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vendredi, 08 novembre 2024

On vit avec quelques idées familières. Deux ou trois.

E92-3hxXEAQimiD.jpgOn vit avec quelques idées familières. Deux ou trois. Au hasard des mondes et des hommes rencontrés, on les polit, on les transforme. II faut dix ans pour avoir une idée bien à soi dont on puisse parler. Naturellement, c’est un peu décourageant. Mais l’homme y gagne une certaine familiarité avec le beau visage du monde. Jusque-là, il le voyait face à face. Il lui faut alors faire un pas de coté pour regarder son profil. Un homme jeune regarde le monde
face à face. Il n’a pas eu le temps de polir l’idée de mort ou de néant dont pourtant il a mâché l’horreur. Ce doit être cela la jeunesse, ce dur tête-à-tête avec la mort, cette peur physique de l’animal qui aime le soleil. Contrairement à ce qui se dit, à cet égard du moins, la jeunesse n’a pas d’illusions. Elle n’a eu ni le temps ni la piété de s’en construire. Et je ne sais pourquoi, devant ce paysage raviné, devant ce cri de pierre lugubre et solennel, Djémila, inhumaine dans la chute du soleil, devant cette mort de l’espoir et des couleurs, j’étais sûr qu’arrivés à la fin d’une vie, les hommes dignes de ce nom doivent retrouver ce tête-à-tête, renier les quelques idées qui furent les leurs et recouvrer l’innocence et la vérité qui luit dans le regard des hommes antiques en face de leur destin.
Albert Camus, Le vent à Djémila, dans Noces.

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dimanche, 27 octobre 2024

Seule l’impression

FYUzQgeXgAAUnG5.jpg« Les idées formées par l’intelligence pure n’ont qu’une vérité logique, une vérité possible, leur élection est arbitraire. Le livre aux caractères figurés, non tracés par nous, est notre seul livre. Non que les idées que nous formons ne puissent être justes logiquement, mais nous ne savons pas si elles sont vraies. Seule l’impression, si chétive qu’en semble la matière, si invraisemblable la trace, est un critérium de vérité et à cause de cela mérite seule d’être appréhendée par l’esprit, car elle est seule capable, s’il sait en dégager cette vérité, de l’amener à une plus grande perfection et de lui donner une pure joie. L’impression est pour l’écrivain ce qu’est l’expérimentation pour le savant, avec cette différence que chez le savant le travail de l’intelligence précède et chez l’écrivain vient après. Ce que nous n’avons pas eu à déchiffrer, à éclaircir par notre effort personnel, ce qui était clair avant nous, n’est pas à nous. Ne vient de nous-même que ce que nous tirons de l’obscurité qui est en nous et que ne connaissent pas les autres. »

Marcel Proust, Le temps retrouvé

samedi, 26 octobre 2024

Et c’est là, précisément, le roman

Felix Thiollier, Philippe Sollers« - Vous faites beaucoup de citations.
- Ce ne sont pas des citations, mais des preuves.
- Des preuves de quoi ?
- Qu’il n’y a qu’une seule expérience fondamentale à travers le temps. Formes différentes, noms différents, mais une même chose. Et c’est là, précisément, le roman. »
Philippe Sollers
Photo : Felix Thiollier (1899)

mercredi, 16 octobre 2024

Et à la mauvaise habitude de parler de soi

Marcel Proust, Jean Rochefort"Et à la mauvaise habitude de parler de soi et de ses défauts il faut ajouter, comme faisant bloc avec elle, cette autre de dénoncer chez les autres des défauts précisément analogues à ceux qu'on a. Or, c'est toujours de ces défauts-là qu'on parle, comme si c'était une manière de parler de soi, détournée, et qui joint au plaisir de s'absoudre celui d'avouer."
Marcel Proust

