ampoule d’un watt cinq en veilleuse sous les bigoudis, et qui prétendaient cependant m’en remontrer, me donnant en exemple leur goût si sûr à deviner le beau là où elles-mêmes s’imaginaient le percevoir, c’est à dire invariablement dans la mocheté de l’art de bazar, invariablement dans l’atrocité du tape-à-l’œil tout en toc et clinquant, invariablement dans le dégoûtant et l’écœurant de tous trucs et zinzins de style plus ou moins niquedouille dont ces grandes grues cendrées s’acharnaient à s’entourer, croyant se donner ainsi un vernis de culture, ne les effleurant une seconde le fait qu’elles ne faisaient de la sorte qu’afficher aux yeux du monde et de la manière la plus outrageusement tapageuse qui soit leur trivialité de petites-bourgeoises louis-philippardes, leur misérable condition de bobonnes de parvenus. Turlututu chapeau pointu! N’en parlons plus.16:51 Publié dans littérature | Lien permanent | Commentaires (4)
mardi, 18 octobre 2005
Saule musique
C'est à Pékin que j'ai compris le saule, pas le pleureur, le saule, à peine incliné, l'arbre chinois par excellence. Le saule à quelque chose d'évasif. Son feuillage est impalpable, son mouvement ressemble à un confluent de courants. Il y en a plus qu'on en voit, qu'il n'en montre. L'arbre le moins ostentatoire. Et quoique toujours frissonnant (pas le frissonnement bref et inquiet des bouleaux et des peupliers), il n' a pas l'air en lui-même ni attaché, mais toujours voguant et nageant pour se maintenir sur place dans le vent, comme le poisson dans le courant de la rivière. C'est petit à petit que le saule vous forme, chaque matin vous donnant sa leçon. Et un repos fait de vibrations vous saisit, si bien que pour finir, on ne peut plus ouvrir la fenêtre sans avoir envie de pleurer.
Henri Michaux, Un barbare en Chine.
12:18 Publié dans littérature | Lien permanent | Commentaires (0)
samedi, 15 octobre 2005
L'aube a un goût de cerise
Je suis parti et voilà que le monde s’ouvre à mes yeux. Le vent fait claquer les voiles, le jusant doucement nous éloigne. Les cris des marins se répondent. Les os du bateau craquent, son grand corps de sel et de vent s’ébroue.
Le navire s’enfonce. Une femme chante un refrain des îles. J’emporte les bribes de ce rêve. Musique.
L’horizon se mire dans la mer, palette, giclées obliques. Puisse l’espace être toujours aussi immense, incertain autour de moi, reflets cristallins –l’inutile est si beau!– dans l’ombre de cette immensité fauve, faunes dansant, bleu-noir en abîme.
La nuit est cantilène, frémissante. Ciel vineux, orages, grondements sourds, ordalie de la nature, cruauté des éléments, ivresse des nuages, flèches et oriflammes tendus en toile d’horizon.
Au loin s’avancent les Grands d’Espagne, lutte rageuse et férocité de la nature. Milliers et milliers de bateaux accostés ici, avant de se livrer à l’océan, en un geste désespéré. Tout revient à sa vérité première.
Lueur étalée, rideau cramoisi, le navire, toutes voiles dehors, déchire d’un trait aquilin les flots turquoise, poissons volants, dauphins batifolant, nuit rouge s’abattant, ciel turquin, lueur d’or qui s’efface, vert paradis de la nuit. Liberté enfin.
Une aube irréelle. Elle est apparue, éparpillée et légère, fluide, en écharpes lentes. L’espace, transpercé de vide, vapeurs blanches dans un halo doré, a refermé sa coquille de silence.
Vent, feu, soleil, font trembler les limites, la neige elle, évapore, dissout, recouvre. Reste une pureté glacée, à croquer le ciel, étoiles blanches immobiles, sucre candi, à figer le mouvement.
La neige épouse les contours et les ombres, toute lutte remise à plus tard, dans un silence de feutrine.
