vendredi, 09 mars 2018
Homère, ce féministe ! Andrea Marcolongo (Article du Point d'hier)
Hélène, Andromaque, Nausicaa... Andrea Marcolongo, auteure de « La Langue géniale », évoque la profonde modernité des femmes de l'« Iliade » et de l'« Odyssée ».
Par Andrea Marcolongo (traduit par Anna Pia Filotico)
Il nous faudrait Proust, peut-être, pour nous expliquer combien nous sont contemporaines les femmes d'Homère. Car, quand on relit aujourd'hui l'Iliade et l'Odyssée, ce ne sont pas seulement Hélène, Andromaque ou Nausicaa qui renaissent sous nos yeux, mais plutôt ce qu'on pourrait appeler la synchronie du féminin : toutes les femmes qui habitent en nous chaque jour – la fille, la mère, l'épouse, l'amante, l'amie – et que les femmes d'Homère savent incarner à la perfection. Ces femmes, c'est nous. Grâce à Homère, nous pouvons rassembler les fragments épars de notre féminité et redevenir la femme dans sa totalité ancestrale, comme le jour où nous sommes venues au monde.
Dans les poèmes homériques, c'est d'ailleurs la femme qui transforme le héros en être humain, l'ennemi en homme ; et elle le fait à travers l'amour. Je ne parle pas de la force et des passions surhumaines de divinités comme Athéna ou Aphrodite, mais de l'amour féminin dans toutes ses nuances – de la jalousie à la sagesse, de l'équilibre à l'éros, de la cruauté à la liberté. Les sentiments d'Hécube, l'épouse de Priam, de Circé, de Calypso sont réels, exactement comme les nôtres, et donc susceptibles de produire des effets aussi réels sur les hommes qu'elles aiment.
C'est donc la puissance de réalité des femmes d'Homère qui humanise – entre faiblesses, amours, fragilités, regrets – Hector, Pâris, Achille, Ulysse, et permettent aux poèmes homériques d'échapper au temps, parce qu'ils chantent tous les hommes et de tous les temps. Aujourd'hui, plus que tout, ils nous chantent nous, femmes et hommes si perdus dans notre présent. N'est-ce pas Virginia Woolf, encore une femme, qui a écrit que c'est vers le grec que « nous nous tournons quand nous en avons assez de l'imprécision, [et] de la confusion [...] de notre propre époque » (1) ?
Vie et honneur
Hécube, c'est la mère prévenante, comme les mères que nous avons connues et comme les mères que nous avons voulu devenir. Dans le livre VI de l'Iliade, elle exhorte son fils Hector à se reposer en lui offrant du vin. Le héros le refuse et court de nouveau au combat, ce que par ailleurs nous avons toujours fait, enfants, souvent gênés par la douceur des attentions maternelles. Hécube pleurera sa mort dans le livre XXIV, en l'appelant « de tous ses enfants le plus cher », et c'est en louant sa piété que la vieille mère trouve un peu de réconfort sur le cadavre de son fils, beau « comme une fleur qu'on vient de couper » (2).
Andromaque, c'est la femme et la mère complexes, aux sentiments intenses. Nous avons tous à l'esprit son effusion déchirante devant son mari Hector aux portes Scées, affligée par l'avenir de leur fils Astyanax, encore dans les langes et déjà destiné à grandir orphelin. Néanmoins, certains détails racontés par Homère font d'Andromaque une femme fière et absolument contemporaine. C'est elle, par exemple, qui suggère à Hector les meilleures tactiques à adopter dans la guerre, pour sauver la vie et l'honneur, démontrant ainsi une compétence militaire et une indépendance intellectuelle rares, mais aussi la nécessité d'avoir une relation de complicité avec son mari, pour qui elle est une amie et une conseillère. Hector et Andromaque représentent l'harmonie du couple, cette intimité pure que les Grecs exprimaient avec cette particularité grammaticale qu'est le duel [qui n'est ni le singulier ni le pluriel, et qui signale que les éléments dont on parle vont par deux, NDLR], qui fait de notre partenaire non seulement un père et un mari, mais avant tout un compagnon de vie et un allié dans ce monde. Dans le chant XXIV de l'Iliade, Andromaque pleure d'ailleurs la mort d'Hector en l'appelant simplement anêr, ce qui signifie d'abord « homme » – le sien, pour toujours.
Les tourments intérieurs d'Hélène
Sincère, ravissante, aimante et furieuse, Hélène est responsable de la chute de Troie. Sa guerre n'est cependant ni celle de Pâris, qui l'a enlevée, ni celle de son mari Ménélas, qui la réclame : son conflit est intérieur. Dans l'Iliade, loin de l'image de femme fatale qui l'a flétrie pour la postérité, Hélène maudit sa beauté dans les affres d'une fragilité toute féminine, jusqu'à se désigner sous le nom de « chienne ». Son attirance pour Pâris, cet amour aveugle et fou que chaque femme a vécu au moins une fois dans sa vie, se dissipe peu à peu, comme lorsque le feu de la passion s'éteint : Hélène reconnaît toute la médiocrité de son amant puéril, cet homme trop jeune à cause duquel elle a déclenché une guerre de dix ans. La capacité d'analyse psychologique d'Homère est profonde et le jugement d'Hélène à l'égard de Pâris implacable, comme lorsque nous nous demandons comment nous avons pu tomber amoureuse d'un homme qui ne vaut désormais plus rien à nos yeux.
