mardi, 31 mars 2015
Dico de bord (extrait 30)
#Dicodebord extrait 30
Watteau (Antoine)
Peintre musical, subtil, profond. Le Pèlerinage à l’île de Cythère (1717), du Louvre, ressemble à une portée musicale, les lignes se croisent, se multiplient, se fondant dans les couleurs chaudes, mais aussi vertes et bleues, formant un ensemble unique, vivant, terminé par une envolée d’anges. Tout dans son œuvre porte à l’envol, la sensualité, l’hédonisme. Avec toujours, cette part de mystère, les personnages arrivent-ils ou quittent-il ce paradis ? Ils y sont tout simplement. Mort à trente-sept ans (1684-1721), son art ne ressemble en rien à ce qui l’a précédé. « L’ingénuité métaphysicienne de Novalis, la tendresse fiévreuse de Chopin, le sourire parfois tragique de Laforgue, la beauté idéaliste de Mozart, la passion pastorale de Schubert, tout cela est situé dans le pays que Watteau a extrait de la nature, et au fond duquel, avec une émotion indicible, on entend le murmure de l’Invitation au voyage. » Camille Mauclair (Revue Bleue, 1904). André Breton a écrit : « L’étoile qui fait oublier la boue, c’est la personnalité angélique de Watteau. » Et puis il y a le fameux Gilles, que l’on appelle maintenant Pierrot : il fait partie de ces grandes œuvres énigmatiques de la peinture, dont les interprétations n’épuisent jamais le sujet. (Vivant Denon l’a acheté pour le Louvre 150 ou 300 francs, place du Carrousel, en 1804).
(Raymond Alcovère : ce livre de bord, construit sous la forme d’un abécédaire, fait le tour de tout ce qui me tient à cœur, m’a construit : noms communs, mais aussi lieux, femmes et hommes célèbres, écrivains, peintres, musiciens. Les « définitions », nourries de nombreuses citations, ont des dimensions très variables : entre une ligne et trois pages)
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samedi, 28 mars 2015
Dico de bord (extrait 29)
#Dicodebord extrait 29
Oncques
Ce délicieux adverbe trop compliqué pour notre époque (il signifie quelquefois et jamais accompagné d’une négation !) a probablement vécu ces derniers instants avec Georges Brassens, dans Les Oiseaux de passage : « Ô vie heureuse des bourgeois / Qu’avril bourgeonne ou que décembre gèle, / Ils sont fiers et contents/ Ce pigeon est aimé, / Trois jours par sa pigeonne / Ça lui suffit il sait / Que l’amour n’a qu’un temps (…) Elle a fait son devoir / C’est-à-dire que oncques / Elle n’eut de souhait impossible elle n’eut / Aucun rêve de lune aucun désir de jonque / L’emportant sans rameurs sur un fleuve inconnu. » Le poème est extrait de La Chanson des gueux, de Jean Richepin (1849-1926), qui valut à son auteur un mois de prison et 500 francs d’amende.
(Raymond Alcovère : ce livre de bord, construit sous la forme d’un abécédaire, fait le tour de tout ce qui me tient à cœur, m’a construit : noms communs, mais aussi lieux, femmes et hommes célèbres, écrivains, peintres, musiciens. Les « définitions », nourries de nombreuses citations, ont des dimensions très variables : entre une ligne et trois pages)
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vendredi, 27 mars 2015
Dico de bord (extrait 28)
#Dicodebord extrait 28
Prendre
Le soleil, l’air, la température, ses marques, les devants, date, la fuite, pied, racine, effet, femme, à témoin, sur soi, sa source, à son jeu, son pied, la mouche, un verre, un train en marche, en main son destin…
(Raymond Alcovère : ce livre de bord, construit sous la forme d’un abécédaire, fait le tour de tout ce qui me tient à cœur, m’a construit : noms communs, mais aussi lieux, femmes et hommes célèbres, écrivains, peintres, musiciens. Les « définitions », nourries de nombreuses citations, ont des dimensions très variables : entre une ligne et trois pages)
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mercredi, 25 mars 2015
Dico de bord (extrait 27)
#Dicodebord extrait 27
Vin
Le « vin aux sombres feux » d’Homère mériterait un livre à lui tout seul. Le crétois Nikos Kazantzakis, dans Alexis Zorba, fait dire à son splendide personnage : « Qu'est-ce que c'est encore que cette eau rouge, patron, dis-moi ! Une vieille souche pousse des rameaux, il y a des espèces d'ornements acides qui pendent, et le temps passe, le soleil les mûrit, ils deviennent doux comme du miel et alors on les appelle raisins ; on les foule, on retire le jus qu'on met dans des tonneaux, il fermente tout seul, on le découvre à la fête de Saint-Georges-le-Buveur, il est devenu du vin ! Qu'est-ce que c'est encore que ce prodige ! Tu bois ce vin rouge et voilà ton âme qui grandit, elle ne tient plus dans la vieille carcasse, elle défie Dieu à la lutte. Qu'est-ce que c'est que ça, patron, dis-moi ? » Mais le vin est aussi français, bien sûr ! Ce que Philippe Sollers illustre, dans Le cavalier du Louvre, à propos du bourguignon Vivant Denon : « Naître dans le vin français est toute une histoire ; une expérience de fond qui fortifie, dégrise. La raison, et une certaine vérité d'en deçà des choses, rôdent par là. Peu de délire, l'œil ouvert, l'oreille rapide, le pied vite levé, la main exacte. Enfant, on n'a même pas à lire Rabelais, il se vit et se parle autour de vous, on l'entend, on le constate. De vin devin on devient. »