vendredi, 11 octobre 2024

Humour de Franz Kafka

KafkaPoséidon était assis à son bureau et comptait. L’administration de tous les océans représentait une somme de travail infinie. Il aurait pu avoir autant d’assistants qu’il aurait voulus, et il en avait beaucoup, mais comme il prenait sa charge très au sérieux, il recomptait tout lui-même, et ainsi les assistants ne lui étaient pas d’un grand secours. On ne peut pas dire que son travail le réjouissait, et il ne l’accomplissait à vrai dire que parce qu’il lui était imposé. Il avait déjà postulé souvent à des emplois plus joyeux (c’est ainsi qu’il s’exprimait), mais à chaque fois qu’on lui faisait différentes offres, il s’avérait que rien ne lui convenait mieux que son poste actuel. Il était aussi très difficile de trouver quelque chose d’autre pour lui. Il n’était bien sûr pas possible de l’affecter à une mer déterminée, car, sans parler du fait qu’ici aussi le travail comptable n’était pas moindre, mais seulement plus vétilleux, le grand Poséidon ne pouvait avoir qu’un poste de responsabilité. Et si on lui proposait un poste hors de l’eau, il se sentait mal rien qu’à se l’imaginer, son souffle divin s’accélérait, son buste d’airain vacillait. D’ailleurs on ne prenait pas ses plaintes vraiment au sérieux ; quand un puissant ne cesse de se lamenter, il faut essayer de faire semblant de lui céder, même dans les situations sans issue ; personne ne songeait vraiment à le suspendre de sa charge, car il avait été destiné depuis le début des temps à être le dieu des océans et devait le rester. Ce qui l’énervait le plus – et provoquait son insatisfaction à son poste –, c’était d’entendre parler des images qu’on se faisait de lui, comme celle par exemple où il conduisait sans cesse son char à travers les flots tenant son trident. Pendant ce temps-là, il restait assis au fond de l’océan et n’arrêtait pas de compter, cette activité monotone étant uniquement interrompue de temps à autre par un voyage à Jupiter, voyage dont il revenait d’ailleurs furieux la plupart du temps. Ainsi il avait à peine vu les océans, juste de manière fugitive lorsqu’il montait en se dépêchant à l’Olympe, et il ne les avait jamais réellement traversés. Il avait coutume de dire qu’il attendait pour cela la fin du monde, alors il y aurait bien un moment de calme où il pourrait encore, juste avant que tout s’achève et après avoir contrôlé son dernier compte, faire rapidement un petit tour.
"Poséidon" dans "La Muraille de Chine", Folio

20:06 Publié dans Grands textes | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : kafka

mercredi, 25 septembre 2024

Temps

Héraclite, Lothar ReichelLe temps est un enfant qui joue
Héraclite
Photo : Lothar Reichel

mercredi, 18 septembre 2024

L'amour fou

Inox Lord.jpg« La beauté convulsive sera érotique-voilée, explosante-fixe, magique-circonstancielle ou ne sera pas. »
André Breton, L'amour fou
Photo : Inox Lord

lundi, 16 septembre 2024

Le grand sommeil

GOH5SgBWQAAD1jm.jpgIl était environ onze heures du matin, à la mi-octobre, le soleil ne brillait pas et une pluie forte et pénétrante s’annonçait dans la clarté des collines au pied des montagnes. Je portais mon costume bleu poudre, avec chemise, cravate et pochette bleu foncé, brogues noires, chaussettes de laine noire à motifs bleu foncé. J’étais net, propre, rasé, je n’avais pas bu et je n’avais pas honte qu’on le sache. J’étais tout ce que doit être un détective privé élégant. Je rendais visite à quatre millions de dollars.
Début du Grand Sommeil, de Raymond Chandler, film de Howard Hawks ce soir sur Arte...

samedi, 07 septembre 2024

Depuis l'aube des temps

Mark Littlejohn11.jpg« A l’homme de profond désir, un signe suffit, et les signes sont, depuis l’aube des temps, le langage des dieux. »