« Que vous faites pitié, dieux jaloux, entre tous ! Ô vous qui refusez aux déesses le droit de prendre dans leur lit, au grand jour, le mortel que leur cœur a choisi comme compagnon de vie ! » (3). Ainsi la nymphe Calypso, dans l'Odyssée, vit l'inadmissibilité de son abandon par Ulysse, déterminé à la quitter, après sept ans d'amour, pour reprendre son voyage en direction d'Ithaque. Calypso est la femme trahie au plus profond d'elle-même, qui arrive à offrir tout ce qu'elle possède – jusqu'au don même de l'immortalité – à un homme qui ne la considère désormais que comme un problème, une pleurnicheuse qu'il va bientôt oublier – comme il a oublié sa femme Pénélope pendant toutes ces années. Calypso, c'est la douleur de la fin de l'amour ; ses larmes sont les nôtres et nous rappellent chacune des fois où nous avons été blessées, refusées, abandonnées.
Extraordinaire marquise de Merteuil semble en revanche être Circé, la magicienne, avec qui, pour la deuxième fois, Ulysse oublie Pénélope. Circé est peut-être la femme la plus transgressive d'Homère : après avoir ensorcelé les compagnons d'Ulysse, elle n'hésite pas à les transformer en porcs (hautement symbolique) pour vivre sans gêne sa passion, toute charnelle, pour le protagoniste de l'Odyssée. Circé est la séductrice que toutes les femmes savent être et sa solitude est le prix à payer pour un moment de sexe scandaleux, inavouable. Le sexe pour combler le vide d'une vie dans un somptueux palais, en attendant le prochain voyageur de passage... Aucune trace de l'amour sincère éprouvé par Calypso : c'est avec désinvolture et inconstance que Circé se débarrasse d'Ulysse.
Attraction
Pour conclure, un mot sur Nausicaa, la vierge, fille du roi des Phéaciens, qui accueille Ulysse le naufragé. Elle est la plus jeune des femmes chantées par Homère, et en même temps celle qui montre la plus grande maîtrise de soi, peut-être parce qu'elle n'est pas encore tombée amoureuse, mais vit dans l'attente poignante de ce premier amour. En Ulysse, l'étranger, elle voit l'homme qu'elle voudrait un jour à ses côtés ; mais elle sait aussi déchiffrer les dangers de cette attraction qui pourrait lui causer des regrets éternels. « Moi-même, je n'aurais que blâme pour la fille ayant cette conduite : quand on a père et mère, aller à leur insu courir avec les hommes, sans attendre le jour des noces célébrées ! » (4). Depuis toujours, Nausicaa a été considérée par les lecteurs comme une fille craintive à l'idée de décevoir père et mère. Mais la jeune fille d'Homère, en reconnaissant l'impossibilité de tomber amoureuse d'Ulysse, alourdi d'un passé qu'elle ne peut pas partager, est d'abord fidèle à elle-même et à la plénitude de l'amour qu'elle désire et prétend vivre.
Une grande femme contemporaine, la philosophe Simone Weil, a écrit sur la révélation grecque. Pour elle, le fil narratif des poèmes homériques est exclusivement celui de la force, qui transforme l'ennemi en vaincu, l'assiégé en conquis, le faible en esclave. Mais Simone Weil reconnaît également que, « dans une œuvre vraiment épique, la force obscure, le sort aveugle et le hasard gouvernent tout, à l'exception de ces rares instants où brillent, dans leur pureté, le courage et l'amour ». Et si cet amour est épique, il est aussi profondément humain, car exclusivement incarné par les femmes de l'Iliade et de l'Odyssée.
C'est donc la mémoire de nous-mêmes en tant que femmes qu'Homère nous a laissée en héritage. Un héritage mystérieux, jamais dissipé, mais qui, au contraire, redevient toujours contemporain et présent. Chaque jour, nous sommes à la fois Hécube, Andromaque, Hélène, Calypso, Circé ou Nausicaa. Synchroniquement.
« La Langue géniale. 9 bonnes raisons d'aimer le grec », d'Andrea Marcolongo, éd. Les Belles Lettres, 202 p., 16,90 euros.
(1) « De l'ignorance du grec », Virginia Woolf, in « Le commun des lecteurs » (L'Arche, p. 36-53).
(2) « Iliade », texte établi et traduit par Paul Mazon (Les Belles Lettres, XXIV, v. 748, p. 167).
(3) « Odyssée », texte établi et traduit par Victor Bérard (Les Belles Lettres, V, v. 116-120, p. 148-149).
(4) « Odyssée », op. cit., VI, v. 286-288, p. 179.
Andrea Marcolongo
Née en 1987 à Milan, diplômée de lettres classiques, tourne le dos à une carrière universitaire pour étudier les techniques de narration. Plume de Matteo Renzi pendant deux ans, elle étudie ensuite l'évolution des langues de l'ex-Yougoslavie.
Avec quinze rééditions, 200 000 exemplaires vendus dans la péninsule et des traductions dans dix langues, son ouvrage La langue géniale. 9 raisons pour aimer le grec est un phénomène d'édition. La version française est publiée par Les Belles Lettres. Son nouveau livre, La dimension héroïque vient de sortir en Italie.
09:19 Publié dans Histoire littéraire | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : andrea marcolongo, homère
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