(Raymond Alcovère : ce livre de bord, construit sous la forme d’un abécédaire, fait le tour de tout ce qui me tient à cœur, m’a construit : noms communs, mais aussi lieux, femmes et hommes célèbres, écrivains, peintres, musiciens. Les « définitions », nourries de nombreuses citations, ont des dimensions très variables : entre une ligne et trois pages)
Paul Véronèse Les noces de Cana, détail
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mardi, 24 mars 2015
Dico de bord (extrait 26)
#Dicodebord extrait 26
Rond
« J’accepte absolument le Temps, lui seul est rond et complet. » : Hölderlin. Dans un conte zen, le disciple demande au maître : « Pourquoi la balle roule-t-elle ? Il répond : La balle est libre, elle est la vraie liberté. Pourquoi ? Parce qu’elle est ronde, elle peut rouler partout, dans n’importe quelle direction, librement. Inconsciemment, naturellement, automatiquement. »
(Raymond Alcovère : ce livre de bord, construit sous la forme d’un abécédaire, fait le tour de tout ce qui me tient à cœur, m’a construit : noms communs, mais aussi lieux, femmes et hommes célèbres, écrivains, peintres, musiciens. Les « définitions », nourries de nombreuses citations, ont des dimensions très variables : entre une ligne et trois pages)
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dimanche, 22 mars 2015
Dico de bord (extrait 25)
#Dicodebord extrait 25
Epictète
Ce philosophe stoïcien né à Hiérapolis n’a laissé aucun écrit ; mais grâce à son disciple Arrien il nous reste son Manuel, qui contient des pépites : « Ne désire que ce qui dépend de toi. » ou encore : « Ce ne sont pas les choses elles-mêmes qui nous troublent, mais l’opinion que nous nous en faisons. » C’est bien un manuel, un livre pratique, aux profondes résonances : « Quand tu es sur le point d’entreprendre une chose, mets-toi bien dans l’esprit ce qu’est la chose que tu vas faire. Si tu vas te baigner, représente-toi ce qui se passe d’ordinaire dans les bains publics, qu’on s’y jette à l’eau, qu’on s’y pousse, qu’on y dit des injures, qu’on y vole. Tu iras ensuite plus sûrement à ce que tu veux faire, si tu te dis auparavant : « Je veux me baigner, mais je veux aussi conserver ma liberté et mon indépendance, véritable apanage de ma nature. » Et de même sur chaque chose qui arrivera. Car, de cette manière, si quelque obstacle t’empêche de te baigner, tu auras cette réflexion toute prête : « Je ne voulais pas seulement me baigner, mais je voulais aussi conserver ma liberté et mon indépendance ; et je ne les conserverais point, si je me fâchais. »
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vendredi, 20 mars 2015
Dico de bord (extrait 24)
#Dicodebord extrait 24
Annonciation
Philippe Sollers, dans Le Secret, propose une version revigorante de ce moment-clé : « L’Archange Gabriel à la Vierge Marie : « Écoutez, vous allez concevoir, venant de Dieu, un lapsus mémorable. » — « Quoi ? » — « Pas un organe, un homme. » — « Pas possible ! » — « Vous n’acceptez pas ? » — « Si, si ! » — « Vous serez rétribuée par une superbe Pietà, je discerne dans l’avenir l’artiste qui la sculptera, cadavre exquis de votre fils-dieu-père légèrement allongé sur vos genoux. Juste le temps de poser, hein, vous ne pourrez pas garder le corps, il doit ressusciter et monter au ciel. » — « C’est dur. » — « Sans doute, mais, par la suite, vous monterez vous aussi au ciel avec votre vrai corps d’aujourd’hui. » — « Mon corps ? Mais que voulez-vous que j’en fasse ? Il me déplaît, il me gêne, j’ai encore grossi ces temps-ci. » — « Vous serez réparée là-haut, très belle, éternellement. » — « Hum. » — « Toujours vierge, jeune, belle, blanche, bleue, rayonnante et toujours plus belle, couronnée du soleil, des étoiles, objet d’une adoration perpétuelle, faisant des miracles, apparaissant même de temps en temps aux mortels. » — « Vous allez trop loin. » — « Pas moi, mais Dieu votre père qui a besoin de devenir votre fils pour être pleinement père dans son omnipotence, sa munificence, son insondable présence, son incomparable distance. » — « Bon, mettons. » »
(Raymond Alcovère : ce livre de bord, construit sous la forme d’un abécédaire, fait le tour de tout ce qui me tient à cœur, m’a construit : noms communs, mais aussi lieux, femmes et hommes célèbres, écrivains, peintres, musiciens. Les « définitions », nourries de nombreuses citations, ont des dimensions très variables : entre une ligne et trois pages)
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jeudi, 19 mars 2015
Blanc, bleu gris, soleil voilé
Blanc, bleu gris, soleil voilé. Un peu plus tard, à Sainte-Marie, au bord de l’Océan Indien. Mer miroitante, bleu plus léger des vagues, ombre du ciel sur la mer. Mes pensées enlacées, nous ne faisons qu’un.
