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mardi, 28 avril 2020

Sur la route (Jack Kerouac)

Sur la route, Jack Kerouac« On était dans les montagnes ; il y avait une merveille de soleil levant, des fraîcheurs mauves, des pentes rougeoyantes, l’émeraude des pâturages dans les vallées, la rosée et les changeants nuages d’or (…) Bientôt ce fut l’obscurité, une obscurité de raisins, une obscurité pourprée sur les plantations de mandariniers et les champs de melons ; le soleil couleur de raisins écrasés, avec des balafres rouge bourgogne, les champs couleur de l’amour et des mystères hispaniques. Je passais ma tête par la fenêtre et aspirais à longs traits l’air embaumé. C’étaient les plus magnifiques de tous les instants. » Rarement sans doute un livre a aussi bien collé à une génération, servi de révélateur à une époque : Sur la route, écrit en 1951 (publié en 1957) sera un phénomène. Il va incarner la Beat Generation, mouvement né de la rencontre en 1943-44 entre Jack Kerouac, Allan Ginsberg et William Burroughs, tous trois écrivains et poètes. Beat au départ signifie vagabond, puis renvoie au rythme de l’écriture, proche de celle du jazz, et même à béatitude (Kerouac sera très influencé par sa rencontre avec Gary Snyder qui l’initiera au bouddhisme et à la spiritualité, expérience qu’il racontera dans Les clochards célestes). Ainsi vont naître les beatniks. Une déferlante que Kerouac incarnera malgré lui et qui le dépassera. Mais c’est une autre histoire. Reste le livre. Et sa force, sa puissance, la sincérité qui s’en dégage. Ecrit en trois semaines, sur un unique rouleau de papier. On y croise des centaines de personnages, de lieux, poussés par une écriture rythmée, endiablée, frénétique. Une écriture comme un souffle, une pulsation, un battement, un beat. « Je veux être considéré comme un poète de jazz soufflant un long blues au cours d’une jam-session un dimanche après-midi », écrira-t-il. Comme le souligne Yves Le Pellec (Jack Kerouac. Le verbe vagabond) : « Kerouac est nettement plus préoccupé de rythme, de relief, d’intensité que de pensée. (…) Son texte laisse toujours une large place au hasard et à l’arbitraire. » En effet, son écriture est physique. Il mouillait sa chemise, au sens propre du terme. Comme un musicien se sert de son corps, il utilisait les mots comme des notes. Avant tout, Sur la route, c’est le portrait d’un personnage invraisemblable et pourtant bien réel, Neal Cassady (Dean dans le roman), qui fut l’ami et l’inspirateur de Kerouac : « Un gars de la race solaire, tel était Dean. Ma tante avait beau me mettre en garde contre les histoires que j’aurais avec lui, j’allais entendre l’appel d’une vie neuve, voir un horizon neuf, me fier à tout ça en pleine jeunesse ; et si je devais avoir quelques ennuis, si même Dean devait ne plus vouloir de moi comme copain et me laisser tomber, comme il le ferait plus tard, crevant de faim sur un trottoir ou sur un lit d’hôpital, qu’est-ce que cela pouvait me foutre ?… Quelque part sur le chemin je savais qu’il y aurait des filles, des visions, tout, quoi ; quelque part sur le chemin on me tendrait la perle rare. » En pleine période du maccarthysme, d’Einsenhower, une autre Amérique se dessine : « Un soir de lilas, je marchais, souffrant de tous mes muscles, parmi les lumières de la Vingt-septième Rue et de la Welton, dans le quartier noir de Denver, souhaitant être un nègre, avec le sentiment que ce qu’il y avait de mieux dans le monde blanc ne m’offrait pas assez d’extase, ni assez de vie, de joie, de