Il fait froid mais je le sens à peine. Le ciel râpé de couleurs saigne à nouveau. Des voiles, échappées de l’île, s’effacent.
Nous quittons cette anse redoutable, si bien protégée, en pointillé sur l’océan fabuleux. Ivresse saline de la mer. Au milieu de l’océan, la terre paraît moribonde.
Bleuités mauves. En fines particules. Dentelles à peine ouvragées dessinant une clarté verte, tourbillonnant, en une seule nappe de nuit.
L’humidité de l’air happe les songes et nous plonge dans un halo de pluie.
L’atmosphère a cette pureté neigeuse, gravée dans ma mémoire. Laiteuse clarté lointaine. Sourire de la mésange.
Limites mouvantes entre le ciel et la mer. Parfum d’amarante.
L’aube a un goût de cerise.
Texte écrit pour une exposition à la chapelle Sainte-Anne à Arles en novembre 2002 autour de l’œuvre du poète Saint-John Perse.
© Raymond Alcovère
14:22 Publié dans littérature | Lien permanent | Commentaires (1)
mardi, 11 octobre 2005
Arracher des entrailles
Claudel, un des premiers à lire Rimbaud alors qu’il était inconnu, est un de ceux qui l'ont le mieux compris : " Pour la première fois voici l’enfance au lieu d’être interprétée par le reflet dans le souvenir de gens tout faits, qui s’exprime elle-même humide de nuit et de mystère. Il a plu à la Providence de donner à ce " poète de sept ans " les facultés d’expression d’un homme de génie. Voici le phénomène de cet innocent monstrueux, chargé tout d’un coup d’un message auquel il ne comprend rien, comment s’étonner qu’il n’ait pas su se l’arracher des entrailles sans toutes sortes de spasmes, de hoquets, de contorsions et de pleurs ! ".
08:55 Publié dans littérature | Lien permanent | Commentaires (0)
lundi, 10 octobre 2005
La promesse de l'aube
La croyance en l’infini de la lumière, la répétition et le ciel et les femmes et la nuit, courbes et ondulations, à la promesse de l’aube et des glaciers l’univers se resserre, tremble et s’efface, s’oublie, se trouble et redevient circulaire.
21:55 Publié dans littérature | Lien permanent | Commentaires (3)
dimanche, 09 octobre 2005
Un astre si l'on veut
Le mimosa
Sur fond d'azur le voici, comme un personnage de la comédie italienne, avec un rien d'histrionisme saugrenu, poudré comme Pierrot, dans son costume à pois jaunes, le mimosa.
Mais ce n'est pas un arbuste lunaire : plutôt solaire, multisolaire…
Un caractère d'une naïve gloriole, vite découragé.
Chaque grain n'est aucunement lisse, mais formé de poils soyeux, un astre si l'on veut, étoilé au maximum.
Les feuilles ont l'air de grandes plumes, très légères et cependant très accablées d'elles-mêmes ; plus attendrissantes dès lors que d'autres palmes, par là aussi très distinguées. Et pourtant, il ya quelque chose actuellement vulgaire dans l'idée du mimosa ; c'est une fleur qui vient d'être vulgarisée.
… Comme dans tamaris il y a tamis, dans mimosa il y a mima.
F. Ponge, La Rage de l'expression, 1952
00:20 Publié dans littérature | Lien permanent | Commentaires (0)
Le Jardin de la Fontaine, à Nîmes
Par dessus tout, ce côté rose et doré des murs, rampes et balustrades, des pavés et des statues, - ce côté grand élan, grandes draperies fougueuses des pins s'élevant en torsades au fond jusqu'à cette rose terminale, comme une fleur de magnolia, la tour Magne; ces frondaisons, au rez – de - chaussée, ordonnées par un élève de Lenôtre, ce côté touffes ou buissons de roses ordonnées, composés avec les architectures, avec la pierre; le caractère magnifique, royal, somptueux, parfumé de ce décor, adossé par ailleurs à la garrigue, c'est -à - dire à la sécheresse parfumée, à l'aridité, à l'austérité, presque à la stérilité, mais si éblouissante, comme Rome au milieu de sa Campagne stérile.