Blanc, bleu gris, presque infini et toujours renouvelé. Tout revient toujours à son point de départ. Aujourd’hui, le vent balaye le monde et disperse la brume. Place à la nouveauté. Une vérité émerge. Je vais rendre les armes. Passer outre.
Le ciel est gris de nuages. L’océan s’en mêle. L’horizon, profond et immense, est subjugué, défait, anéanti.
Je suis heureux, touché par cette éternelle beauté qui affleure partout. Ici au bout du monde, je l’ai trouvée. Je n’ai fait que découvrir des bouts du monde. Ils sont au centre. La vérité toujours dissimulée, y éclate en pleine lumière. À présent, le flux va se dérouler sans hâte. Mon rôle est de raconter. Par le dessin, la peinture. Les rencontres sont métaphysiques et l’art en est une manifestation. Dans le temps.
Le bonheur, la chose la plus étonnante, la plus vraie, arrive quand on ne l’attend plus. Ma mort est là, juste à côté de moi. Tout autour, les anges veillent, j’entends le frôlement de leurs ailes. Ils me disent : repousse-la, envoie-la au diable, qui lui est bien vivant. Tu le peux, la force de résister est inscrite dans tes cellules, au plus profond. Une fois cette certitude acquise, la mort s’effiloche, se dissout, le diable s’effondre dans sa chute.
Les vieux textes indiens ne me quittent plus : « Dès qu’on s’attache au Soi suprême, ne serait-ce qu’un instant, on consume entièrement ses fautes, comme l’étincelle de feu une montagne de bois». Ce Soi suprême, c’est soi et le monde, une seule et même dimension. Tout est fini, c'est-à-dire commence. Me voici débarrassé de mes vieux démons. Chassés les faux prophètes.
« Fini d’être consumés par le feu, nous sommes le feu lui-même ». Là est notre liberté. Feu qui couve et flammes, en même temps.
Au loin passe une voile, grand silence autour, tissé de ces millions de vies, si éloignées de la mienne, et pourtant… Contre la force des vagues, les gestes des piroguiers, immuables. Je suis heureux, là, au milieu de ce royaume de la pluie et du vent, je me revois – et tous les instants sont les mêmes – sur ce cargo au retour du Mexique. J’ai aimé ce navire, la sensation de posséder l’univers entier, accoudé au bastingage, à regarder les reflets changeants de la mer et cette avancée imperturbable du bateau. Et sur cette île battue par les vents, qui n’intéresse personne, je suis plus près d’une certaine vérité, du néant, cette dimension négligée, pourtant si présente.
De temps à autre, un surgissement. Il en est de même dans l’Histoire ; sombre et chaotique, elle s’épanouit en de rares moments, des orgasmes du temps. Parfois un grand artiste, un penseur, un homme politique ou un inventeur de génie apparaît improbable, de même dans nos vies, des instants de grâce.
Pourquoi une histoire ? La rose est sans pourquoi. Le vent s’est calmé. L’Océan Indien est là, il frémit, les vagues frissonnent, caressent la plage, ces millions de grains, coquillages qui lentement s’amenuisent, se dispersent, reviennent. L’histoire s’arrête mais en réalité continue. Je t’ai aimée Laure, et je t’aimerai encore.
« Le fini s’anéantit en présence de l’infini et devient un pur néant ». Où que je sois dans le monde maintenant, je revois cette terre rouge, les montagnes pelées, ces rizières, ces femmes, hommes, enfants, qui suivent inlassablement les zébus, depuis la nuit des temps. Cette terre rouge de Madagascar que j’aimais regarder du ciel. Ainsi je l’avais vue d’avion la première fois, tout droit sortie de mes rêves de gamin.
Parfois rien ne peut m’apporter la paix, seulement ton image Laure, hors de tout désir conscient, et miracle, c’est en rêve que je la trouve. J’ai hâte de dormir pour rêver de toi. Là je caresse tes cheveux sans fin, tu me parles, tes yeux illuminent tout, je bois ton visage. Il rayonne en moi comme partout où ton regard se pose. Tout à l’heure je dormirai et pourvu que je te rejoigne…
Nous serons à Lisbonne, dans les rues sombres descendant vers le Tage, au milieu d’ombres erratiques, avec cette lumière blanche qui baigne la ville et à l’Hôtel Borges on fera l’amour encore, on ne verra pas le soleil mais aucune importance, avec cet air humide qu’on ne trouve que là-bas, les immeubles délabrés, cette atmosphère anglaise et surannée, Fernando Pessoa, son chapeau, son parapluie seul dans la nuit grise, ici on perd tout sentiment de la réalité. L’œuvre de Pessoa est nocturne et je dessine la nuit. Je ne suis allé qu’une fois à Lisbonne mais c’est comme si j’y étais toujours.
Le temps s’y étend, se dissout, on ne voit que le ciel, il habite tout, mêlé de mer, comme à Venise et ce sont peut-être les deux seules villes habitables avec Paris.
Je bois ton regard Laure, me fous du monde entier, si aujourd’hui plus personne n’ose aimer l’autre, ose se nier au point de l’accueillir, quelle importance. Ils ignorent les délices qui les attendent, quand je me noie dans ton sourire si fin et l’harmonie qui s’en dégage, ce ciel au fond de tes yeux, la toile qui accompagnera ma vie jusqu’au bout.