frénésie, de ténèbres,  de musique, pas assez de nuit. Je m’arrêtais devant une petite baraque où un homme vendait des poivrons tout chauds dans des cornets de papier ; j’en achetai et tout en mangeant, je flânai dans les rues obscures et mystérieuses. J’avais envie d’être un mexicain de Denver, ou même un pauvre Jap accablé de boulot, n’importe quoi sauf ce que j’étais si lugubrement, un homme blanc désabusé. » Une Amérique dont les lieux mythiques sont le Mississippi : « Une argile délavée dans la nuit pluvieuse, le bruit mat d’écroulements le long des berges inclinées du Missouri, un être qui se dissout, la chevauchée du Mascaret remontant le lit du fleuve éternel, de brunes écumes, un être naviguant sans fin par les vallons les forêts et les digues » et San Francisco bien sûr : « Soudain, parvenus au sommet d’une crête, on vit se déployer devant nous la fabuleuse ville blanche de San Francisco, sur ces onze collines mystiques et le Pacifique bleu, et au-delà son mur de brouillard comme au-dessus de champs de pommes de terre qui s’avançait, et la fumée et l’or répandu sur cette fin d’après-midi. » Cette Amérique-là ne peut trouver son point d’orgue qu’au Mexique, la terre promise : « Derrière nous s’étalait toute l’Amérique et tout ce que Dean et moi avions auparavant appris de la vie, et de la vie sur la route. Nous avions enfin trouvé la terre magique au bout de la route et jamais nous n’avions imaginé le pouvoir de cette magie. » Un peu plus loin : « Chacun ici est en paix, chacun te regarde avec des yeux bruns si francs et ils ne disent mot, ils regardent juste, et dans ce regard toutes les qualités humaines sont tamisées et assourdies et toujours présentes. » Même si la frustration, le désespoir ne sont jamais absents, un sentiment de jubilation, de frénésie traverse tout le livre. Tout semble toujours possible, et cette route qui défile et ne s’arrête jamais (à l’image de ce rouleau de papier lui aussi ininterrompu), c’est le grand courant de la vie qui la traverse de part en part. Le plus étonnant dans tout ça, c’est que tout est vrai, rien n’est inventé. Kerouac a bourlingué (comme Cendrars), observé et il a une mémoire extraordinaire. Yves Le Pellec le résume bien : « Kerouac est un prodigieux badaud, il est obsédé de la totalité, il voudrait tout faire entrer dans ses phrases tentaculaires, entêtées ». Il a expliqué lui-même sa technique : « Ne pars pas d’une idée préconçue de ce qu’il y a à dire sur l’image mais du joyau au cœur de l’intérêt pour le sujet de l’image au moment d’écrire et écris vers l’extérieur en nageant dans la mer du langage jusqu’au relâchement et à l’épuisement périphérique. » Kerouac est avant tout un écrivain. Avant son succès foudroyant, il venait d’écrire douze livres en sept ans (1950-1957), sans répit, sans aide, sans confort, sans argent et sans reconnaissance. Aussi il vivra mal le succès, le vedettariat qui l’assailliront d’un coup. Il sombrera dans la paranoïa. « Toute ma vie, écrira-t-il en 1957 dans un bref résumé autobiographique à la demande d’un éditeur, je me suis arraché le cœur à écrire» Lucide  : « Soyez conscient que l’envie règne, mais que le destin juge. » et dans une lettre à Neal Cassady en 1950 : « Je renonce à toute fiction. J’espère que je deviendrai moins littéraire et plus intéressant à mesure que je progresse dans la vérité effective de ma vie. Il n’y a rien d’autre à faire que d’écrire la vérité. Il n’y a pas d’autre raison d’écrire. L’Église est le dernier sanctuaire de ce monde, le premier et le dernier. »