Francis Ponge
00:02 Publié dans littérature | Lien permanent | Commentaires (0)
vendredi, 07 octobre 2005
Ce que nous sommes
Tout sera accompli, et poursuivi, et mêlé. « L’éternité c’est la mer allée avec le soleil ». Les aigles et les sauterelles plongeront dans l’espace, l’orage grondera puis un calme inouï règnera, une présence à soi si fine que toute méfiance aura disparu. Les mots manqueront, on comprendra qu’ils n’étaient que des pieuvres, ils nous enchaînaient avec leurs tentacules, les mots deviendront des corps, ils deviendront ce que nous sommes.
22:20 Publié dans littérature | Lien permanent | Commentaires (4)
Une lumière d'or
Il n’y a pas d’âme, ni moi, ni autre, balivernes… Il y a le tout, l’éternité est l’invisible. Le monde est joie. L’informulable est le silence, et le bruit fondamental qui emplit l’espace. A un moment on ne peut rien entendre d’autre que cette présence, si fine, innervée partout, le monde est réduit en poussière et recouvert d’une lumière d’or.
21:30 Publié dans littérature | Lien permanent | Commentaires (1)
Pas de fin
De partout la lumière arrive, fuit, gicle, se retourne, oublie l'oubli, détonne, retrouve les traces anciennes puis s'efface encore. Quoi qu'il advienne elle est là, mince filet ou torrent rugissant, au plus fort de l'aveuglement elle brille, il n'y a pas eu de commencement, il n'y aura pas de fin
"J'ai vu quelquefois ce que l'homme a cru voir" Rimbaud
21:20 Publié dans littérature | Lien permanent | Commentaires (0)
mardi, 04 octobre 2005
Au moment le plus inattendu
Les herbes de la nuit, vastes, sombres, fluides, tournent autour de moi, ombre errante, placide merry go round, avancées de l’esprit sur la matière, au moment le plus inattendu l’unité se fait…
11:55 Publié dans littérature | Lien permanent | Commentaires (0)
Je me précédais normalement
LA PROVINCE
Dans le salon en sac arabe, nous regardions passer le dimanche.
Il avait une échelle sous le bras et une truelle en bandoulière.
L 'horloge sonnait précieusement, dans une odeur de poires conservées.
Sur un fauteuil traînait un bout de fil : c'était la semaine.
Paul Colinet (1898-1957) Extrait de « Oeuvres », s.l., Éditions Lebeer Hossmann, 1980, 22.
LA ZONE DE RECUL
Je me rassasiais de misérables et je m'emboîtais le pas.
Quand la cage sortait de l'oiseau, j'arrivais à ma rencontre.
Quand la niche mangeait le chien, je confondais corps et biens.
Mais, au grand jour, je reprenais mes distances et me précédais normalement.
Paul Colinet (1898-1957) Extrait de « Oeuvres », s.l., Éditions Lebeer Hossmann, 1980, 43-44.
"Paul Colinet, probablement le moins connu et le plus discret des membres du "groupe des surréalistes bruxellois". C'était un grand ami de Scutenaire" nous dit Eric Dejaeger, qui envoie ces textes (merci à lui)
02:45 Publié dans littérature | Lien permanent | Commentaires (0)
lundi, 03 octobre 2005
La robe de cloches
Ses cheveux sont dorés, ses fenêtres unies croisent leurs regards.
L'image en couleurs d'un grand chien, un joli panier de rosée, un long fusil de cristal la gardent.
Sur le seuil, un buisson secoue ses médailles.
La porte est ouverte, mais le buisson hésite depuis toujours: il ne voit pas qu'il est invité.
Tout doucement, la maison se creuse, fait tinter sa robe, bruire son cœur : le buisson ébloui ne comprend pas.
C'est un jeu très compliqué.
De temps en temps, le fusil de verre parle tout seul et casse une tuile.
Paul Colinet (1898-1957)
Extrait de « Œuvres », s.l., Éditions Lebeer Hossmann, 1980, 19-20.