Le réel me faisait peur, je refusais de voir le versant lumineux de ma vie. Il est là, les grands artistes nous le montrent. Ils ont vraiment existé, vécu, aimé, créé, leur art a occupé tout leur être ; Homère, Tchouang-Tseu, Titien, Montaigne, Bach, Mozart, Rimbaud, Cézanne, Nietzsche, ces corps ont engendré ces œuvres, rien n’est plus réel. C’est vers elles qu’il faut se retourner, en permanence. La beauté du monde, cette illumination constante, est sous nos yeux, peu importe les époques. Ces éclairs ont laissé des traces indélébiles, je n’ai qu’un désir, m’y attarder et entrer dans cette gratuité.
Toute ma vie j’ai cherché l’inaccessible étoile, dont tu n’es peut-être, qu’un nom, l’autre visage, bienheureux. Ce visage je l’ai approché, caressé, aimé. Je n’en demande pas plus.
Aujourd’hui du temps est passé et je me laisse peu à peu guider par le vide, source de toute joie. Au-delà d’un certain point, rien n’est plus explicable. J’ai envie de m’allonger près de toi, Laure, sentir ta chaleur et attendre. J’ai tout. Tout.
Tout revient toujours à sa vérité première, pas de fin, éternel recommencement. Demain, je pars pour le Mexique. Lumière d’or. Faire le vide qui est la vie. Frémissante, celle des arbres, de la pluie insistante et d’un éternel soleil. Je me réveille, là, à cet instant, et tout s’illumine.
Raymond Alcovère, extrait du roman "Le bonheur est un drôle de serpent", 2009, Lucie éditions.
Photo : Raymond Alcovère
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mercredi, 18 mars 2015
Dico de bord (extrait 23)
#Dicodebord extrait 23
Yi jing
C’est le plus ancien texte philosophique de la Chine (1 000 ans avant J-.C.), et le socle sur lequel toute la pensée chinoise va s’élaborer. C’est aussi un guide de vie, un livre pratique, comme il n’en est pas de pareil ; chaque fois qu’on est confronté à une difficulté, autrement dit tout le temps ou presque, il propose des solutions, des pistes. Les recommandations données ne sont jamais fermées, et quoi qu’il en soit, pleines de sagesse et raison. On pourrait multiplier les exemples ; voici l’hexagramme 23 : Po (l’éclatement) : « L’homme qui s’adapte a le temps pour lui (…) Concentrez-vous sur la valeur symbolique des choses et leur pouvoir de vous relier aux forces célestes. » Ou l’hexagramme 56 : Liu (le voyageur) : « Dans le monde des apparences, ce qui est souple et flexible est ce qui parvient le mieux au cœur des choses. » ou 32 : Hong (la durée) : « C’est le cycle des quatre saisons, les changements qu’elles opèrent qui rendent possibles l’accompagnement de toutes choses dans la durée. » Ou encore 24 : Fou (le retour) : Ce qui est solide et fort est réversible. » Ou le 44 : Keou (la rencontre) : « L’instant de la rencontre, son intensité sont en correspondance avec la manière dont nous sommes reliés aux principes premiers. » Le principe d’harmonie chinois trouve ici sa plus simple et forte justification. Pour savoir si je suis en harmonie avec le monde au moment où je pose la question, en jetant les pièces, le monde donne la réponse, ou tout au moins une possibilité de réflexion et d’action. Borges a écrit : « Confucius déclara à ses disciples que si le destin lui avait accordé cent années supplémentaires de vie, il en aurait occupé la moitié à l’étude du Yi-jing, et l’autre moitié à celle de ses commentaires ». (Stephen Karcher, Yi jing, Rivages poche).
(Raymond Alcovère : ce livre de bord, construit sous la forme d’un abécédaire, fait le tour de tout ce qui me tient à cœur, m’a construit : noms communs, mais aussi lieux, femmes et hommes célèbres, écrivains, peintres, musiciens. Les « définitions », nourries de nombreuses citations, ont des dimensions très variables : entre une ligne et trois pages)
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mardi, 17 mars 2015
Dico de bord (extrait 22)
#Dicodebord extrait 22
Casanova (Giacomo)
Immense philosophe et écrivain. Persuadé que s’il était malheureux, c’était de sa faute, il a cherché sans relâche le bonheur, l’a trouvé et a consacré ses dernières années à raconter sa vie : « En me rappelant les plaisirs que j’ai eus, je les renouvelle, j’en jouis une seconde fois, et je ris des peines que j’ai endurées et que je ne sens plus. Membre de l’univers, je parle à l’air, et je me figure rendre compte de ma gestion, comme un maître d’hôtel le rend à son maître avant de disparaître. » Témoignage incomparable, écrit en français, langue des sages et des savants de l’Europe du 18e : « J’ai vécu en philosophe, je meurs en chrétien. » « Cultiver les plaisirs de mes sens fut dans toute ma vie ma principale affaire ; je n’en ai jamais eu de plus importante. » Il insiste sur le fait que « Son esprit et sa matière sont une seule substance. » « Le plaisir que je donnais composait toujours les quatre cinquièmes du mien ». « Rien ne pourra faire que je ne me sois amusé. » Il est vraiment un homme des Lumières, insiste sur la raison : « La raison est une parcelle de la divinité du Créateur. Si nous nous en servons pour être humbles, et justes, nous ne pouvons que plaire à celui qui nous en a fait le don. Dieu ne cesse d’être Dieu que pour ceux qui conçoivent possible son inexistence. Ils ne peuvent pas subir une plus grande punition. » Casanova, c’est sa force, est pragmatique : « Une philosophie consolante d’accord avec la religion prétend que