Raymond Alcovère

Le Secret (Philippe Sollers)

Philippe Sollers, le secretOn s’en rendra compte probablement plus tard, mais c’est l’écrivain français le plus important de la période. Il propose une vision du monde complète et homogène, sans rien laisser de côté, en rassemblant et harmonisant des univers aussi vastes et divers que la Chine, la Grèce, le 18ᵉ, la peinture, la poésie, la musique, la religion catholique, la sexualité ou la politique. Toujours sous forme d’ouverture, il offre à lire ou regarder, notamment grâce à un sens consommé de la citation, nombre d’écrivains, penseurs et artistes : « Il n’y a qu’une seule expérience fondamentale à travers le Temps. Formes différentes, noms différents, mais une même chose. Et c’est là, précisément le roman. » Audace de pensée, originalité, esprit critique, sens de la formule, de l’esquive et de l’attaque. Avec lui, la poésie n’est pas séparée de la pensée, ni de l’action. Il ajoute, provoquant : « La poésie, c’est la guerre. » S’inspirant de Sun Tzu : « Si vous connaissez vos ennemis et que vous vous connaissez vous-même, mille batailles ne pourront venir à bout de vous. » Sa stratégie est clairement posée : « Ce que l’ennemi attaque, je le défends, ce qu’il défend je l’attaque. » Le difficile bien sûr est de connaître l’ennemi. Il le décrit dans Éloge de l’Infini : « Car l’Adversaire est inquiet. Ses réseaux de renseignement sont mauvais, sa police débordée, ses agents corrompus, ses amis peu sûrs, ses espions souvent retournés, ses femmes infidèles, sa toute-puissance ébranlée par la première guérilla venue. Il dépense des sommes considérables en contrôle, parle sans cesse en termes de calendrier ou d’images, achète tout, investit tout, vend tout, perd tout. Le temps lui file entre les doigts, l’espace est pour lui de moins en moins un refuge. Les mots « siècle » ou « millénaire » perdent leur sens dans sa propagande. Il voudrait bien avoir pour lui cinq ou dix ans, l’Adversaire, alors qu’il ne voit pas plus loin que le mois suivant. On pourrait dire ici, comme dans la Chine des Royaumes combattants, que « même les comédiens de Ts’in servent d’observateurs à Houei Ngan ». Le Maître est énorme et nu, sa carapace est sensible au plus petit coup d’épingle, c’est un Goliath à la merci du moindre frondeur, un Cyclope qui ne sait toujours pas qui s’appelle Personne, un Big Brother dont les caméras n’enregistrent que ses propres fantasmes, un Pavlov dont le chien n’obéit qu’une fois sur deux. Il calcule et communique beaucoup pour ne rien dire, l’Adversaire, il tourne en rond, il s’énerve, il ne comprend pas comment le langage a pu le déserter à ce point, il multiplie les informations, oublie ses rêves, fabrique des films barbants à la chaîne, s’endort devant ses films, croit toujours dur comme fer que l’argent, le sexe et la drogue mènent le monde, sent pourtant le sol se dérober sous ses pieds, est pris de vertige, en vient secrètement à préférer mourir. » Son livre fondateur, outre Paradis, est Femmes, avec cette fameuse phrase : « Le monde appartient aux femmes. C’est-à-dire à la mort. Là-dessus, tout le monde ment. » Le Cœur absolu, Le Secret, Les Voyageurs du temps, l’Étoile des amants, Guerres secrètes sont les autres sommets de son œuvre. Ses recueils d’articles : La Guerre du goût, Éloge de l’infini, Discours parfait et Fugues, permettent d’explorer son univers et la diversité de ses sources d’inspiration. Son écriture déborde de légèreté et d’ironie quand il écrit pour la presse (textes regroupés pour certains dans Littérature et politique). Son but, toujours, inciter à lire : « Mauvais rapport avec le langage, mauvais rapport avec l’Être : c’est la même chose. » La question est centrale : « C’est dans les textes que s’opèrent les identifications décisives. » « Savoir lire, c’est aussi pouvoir tout lire sans rejets et sans préjugés : Claudel et Céline, Artaud et Proust, Sade et la Bible, Joyce et Mme de Sévigné. Prouvez-le, montrez que vous n’êtes pas un esprit religieux. Savoir lire, c’est vivre le monde l’histoire et sa propre existence comme un déchiffrement permanent. Savoir lire, c’est la liberté ». Il n'a de cesse de bousculer les idées reçues, ce qui lui vaut tant d'ennemis, notamment avec « le catholicisme comme négation de la religion » que Jean-Hugues Larché commente ainsi : « L'écrivain maintient que le catholicisme est un athéisme et que la religion catholique est celle qui contient le moins de religion. » Ces mots dans Le Secret le résument bien : « J’aime écrire, tracer les lettres et les mots, l’intervalle toujours changeant entre les lettres et les mots, seule façon de laisser filer, de devenir silencieusement et à chaque instant le secret du monde. N’oublie pas, se dit avec ironie ce fantôme penché, que tu dois rester réservé, calme, olympien, lisse, détaché ; tibétain en somme… Tu respires, tu fermes les yeux, tu planes, tu es en même temps ce petit garçon qui court avec son cerf-volant dans le jardin et le sage en méditation quelque part dans les montagnes vertes et brumeuses, en Grèce ou en Chine… Socrate debout toute la nuit contre son portique, ou plutôt Parménide sur sa terrasse, ou encore Lao-Tseu passant, à dos de mulet, au-delà de la grande muraille, un soir… Les minutes se tassent les unes sur les autres, la seule question devient la circulation du sang, rien de voilé qui ne sera dévoilé, rien de caché qui ne sera révélé, la lumière finira bien par se lever au cœur du noir labyrinthe. Le roman se fait tout seul, et ton roman est universel si tu veux, ta vie ne ressemble à aucune autre dans le sentiment d’être là, maintenant, à jamais, pour rien, en détail. Ils aimeraient tellement qu’on soit là pour. Qu’on existe et qu’on agisse pour. Qu’on pense en fonction d’eux et pour. Tu dois refuser, et refuser encore. Non, non et non. Ce que tu sais, tu es le seul à le savoir. » Il exalte la poésie, la gratuité, l’amour pour s’opposer à l’Adversaire : « La règle générale est de raconter des amours impossibles, des impasses, des drames, des récriminations, des échecs, et moi je fais le contraire. » Comme il l’a écrit lui-même dans Passion fixe, ses livres ressemblent à des tableaux cubistes, où la réalité est montrée sous des angles différents qui se multiplient avant de se rassembler de sorte que l’apparent désordre laisse peu à peu place à une savante construction. Selon une technique chinoise très ancienne : « Quand on le déroule, ce livre remplit l’univers dans toutes ses directions, et, quand on l’enroule, il se retire et s’enfouit dans son secret. Sa saveur est inépuisable, tout y est réelle étude. Le bon lecteur, en l’explorant pour son plaisir, y a accès ; dès lors, jusqu’à la fin de ses jours, il en fait usage, sans jamais pouvoir en venir à bout. » Dans un entretien avec Philippe Lejeune en 2009, il précise : « Il est fort possible – mais le temps seul le dira – qu'il s'agisse d'une entreprise métaphysique portant sur une expérience très singulière, dont les rapports avec la littérature seraient tangents, épisodiques, dépendant des situations historiques et en tout cas où l'essentiel ne serait pas là. Il ne s'agirait pas de littéraire à proprement parler et peut-être même pas de littérature. » Roland Barthes l'a noté dans  Sollers écrivain : « celui-ci, pratique, de toute évidence, une écriture de vie. »