Hölderlin

Photo : Mark Litteljohn

dimanche, 01 septembre 2024

Pas d'avant

Franck Gerard.jpg"Il n'y a pas d'avant dans la naissance simultanée de l'espace et du temps."
Philippe Sollers, Centre
Photo : Franck Gerard

vendredi, 30 août 2024

Mon cerveau et moi

Philippe Sollers« De temps en temps, mon cerveau me reproche d’avoir tardé à lui obéir ; d’avoir sous-estimé ses possibilités, ses replis, sa mémoire ; de m’être laissé aller à l’obscurcir, à le freiner, à ne pas l’écouter. Il est patient, mon cerveau. Il a l’habitude des lourds corps humains qu’il dirige. Il accepte de faire semblant d’être moins important que le cœur ou le sexe (quelle idée). Sa délicatesse consiste à cacher que tout revient à lui. Il évite de m’humilier en soulignant qu’il en sait beaucoup plus long que moi sur moi-même. Il m’accorde le bénéfice d’un mot d’esprit, et prend sur lui la responsabilité de mes erreurs et de mes oublis. Quel personnage. Quel partenaire. « Sais-tu que tu ne m’emploies que très superficiellement ? » me dit-il parfois, avec le léger soupir de quelqu’un qui aurait quelques millions d’années d’expérience. Je m’endors, et il veille. Je me tais, et il continue à parler. Mon cerveau a un livre préféré : l’Encyclopédie. De temps en temps, pour le détendre, je lui fais lire un roman, un poème. Il apprécie. Quand nous sortons, je lui fais mes excuses pour toutes les imbécillités que nous allons rencontrer. « Je sais, je sais, me répond-il, garde-moi en réserve. » J’ai un peu honte, mais c’est la vie. J’écrirai peut-être un jour un livre sur lui. »

Philippe Sollers

lundi, 26 août 2024

Sur la lecture

Marcel Proust"En réalité, chaque lecteur est quand il lit, le propre lecteur de soi-même. L’ouvrage de l’écrivain n’est qu’une espèce d’instrument optique qu’il offre au lecteur afin de lui permettre de discerner ce que sans ce livre, il n’eût peut-être pas vu en soi-même. La reconnaissance en soi-même, par le lecteur, de ce que dit le livre, est la preuve de la vérité de celui-ci et vice-versa, au moins dans une certaine mesure, la différence entre les deux textes pouvant être souvent imputée non à l’auteur mais au lecteur."

Marcel Proust, Le temps retrouvé

vendredi, 23 août 2024

Mais c'est quelquefois au moment où tout nous semble perdu

Marcel Proust"Mais c'est quelquefois au moment où tout nous semble perdu que l'avertissement arrive qui peut nous sauver, on a frappé à toutes les portes qui ne donnent sur rien, et la seule par où on peut entrer et qu'on aurait cherchée en vain pendant cent ans, on y heurte sans le savoir, et elle s'ouvre."

Marcel Proust

jeudi, 22 août 2024

Ces écrivains français, tout de même, quels noms ils portent

Caroline Mitchell.jpgCes écrivains français, tout de même, quels noms ils portent. Molière, Sévigné, La Fontaine, La Rochefoucauld, La Bruyère, Racine, Boileau, Vauvenargues, Voltaire, Sade, et, plus tard, Céline, Genet... On dirait un paysage, avec ses vallons, ses prairies, ses rivières, ses arbres, ses puits d’ombre, ses clairières, ses fleurs.

Philippe Sollers, Éloge de l'infini
Photo : Caroline Mitchell

mardi, 20 août 2024

On dirait qu’ici, en Grèce, le miracle est la fleur inévitable de la nécessité

nikos katzantzakis,murielle etc« Mer, douceur automnale, îles baignées de lumière, voile diaphane de petite pluie fine qui couvrait l’immortelle nudité de la Grèce. Heureux, pensais-je l’homme à qui il est donné, avant de mourir, de naviguer dans la mer égéenne. Nombreuses sont les joies de ce monde – les femmes, les fruits, les idées. Mais fendre cette mer-là, par un tendre automne, en murmurant le nom de chaque île, je crois qu’il n’est pas de joie, qui, davantage, plonge le cœur de l’homme dans le paradis. Nulle part ailleurs on ne passe aussi sereinement ni plus aisément de la réalité au rêve. On dirait qu’ici, en Grèce, le miracle est la fleur inévitable de la nécessité. »
Nikos Kazantzakis, Alexis Zorba
Photo : Murielle Etc

dimanche, 18 août 2024

Qu'est-ce encore que ce prodige !