la dépendance de l’âme, des sens, et des organes n’est que fortuite et passagère, et qu’elle sera libre et heureuse quand la mort du corps l’aura franchie de leur pouvoir tyrannique. C’est fort beau, mais, religion à part, ce n’est pas sûr. Ne pouvant donc me trouver dans la certitude parfaite d’être immortel qu’après avoir cessé de vivre, on me pardonnera, si je ne suis pas pressé de parvenir à connaître cette vérité. Une connaissance qui coûte la vie coûte trop cher. En attendant, j’adore Dieu, me défendant toute action injuste, et abhorrant les hommes injustes, sans cependant leur faire du mal. Il me suffit de m’abstenir de leur faire du bien. Il ne faut pas nourrir les serpents. » Et de citer Pline le Jeune : « Si tu n’as pas fait des choses dignes d’être écrites, écris-en du moins qui soient dignes d’être lues. » : Il l’a fait. Ce maître en stratégie a écrit aussi : « Il y a dans les grandes entreprises des articles qui décident de tout, et sur lesquels le chef qui mérite de réussir est celui qui ne se fie à personne. »
(Raymond Alcovère : ce livre de bord, construit sous la forme d’un abécédaire, fait le tour de tout ce qui me tient à cœur, m’a construit : noms communs, mais aussi lieux, femmes et hommes célèbres, écrivains, peintres, musiciens. Les « définitions », nourries de nombreuses citations, ont des dimensions très variables : entre une ligne et trois pages)
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samedi, 14 mars 2015
Dico de bord (extrait 21)
#Dicodebord extrait 21
Incipit
« Les commencements ont des charmes inexprimables. » : Molière. Autre amateur, Joseph Joubert : « Les commencements sont ordinairement plus beaux que les développements. » Wan Yu, qui vécut en Chine au troisième siècle, est plus explicite : « Deux moments cruciaux dans l’exécution : le commencement et la fin. Le commencement doit être à l’image d’un cavalier au galop ; celui-ci éprouve la sensation de pouvoir à tout moment freiner le cheval sans l’arrêter tout à fait. La fin, elle, doit ressembler à une mer qui reçoit tous les cours d’eau qui se déversent en elle ; celle-ci donne l’impression de pouvoir tout contenir, tout en étant menacée de débordement. » Ces phrases qui vous empoignent pour ne plus vous faire lâcher le livre sont fascinantes ; certaines sont devenues des expressions adverbiales, parfois des lieux communs. Elles ont un supplément d’âme : « Je forme une entreprise qui n'eut jamais d'exemple et dont l'exécution n'aura point d'imitateur. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature; et cet homme ce sera moi. » : Rousseau, Les Confessions. « J’avais vingt ans. Je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie. » : Aden Arabie, Paul Nizan « Toute ma vie, je me suis fait une certaine idée de la France... Le sentiment me l’inspire aussi bien que la raison.» Charles de Gaulle, Mémoires de guerre. « Les familles heureuses se ressemblent toutes ; les familles malheureuses sont malheureuses chacune à leur façon.» : Anna Karénine, Léon Tolstoï. « Je hais les voyages et les explorateurs. » : Tristes Tropiques, Claude Levi-Strauss. « Aujourd’hui, Maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. » : L'Étranger, Albert Camus. « Longtemps je me suis couché de bonne heure. » : Du côté de chez Swann, Marcel Proust. « La première fois qu’Aurélien vit Bérénice, il la trouva franchement laide.» : Aurélien, Louis Aragon. Quant à celui-ci, il est magique par la sonorité, le parfait équilibre ternaire, et signé Gustave Flaubert dans Salammbô : « C’était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d’Hamilcar. »
(Raymond Alcovère : ce livre de bord, construit sous la forme d’un abécédaire, fait le tour de tout ce qui me tient à cœur, m’a construit : noms communs, mais aussi lieux, femmes et hommes célèbres, écrivains, peintres, musiciens. Les « définitions », nourries de nombreuses citations, ont des dimensions très variables : entre une ligne et trois pages)
Photo de Ni Houzel Belliappa
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vendredi, 13 mars 2015
Dico de bord (extrait 20)
#Dicodebord extrait 20
Langage
« L'homme tend à nier ce qu'il ne sait pas affirmer (exprimer). » écrit Paul Valéry dans Tel quel. L’érotisme lui est lié, l’inconscient aussi. Il est au centre, au cœur. Philippe Sollers : « De la même manière, vous ne parviendrez pas à faire admettre à des subjectivités de plus en plus façonnées par le modèle de la communication répétitive et instantanée, que la langue qu'ils habitent vient de plus loin qu'eux et les traverse physiquement pour les dévoiler sans qu'ils s'en doutent. » Ou encore dans Grand beau temps : « Nous sommes vraiment les animaux lourds et laboureurs de notre langage qui nous possède d'une façon beaucoup plus fine, beaucoup plus virevoltante, beaucoup plus explosive que nous nous permettons de le penser ». Novalis éclaire un autre aspect du langage : « La haine que tant de gens sérieux ont du langage. Sa pétulance et son espièglerie, ils la remarquent ; mais ce qu’ils ne remarquent pas, c’est le bavardage à bâtons rompus et son laisser-aller si dédaigné qui sont justement le côté sérieux de la langue. » Ou encore : « C’est vraiment une chose bien folle que de parler et d’écrire : le dialogue véritable est un simple jeu de mots. L’erreur la plus risible est seulement de s’étonner que des gens pensent parler à cause des choses-même. Précisément, la particularité de la langue, à savoir qu’elle ne s’occupe que d’elle-même, personne ne la connaît. C’est pourquoi la langue est un mystère si merveilleux et si fécond – et lorsque quelqu’un parle simplement pour parler, il exprime à cet instant les vérités les plus sacrées et les plus originales. » Ou, du même : « Le langage est un instrument de musique pour la pensée. »