Raymond Alcovère

mardi, 14 janvier 2020

Anton Chekhov photographed by his brother Alexander, 1891

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jeudi, 03 octobre 2019

Ernest Hemingway : "Lettre à Ezra Pound"

Hemingway, ezra pound

 

"J'espère que tu accepteras ma médaille de prix Nobel. Je te l'envoie d'après le vieux principe chinois, principe que tu connais bien, selon lequel personne ne possède quelque chose avant de l'avoir donné à un autre." Ernest Hemingway : "Lettre à Ezra Pound"

dimanche, 29 avril 2018

Ernest Hemingway in an ambulance of the Red Cross in Italy.

Hemingway

vendredi, 09 mars 2018

Homère, ce féministe ! Andrea Marcolongo (Article du Point d'hier)

9488803lpw-9488826-article-jpg_5063898_660x281.jpgHélène, Andromaque, Nausicaa... Andrea Marcolongo, auteure de « La Langue géniale », évoque la profonde modernité des femmes de l'« Iliade » et de l'« Odyssée ».
Par Andrea Marcolongo (traduit par Anna Pia Filotico)

Il nous faudrait Proust, peut-être, pour nous expliquer combien nous sont contemporaines les femmes d'Homère. Car, quand on relit aujourd'hui l'Iliade et l'Odyssée, ce ne sont pas seulement Hélène, Andromaque ou Nausicaa qui renaissent sous nos yeux, mais plutôt ce qu'on pourrait appeler la synchronie du féminin : toutes les femmes qui habitent en nous chaque jour – la fille, la mère, l'épouse, l'amante, l'amie – et que les femmes d'Homère savent incarner à la perfection. Ces femmes, c'est nous. Grâce à Homère, nous pouvons rassembler les fragments épars de notre féminité et redevenir la femme dans sa totalité ancestrale, comme le jour où nous sommes venues au monde.
Dans les poèmes homériques, c'est d'ailleurs la femme qui transforme le héros en être humain, l'ennemi en homme ; et elle le fait à travers l'amour. Je ne parle pas de la force et des passions surhumaines de divinités comme Athéna ou Aphrodite, mais de l'amour féminin dans toutes ses nuances – de la jalousie à la sagesse, de l'équilibre à l'éros, de la cruauté à la liberté. Les sentiments d'Hécube, l'épouse de Priam, de Circé, de Calypso sont réels, exactement comme les nôtres, et donc susceptibles de produire des effets aussi réels sur les hommes qu'elles aiment.
C'est donc la puissance de réalité des femmes d'Homère qui humanise – entre faiblesses, amours, fragilités, regrets – Hector, Pâris, Achille, Ulysse, et permettent aux poèmes homériques d'échapper au temps, parce qu'ils chantent tous les hommes et de tous les temps. Aujourd'hui, plus que tout, ils nous chantent nous, femmes et hommes si perdus dans notre présent. N'est-ce pas Virginia Woolf, encore une femme, qui a écrit que c'est vers le grec que « nous nous tournons quand nous en avons assez de l'imprécision, [et] de la confusion [...] de notre propre époque » (1) ?
Vie et honneur
Hécube, c'est la mère prévenante, comme les mères que nous avons connues et comme les mères que nous avons voulu devenir. Dans le livre VI de l'Iliade, elle exhorte son fils Hector à se reposer en lui offrant du vin. Le héros le refuse et court de nouveau au combat, ce que par ailleurs nous avons toujours fait, enfants, souvent gênés par la douceur des attentions maternelles. Hécube pleurera sa mort dans le livre XXIV, en l'appelant « de tous ses enfants le plus cher », et c'est en louant sa piété que la vieille mère trouve un peu de réconfort sur le cadavre de son fils, beau « comme une fleur qu'on vient de couper » (2).