10:21 Publié dans littérature | Lien permanent | Commentaires (1)
L'été et les frasques de la neige
L'été, après s'être épuisé en poussières blanches sur les routes et en myrtilles dans les bois, le grand été débraillé et fourbu est rentré, par le toit, dans son château d'osier dont la forme est celle d'une nasse.
Maintenant, il se néglige: des oeufs de fourmis lui bouchent le nez et jusqu'à la fente de ses yeux une barbe malade lui pousse, une barbe de feuillages pourrissants qu'on appelle l'automne.
Paul Colinet (1898-1957)
Extrait de «Oeuvres », s.l., Éditions Lebeer Hossmann, 1980, 14.
LES FRASQUES DE LA NEIGE
La neige est rouge. La neige, c'est l'été, un rouet en croupe.
La neige est joyeuse comme du verre cassé, un doigt sur la bouche, ses petits pieds nus derrière l'oreille.
La neige est verte. Elle est folle comme un losange et sage comme la pointe de ses petits yeux.
Elle joue et elle déjoue, courbe et pensive, soudaine et mate.
La neige court toute nue, avec ses genoux chatouillés d'hirondelles.
La neige rit, voyage et meurt, sur le vent qui est tendu comme une voile.
La neige est blanche.
La neige ne sait plus le temps ni le pays.
Elle a mis son bras sur ses yeux. Elle aime.
Paul Colinet (1898-1957)
Extrait de «Oeuvres », s.l., Éditions Lebeer Hossmann, 1980, 15-16.
"Paul Colinet, probablement le moins connu et le plus discret des membres du "groupe des surréalistes bruxellois". C'était un grand ami de Scutenaire" nous dit Eric Dejaeger, qui envoie ces textes (merci)
04:50 Publié dans littérature | Lien permanent | Commentaires (0)
vendredi, 30 septembre 2005
L'étoile a pleuré rose
L'étoile a pleuré rose au coeur de tes oreilles,
L'infini roulé blanc de ta nuque à tes reins ;
La mer a perlé rousse à tes mammes vermeilles
Et l'Homme saigné noir à ton flanc souverain.
Rimbaud
Frida Kahlo, autoportrait, 1926
15:30 Publié dans littérature | Lien permanent | Commentaires (0)
Le Destin charmé suit tes jupons comme un chien
Viens-tu du ciel profond ou sors-tu de l'abîme,
Ô Beauté ? ton regard infernal et divin,
Verse confusément le bienfait et le crime,
Et l'on peut pour cela te comparer au vin.
Tu contiens dans ton oeil le couchant et l'aurore;
Tu répands des parfums comme un soir orageux;
Tes baisers sont un philtre et ta bouche une amphore
Qui font le héros lâche et l'enfant courageux.
Sors-tu du gouffre noir ou descends-tu des astres ?
Le Destin charmé suit tes jupons comme un chien;
Tu sèmes au hasard la joie et les désastres,
Et tu gouvernes tout et ne réponds de rien.
Tu marches sur des morts, Beauté, dont tu te moques;
De tes bijoux l'Horreur n'est pas le moins charmant,
Et le Meurtre, parmi tes plus chères breloques,
Sur ton ventre orgueilleux danse amoureusement.
L'éphémère ébloui vole vers toi, chandelle,
Crépite, flambe et dit : Bénissons ce flambeau !
L'amoureux pantelant incliné sur sa belle
A l'air d'un moribond caressant son tombeau.
Que tu viennes du ciel ou de l'enfer, qu'importe,
Ô Beauté, monstre énorme, effrayant, ingénu!
Si ton oeil, ton souris, ton pied, m'ouvrent la porte
D'un Infini que j'aime et n'ai jamais connu ?
De Satan ou de Dieu, qu'importe ? Ange ou Sirène,
Qu'importe, si tu rends, - fée aux yeux de velours,
Rythme, parfum, lueur, ô mon unique reine ! -
L'univers moins hideux et les instants moins lourds.
Charles Baudelaire (extrait des Fleurs du Mal)
14:35 Publié dans littérature | Lien permanent | Commentaires (0)