(Raymond Alcovère : ce livre de bord, construit sous la forme d’un abécédaire, fait le tour de tout ce qui me tient à cœur, m’a construit : noms communs, mais aussi lieux, femmes et hommes célèbres, écrivains, peintres, musiciens. Les « définitions », nourries de nombreuses citations, ont des dimensions très variables : entre une ligne et trois pages)
M.C. Escher
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mercredi, 11 mars 2015
Dico de bord (extrait 19)
#Dicodebord extrait 19
Dictionnaire des mots retrouvés
Publié en 1938 par la N.R.F., il est savoureux, exemples : « Ballerine : s.f. Matelas de plume, très doux, utilisé pour les divans. « Il s’étendit de tout son long sur la ballerine. » Bordel : s.m. Petit berceau à roulettes en usage dans le Bordelais (d’où son nom). « Elle mit sa fille au bordel. » Renommée : n.p.f. Courtisane célèbre de la Renaissance. Par extension, désigne une femme élégante et facile. « Jouir d’une belle renommée. »
(Raymond Alcovère : ce livre de bord, construit sous la forme d’un abécédaire, fait le tour de tout ce qui me tient à cœur, m’a construit : noms communs, mais aussi lieux, femmes et hommes célèbres, écrivains, peintres, musiciens. Les « définitions », nourries de nombreuses citations, ont des dimensions très variables : entre une ligne et trois pages)
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mardi, 10 mars 2015
Dico de bord (extrait 18)
#Dicodebord extrait 18
Diable
« Mais me direz-vous, avec une spontanéité candide, le Diable n'existe pas. En effet. Mais sa fonction est justement de faire croire que ce qui n'existe pas existe. Le non-être est, voilà sa répétition. Le non-être pourrait être ? Il est possible que le non-être soit ? Les mortels se laissent pénétrer et convaincre. Prince de ce monde, bien sûr, puisque ce monde n'est que celui de l'opinion à propos de ce qui n'est pas. Aller en enfer, signifie : vous aurez à souffrir, comme si vous étiez, de ne pas être. Diable veut dire étymologiquement : qui divise. » : Philippe Sollers, Le secret.
(Raymond Alcovère : ce livre de bord, construit sous la forme d’un abécédaire, fait le tour de tout ce qui me tient à cœur, m’a construit : noms communs, mais aussi lieux, femmes et hommes célèbres, écrivains, peintres, musiciens. Les « définitions », nourries de nombreuses citations, ont des dimensions très variables : entre une ligne et trois pages)
Tiepolo
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lundi, 09 mars 2015
Dico de bord (extrait 17)
#Dicodebord extrait 17
Classer
Ô Georges Perec, sois vénéré pour ceci : « Mon problème, avec les classements, c'est qu'ils ne durent pas ; à peine ai-je fini de mettre de l'ordre que cet ordre est déjà caduc. Comme tout le monde, je suppose, je suis pris parfois de frénésie de rangement ; l'abondance des choses à ranger, la quasi-impossibilité de les distribuer selon des critères vraiment satisfaisants font que je n'en viens jamais à bout, que je m'arrête à des rangements provisoires et flous, à peine plus efficaces que l'anarchie initiale. Le résultat de tout cela aboutit à des catégories vraiment étranges ; par exemple, une chemise pleine de papiers divers et sur laquelle est écrit « À CLASSER » ; ou bien un tiroir étiqueté « URGENT 1 » et ne contenant rien (dans le tiroir « URGENT 2 » il y a quelques vieilles photographies, dans le tiroir « URGENT 3 » des cahiers neufs). Bref, je me débrouille. »
(Raymond Alcovère : ce livre de bord, construit sous la forme d’un abécédaire, fait le tour de tout ce qui me tient à cœur, m’a construit : noms communs, mais aussi lieux, femmes et hommes célèbres, écrivains, peintres, musiciens. Les « définitions », nourries de nombreuses citations, ont des dimensions très variables : entre une ligne et trois pages)
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dimanche, 08 mars 2015
Dico de bord (extrait 16)
#Dicodebord extrait 16
Lecture
« L’objet de la littérature est de nous apprendre à lire » a écrit Claudel. Il y a bien sûr plusieurs sortes de lectures. Ce n’est pas un acte anodin, qui devient de plus en plus politique aujourd’hui, puisque tout est fait pour nous empêcher de lire. La lecture de connaissance est la plus intéressante, comme l’a écrit Montaigne : « J’aime mieux forger mon âme que la meubler. » « Toutes les grandes lectures sont une date dans l’existence » : Lamartine. Nietzsche, dans Ecce homo, dessine le portrait-robot du lecteur parfait : « Quand j'essaie de m'imaginer le portrait d'un lecteur parfait, cela donne toujours un monstre de courage et de curiosité, et en outre quelque chose de souple, de rusé, de prudent, un aventurier et un explorateur-né. » Proust lui aussi, grand lecteur s’il en est, s’est penché sur la question : « Mais pour en revenir à moi-même, je pensais plus modestement à mon livre, et ce serait même inexact que de dire en pensant à ceux qui le liraient, à mes lecteurs. Car