Andromaque, c'est la femme et la mère complexes, aux sentiments intenses. Nous avons tous à l'esprit son effusion déchirante devant son mari Hector aux portes Scées, affligée par l'avenir de leur fils Astyanax, encore dans les langes et déjà destiné à grandir orphelin. Néanmoins, certains détails racontés par Homère font d'Andromaque une femme fière et absolument contemporaine. C'est elle, par exemple, qui suggère à Hector les meilleures tactiques à adopter dans la guerre, pour sauver la vie et l'honneur, démontrant ainsi une compétence militaire et une indépendance intellectuelle rares, mais aussi la nécessité d'avoir une relation de complicité avec son mari, pour qui elle est une amie et une conseillère. Hector et Andromaque représentent l'harmonie du couple, cette intimité pure que les Grecs exprimaient avec cette particularité grammaticale qu'est le duel [qui n'est ni le singulier ni le pluriel, et qui signale que les éléments dont on parle vont par deux, NDLR], qui fait de notre partenaire non seulement un père et un mari, mais avant tout un compagnon de vie et un allié dans ce monde. Dans le chant XXIV de l'Iliade, Andromaque pleure d'ailleurs la mort d'Hector en l'appelant simplement anêr, ce qui signifie d'abord « homme » – le sien, pour toujours.
Les tourments intérieurs d'Hélène
Sincère, ravissante, aimante et furieuse, Hélène est responsable de la chute de Troie. Sa guerre n'est cependant ni celle de Pâris, qui l'a enlevée, ni celle de son mari Ménélas, qui la réclame : son conflit est intérieur. Dans l'Iliade, loin de l'image de femme fatale qui l'a flétrie pour la postérité, Hélène maudit sa beauté dans les affres d'une fragilité toute féminine, jusqu'à se désigner sous le nom de « chienne ». Son attirance pour Pâris, cet amour aveugle et fou que chaque femme a vécu au moins une fois dans sa vie, se dissipe peu à peu, comme lorsque le feu de la passion s'éteint : Hélène reconnaît toute la médiocrité de son amant puéril, cet homme trop jeune à cause duquel elle a déclenché une guerre de dix ans. La capacité d'analyse psychologique d'Homère est profonde et le jugement d'Hélène à l'égard de Pâris implacable, comme lorsque nous nous demandons comment nous avons pu tomber amoureuse d'un homme qui ne vaut désormais plus rien à nos yeux.
« Que vous faites pitié, dieux jaloux, entre tous ! Ô vous qui refusez aux déesses le droit de prendre dans leur lit, au grand jour, le mortel que leur cœur a choisi comme compagnon de vie ! » (3). Ainsi la nymphe Calypso, dans l'Odyssée, vit l'inadmissibilité de son abandon par Ulysse, déterminé à la quitter, après sept ans d'amour, pour reprendre son voyage en direction d'Ithaque. Calypso est la femme trahie au plus profond d'elle-même, qui arrive à offrir tout ce qu'elle possède – jusqu'au don même de l'immortalité – à un homme qui ne la considère désormais que comme un problème, une pleurnicheuse qu'il va bientôt oublier – comme il a oublié sa femme Pénélope pendant toutes ces années. Calypso, c'est la douleur de la fin de l'amour ; ses larmes sont les nôtres et nous rappellent chacune des fois où nous avons été blessées, refusées, abandonnées.