GRypmWqXkAAJDVy.jpg« Qu'est-ce que c'est encore que cette eau rouge, patron, dis-moi ! Une vieille souche pousse des rameaux, il y a des espèces d'ornements acides qui pendent, et le temps passe, le soleil les mûrit, ils deviennent doux comme du miel et alors on les appelle raisins ; on les foule, on retire le jus qu'on met dans des tonneaux, il fermente tout seul, on le découvre à la fête de Saint-Georges-le-Buveur, il est devenu du vin ! Qu'est-ce encore que ce prodige ! Tu bois ce vin rouge et voilà ton âme qui grandit, elle ne tient plus dans la vieille carcasse, elle défie Dieu à la lutte. Qu'est-ce que c'est que ça, patron, dis-moi ? »
Nikos Katantzakis, Alexis Zorba

dimanche, 11 août 2024

Tu dois rester réservé, calme, olympien, lisse, détaché ; tibétain en somme…

Philippe Sollers, Germaine Chaumel« J’aime écrire, tracer les lettres et les mots, l’intervalle toujours changeant entre les lettres et les mots, seule façon de laisser filer, de devenir silencieusement et à chaque instant le secret du monde. N’oublie pas, se dit avec ironie ce fantôme penché, que tu dois rester réservé, calme, olympien, lisse, détaché ; tibétain en somme… Tu respires, tu fermes les yeux, tu planes, tu es en même temps ce petit garçon qui court avec son cerf-volant dans le jardin et le sage en méditation quelque part dans les montagnes vertes et brumeuses, en Grèce ou en Chine… Socrate debout toute la nuit contre son portique, ou plutôt Parménide sur sa terrasse, ou encore Lao-Tseu passant, à dos de mulet, au-delà de la grande muraille, un soir… Les minutes se tassent les unes sur les autres, la seule question devient la circulation du sang, rien de voilé qui ne sera dévoilé, rien de caché qui ne sera révélé, la lumière finira bien par se lever au cœur du noir labyrinthe. Le roman se fait tout seul, et ton roman est universel si tu veux, ta vie ne ressemble à aucune autre dans le sentiment d’être là, maintenant, à jamais, pour rien, en détail. Ils aimeraient tellement qu’on soit là pour. Qu’on existe et qu’on agisse pour. Qu’on pense en fonction d’eux et pour. Tu dois refuser, et refuser encore. Non, non et non. Ce que tu sais, tu es le seul à le savoir. »

Philippe Sollers, Le Secret

Photo : Germaine Chaumel, 1945

lundi, 29 juillet 2024

Trois couleurs mer

GLr5ZuAXcAAwN1o.jpgAvec tes yeux de braise
Tu as l'air Bretonne
ma fille.
Avec tes pieds abers,
ta langue d'Ys,
ta chevelure fontaine,
tu écris les destinées.
En te voyant si fraîche,
les guillemots des falaises
décollent à tire d'ailes
pour aller becter l'empyrée.
 
Jean Azarel
Extrait de "Trois couleurs mer"
Vient de paraître
Collection Grand Ours, L'Ail des ours / N° 24

vendredi, 26 juillet 2024

Eté

Le retour d'Ulysse, de Chirico.jpgCe feu qui nous précède dans l'été, comme une route déchirée. Et le froid brusque de l'orage. []
Je départage l'air et les routes. Comme l'été, où le froid de l'été passe. Tout a pris feu.
André du Bouchet
De Chirico, le retour d'Ulysse

vendredi, 14 juin 2024

Tu as bien fait de partir, Arthur Rimbaud : René Char

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