ils ne seraient pas, selon moi, mes lecteurs, mais les propres lecteurs d'eux-mêmes, mon livre n'étant qu'une sorte de ces verres grossissants comme ceux que tendait à un acheteur l'opticien de Combray ; mon livre, grâce auquel je leur fournirais le moyen de lire en eux-mêmes.» : Le temps retrouvé. Pour Philippe Sollers, la question est centrale : « Ma stratégie a toujours été simple : elle consiste à inviter les gens à lire. C’est dans les textes que s’opèrent les identifications décisives. » Il précise dans La Guerre du goût : « Savoir lire, c’est aussi pouvoir tout lire sans rejets et sans préjugés : Claudel et Céline, Artaud et Proust, Sade et la Bible, Joyce et Mme de Sévigné. Prouvez-le, montrez que vous n’êtes pas un esprit religieux. Savoir lire, c’est vivre le monde l’histoire et sa propre existence comme un déchiffrement permanent. Savoir lire, c’est la liberté ». Jules Renard est plus lapidaire : « Plus on lit, moins on imite. » Paul Léautaud, tord, à son habitude le cou à une idée reçue : « Les beaux livres, décourager d’écrire ? C’est comme si vous disiez qu’une jolie femme décourage de faire l’amour. » Paul Valéry dit à peu près la même chose à sa façon : « Ce qu’on apprend, à lire les vrais écrivains, c’est des libertés. On reçoit le langage anonyme et moyen, on le rend voulu et unique. À lire les mauvais, on sent qu’il faut se gêner. » Alors, comment lire, Voltaire nous répond : « Celui qui lit sans crayon à la main dort. »
Vincent Van Gogh, la lectrice de roman, 1888
(Raymond Alcovère : ce livre de bord, construit sous la forme d’un abécédaire, fait le tour de tout ce qui me tient à cœur, m’a construit : noms communs, mais aussi lieux, femmes et hommes célèbres, écrivains, peintres, musiciens. Les « définitions », nourries de nombreuses citations, ont des dimensions très variables : entre une ligne et trois pages)
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vendredi, 06 mars 2015
Dico de bord (extrait 15)
Pour clore cette première partie d'extraits du #Dicodebord, celui qui lui a donné son nom : Debord (Guy) extrait 15
La Société du Spectacle, publié en 1967, s’est avéré prémonitoire. Ce que nous vivons y est décrit par le menu et analysé. En voici le début : « Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacles. Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation. Les images qui se sont détachées de chaque aspect de la vie fusionnent dans un cours commun, où l’unité de cette vie ne peut plus être rétablie. » Un peu plus loin : « Alors que dans la phase primitive de l’accumulation capitaliste, l’économie politique ne voit dans le prolétaire que l’ouvrier, qui doit recevoir le minimum indispensable pour la conservation de sa force de travail, sans jamais le considérer dans ses loisirs, dans son humanité, cette position des idées de la classe dominante se renverse aussitôt que le degré d’abondance atteint dans la production des marchandises exige un surplus de collaboration de l’ouvrier. Cet ouvrier soudain lavé du mépris total qui lui est clairement signifié par toutes les modalités d’organisation et surveillance de la production, se retrouve chaque jour en dehors de celle-ci apparemment traité comme une grande personne, avec une politesse empressée, sous le déguisement du consommateur. » Il élargit ensuite et précise le propos : « La première phase de la domination de l’économie sur la vie sociale avait entraîné dans la définition de toute réalisation humaine une évidente dégradation de l’être en avoir. La phase présente de l’occupation totale de la vie sociale par les résultats accumulés de l’économie conduit à un glissement généralisé de l’avoir au paraître, dont tout avoir effectif doit tirer son prestige immédiat et sa fonction dernière » : Étonnant Guy Debord, intransigeant, implacable ; sa vie aura été une suite de fulgurances, il savait et a mis en pratique le fait que tout groupe subversif est « égaré, provoqué, infiltré, manipulé, usurpé, retourné. » Dans les Commentaires sur la Société du Spectacle, en 1988, il pressent la chute du Mur de Berlin et l’arrivée du « spectaculaire intégré » qui va régner sans partage sur la planète, par le renouvellement technologique incessant, l’absorption de l’Etat par le marché, le modèle mafieux qui s’étend dans le champ politique et l’abolition de toute conscience historique. « Assez fréquemment, les maîtres de la société se déclarent assez mal servis par leurs employés médiatiques ; plus souvent, ils reprochent à la plèbe des spectateurs sa tendance à s’adonner sans retenue, et presque bestialement, aux plaisirs médiatiques. On dissimulera ainsi, derrière une multitude virtuellement infinie de prétendues divergences médiatiques, ce qui est tout au contraire le résultat d’une convergence spectaculaire voulue avec une remarquable ténacité. De même que la logique de la marchandise prime les diverses ambitions concurrentielles de tous les commerçants, ou que la logique de la guerre domine toujours les fréquentes modifications de l’armement, de même la logique sévère du spectacle commande partout la foisonnante diversité des extravagances médiatiques. » Debord est nourri des classiques, il s’exprime dans une langue ample et précise. L’assassinat toujours inexpliqué de son éditeur, Gérard Lebovici, l’a beaucoup affecté : il se suicidera quelques années plus tard.