Extraordinaire marquise de Merteuil semble en revanche être Circé, la magicienne, avec qui, pour la deuxième fois, Ulysse oublie Pénélope. Circé est peut-être la femme la plus transgressive d'Homère : après avoir ensorcelé les compagnons d'Ulysse, elle n'hésite pas à les transformer en porcs (hautement symbolique) pour vivre sans gêne sa passion, toute charnelle, pour le protagoniste de l'Odyssée. Circé est la séductrice que toutes les femmes savent être et sa solitude est le prix à payer pour un moment de sexe scandaleux, inavouable. Le sexe pour combler le vide d'une vie dans un somptueux palais, en attendant le prochain voyageur de passage... Aucune trace de l'amour sincère éprouvé par Calypso : c'est avec désinvolture et inconstance que Circé se débarrasse d'Ulysse.
Attraction
Pour conclure, un mot sur Nausicaa, la vierge, fille du roi des Phéaciens, qui accueille Ulysse le naufragé. Elle est la plus jeune des femmes chantées par Homère, et en même temps celle qui montre la plus grande maîtrise de soi, peut-être parce qu'elle n'est pas encore tombée amoureuse, mais vit dans l'attente poignante de ce premier amour. En Ulysse, l'étranger, elle voit l'homme qu'elle voudrait un jour à ses côtés ; mais elle sait aussi déchiffrer les dangers de cette attraction qui pourrait lui causer des regrets éternels. « Moi-même, je n'aurais que blâme pour la fille ayant cette conduite : quand on a père et mère, aller à leur insu courir avec les hommes, sans attendre le jour des noces célébrées ! » (4). Depuis toujours, Nausicaa a été considérée par les lecteurs comme une fille craintive à l'idée de décevoir père et mère. Mais la jeune fille d'Homère, en reconnaissant l'impossibilité de tomber amoureuse d'Ulysse, alourdi d'un passé qu'elle ne peut pas partager, est d'abord fidèle à elle-même et à la plénitude de l'amour qu'elle désire et prétend vivre.
Une grande femme contemporaine, la philosophe Simone Weil, a écrit sur la révélation grecque. Pour elle, le fil narratif des poèmes homériques est exclusivement celui de la force, qui transforme l'ennemi en vaincu, l'assiégé en conquis, le faible en esclave. Mais Simone Weil reconnaît également que, « dans une œuvre vraiment épique, la force obscure, le sort aveugle et le hasard gouvernent tout, à l'exception de ces rares instants où brillent, dans leur pureté, le courage et l'amour ». Et si cet amour est épique, il est aussi profondément humain, car exclusivement incarné par les femmes de l'Iliade et de l'Odyssée.
C'est donc la mémoire de nous-mêmes en tant que femmes qu'Homère nous a laissée en héritage. Un héritage mystérieux, jamais dissipé, mais qui, au contraire, redevient toujours contemporain et présent. Chaque jour, nous sommes à la fois Hécube, Andromaque, Hélène, Calypso, Circé ou Nausicaa. Synchroniquement.
« La Langue géniale. 9 bonnes raisons d'aimer le grec », d'Andrea Marcolongo, éd. Les Belles Lettres, 202 p., 16,90 euros.
(1) « De l'ignorance du grec », Virginia Woolf, in « Le commun des lecteurs » (L'Arche, p. 36-53).
(2) « Iliade », texte établi et traduit par Paul Mazon (Les Belles Lettres, XXIV, v. 748, p. 167).
(3) « Odyssée », texte établi et traduit par Victor Bérard (Les Belles Lettres, V, v. 116-120, p. 148-149).
(4) « Odyssée », op. cit., VI, v. 286-288, p. 179.
Andrea Marcolongo
Née en 1987 à Milan, diplômée de lettres classiques, tourne le dos à une carrière universitaire pour étudier les techniques de narration. Plume de Matteo Renzi pendant deux ans, elle étudie ensuite l'évolution des langues de l'ex-Yougoslavie.
Avec quinze rééditions, 200 000 exemplaires vendus dans la péninsule et des traductions dans dix langues, son ouvrage La langue géniale. 9 raisons pour aimer le grec est un phénomène d'édition. La version française est publiée par Les Belles Lettres. Son nouveau livre, La dimension héroïque vient de sortir en Italie.

dimanche, 04 février 2018

Premier manuscrit d'Ulysse de Joyce

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lundi, 25 septembre 2017

George Orwell holds a puppy during the Spanish Civil War in 1937. Ernest Hemmingway can be seen in the background.

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dimanche, 02 juillet 2017

Hemingway

HemingwayIl embrassa la mer d'un seul regard, et il se rendit compte de son infinie solitude.

Ernest Hemingway (disparu le 2 juillet 1961)

dimanche, 02 octobre 2016

Day of genius

Stendhal"Le 29 décembre 1819 est pour Stendhal un "day of genius". Il vient d'avoir l'idée de De l'amour."

Philippe Sollers, Trésor d'amour, p. 29

jeudi, 23 juin 2016

Un jour

Jack Kerouac"One day I will find the right words, and they will be simple." Jack Kerouac (1922 - 1969)  

Photo : Allen Ginsberg's coll.

mardi, 14 juin 2016

Le magicien

Ck7EvhQWUAAPxTA.jpgJorge Luis BORGES est mort le 14 juin 1986, il y a aujourd'hui 30 ans

samedi, 28 mai 2016

Jack London

Jack London

mardi, 04 août 2015

Albert Camus chez son ami et éditeur Michel Gallimard

Albert Camus

lundi, 11 août 2014

Simon Leys

"Comme tous les vrais grands hommes, Simon Leys était d'une rectitude parfaite, d'une modestie rare et d'une grande simplicité."

Twitté par Bernard Pivot

mardi, 05 août 2014

Ils font signe

Beagle.jpg"Il y a les écrits qu’on lit distraitement, ceux qu’on lit en sachant qu’on ne les relira jamais, et puis, en très petit nombre, ceux qu’on relit sans cesse. On les sait presque par cœur, à la virgule près, mais, rien à faire, ils révèlent toujours quelque chose de nouveau, ils sont actifs sans en avoir l’air, ce sont des émetteurs constants, des trésors. Ils font signe. Du coup, une autre vision se dessine."

Philippe Sollers, Les voyageurs du temps, roman

Le Beagle

mardi, 30 août 2011

Hemingway à l'ouïe nue

A lire ici cet excellent article de Stéphane Zagdanski

jeudi, 11 novembre 2010

Oui le Goncourt s'achète !

1315342806.jpgA voir et écouter ici (interview de l'an 2000)

mercredi, 28 avril 2010

Mythe au logis

204.jpg« L’imagination du voyage correspond chez Verne à une exploration de la clôture, et l’accord de Verne et de l’enfance ne vient pas d’une mystique banale de l’aventure, mais au contraire d’un bonheur commun du fini, que l’on retrouve dans la passion enfantine des cabanes et des tentes : s’enclore et s’installer, tel est le rêve existentiel de l’enfance et de Verne. L’archétype de ce rêve est ce roman presque parfait : L’île mystérieuse, où l’homme-enfant réinvente le monde, l’emplit, l’enclot, s’y enferme, et couronne cet effort encyclopédique par la posture bourgeoise de l’appropriation : pantoufles, pipe et coin du feu, pendant que dehors la tempête, c’est-à-dire l’infini, fait rage inutilement. (…) Le geste profond de Jules Verne, c’est donc, incontestablement, l’appropriation. L’image du bateau, si importante dans la mythologie de Verne, n’y contredit nullement, bien au contraire : le bateau peut bien être symbole de départ ; il est, plus profondément, chiffre de la clôture. Le goût du navire est toujours joie de s’enfermer parfaitement, de tenir sous sa main le plus grand nombre possible d’objets. De disposer d’un espace absolument fini : aimer les navires, c’est d’abord aimer une maison superlative, parce que close sans rémission, et nullement les grands départs vagues ; le navire est un fait d’habitat avant d’être un moyen de transport. Or tous les bateaux de Jules Verne sont bien des « coins du feu » parfaits, et l’énormité de leur périple ajoute encore au bonheur de leur clôture, à la perfection de leur humanité intérieure. Le Nautilus est à cet égard la caverne adorable : la jouissance de l’enfermement atteint son paroxysme lorsque, au sein de cette intériorité sans fissure, il est possible de voir par une grande vitre le  vague extérieur des eaux, et de définir ainsi dans un même geste l’intérieur par son contraire ».

Roland Barthes, Mythologies, 1957

lundi, 26 avril 2010

Georges Bataille, à propos de La littérature et le mal

0.jpgA voir et entendre ici (Archives INA)