(Raymond Alcovère : ce livre de bord, construit sous la forme d’un abécédaire, fait le tour de tout ce qui me tient à cœur, m’a construit : noms communs, mais aussi lieux, femmes et hommes célèbres, écrivains, peintres, musiciens. Les « définitions », nourries de nombreuses citations, ont des dimensions très variables : entre une ligne et trois pages)
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jeudi, 05 mars 2015
Dico de bord (extrait 14)
#Dicodebord extrait 14
Malraux (André)
Il n’a jamais séparé l’action de la pensée : « Les idées ne sont pas faites pour être pensées mais vécues » et a constamment exalté la fraternité : « Les hommes unis à la fois par l’espoir et par l’action accèdent, comme les hommes unis par l’amour à des domaines où ils n’accéderaient pas seuls. » Son amitié et son compagnonnage avec De Gaulle sont fascinants ; il a écrit : « Le grand intellectuel est l’homme de la nuance, du degré, de la qualité, de la vérité en soi, de la complexité. Il est par définition, par essence, antimanichéen. Or, les moyens de l’action sont manichéens parce que toute action est manichéenne. À l’état aigu dès qu’elle touche les masses ; mais même si elle ne les touche pas. Tout vrai révolutionnaire est un manichéen-né. Et tout politique. » Avec lui justement, les catégories, les schémas classiques ne tiennent pas. Sans doute a-t-il sans cesse voulu bousculer, prendre à revers, être libre et agir. On dirait qu’il a passé sa vie à dépasser des limites : « L’homme ne se construit qu’en poursuivant ce qui le dépasse. » Un passionné, avide d’absolu : « Le plus grand mystère n’est pas que nous soyons jetés au hasard entre la profusion de la matière et celle des astres ; c’est que, dans cette prison, nous tirions de nous-mêmes des images assez puissantes pour nier notre néant. » « L’homme ne se construit qu’en poursuivant ce qui le dépasse. » Ou encore : « L’artiste n’est pas le transcripteur du monde, il en est le rival. » Et ceci, dans Les Voix du silence : « Sans doute, un jour, devant les étendues arides ou reconquises par la forêt, nul ne devinera plus ce que l’homme avait imposé d’intelligence aux formes de la terre en dressant les pierres de Florence dans le grand balancement des oliviers toscans. » Souvent brillant, inattendu, provocateur : « Si l’on y réfléchit bien, le Christ est le seul anarchiste qui ait vraiment réussi. » L’Espoir.
(Raymond Alcovère : ce livre de bord, construit sous la forme d’un abécédaire, fait le tour de tout ce qui me tient à cœur, m’a construit : noms communs, mais aussi lieux, femmes et hommes célèbres, écrivains, peintres, musiciens. Les « définitions », nourries de nombreuses citations, ont des dimensions très variables : entre une ligne et trois pages)
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mercredi, 04 mars 2015
Dico de bord (extrait 13)
#Dicodebord extrait 13
Beauté
Ce qui est beau est donné. Georges Bataille : « La beauté seule, en effet, rend tolérable un besoin de désordre, de violence et d’indignité qui est la racine même de l’amour. » L’hexagramme 14 du Yi Jing (Le grand avoir) dit ceci : « N’oubliez pas de faire ressortir la beauté qui est en toutes choses. Ainsi serez-vous relié au ciel et saurez-vous à quel moment agir. » La beauté reliée au ciel et au temps. Et là on rejoint Bataille, qui renvoie au désordre, au trouble, au dérangement. Et bien sûr Breton : « La beauté sera érotique-voilée, explosante-fixe, magique-circonstancielle ou ne sera pas. » Donnée, elle peut être révélée ou dévoilée par l’artiste : « Il n’y a réellement ni beau style, ni beau dessin, ni belle couleur, il n’y a qu’une seule beauté, celle de la vérité qui se révèle. » : Rodin. Subtile, fragile beauté, presque irréelle, éphémère parfois, comme celle de la rose, sans explication, clandestine : « Entre la beauté et la laideur, il n’y a souvent qu’un point presque imperceptible. » : Casanova. Mais la définition la plus mystérieuse est sans doute celle du poète Philippe Jaccottet : « Il se peut que la beauté naisse quand la limite et l'illimité deviennent visibles en même temps, c’est-à-dire quand on voit des formes tout en devinant qu’elles ne disent pas tout, qu’elles ne sont pas réduites à elles-mêmes, qu’elles laissent à l’insaisissable… »
(Raymond Alcovère : ce livre de bord, construit sous la forme d’un abécédaire, fait le tour de tout ce qui me tient à cœur, m’a construit : noms communs, mais aussi lieux, femmes et hommes célèbres, écrivains, peintres, musiciens. Les « définitions », nourries de nombreuses citations, ont des dimensions très variables : entre une ligne et trois pages)
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mardi, 03 mars 2015
Dico de bord (extrait 12)
#Dicodebord extrait 12
Monet (Claude)
« J’aurais aimé avoir les yeux de Claude Monet » : dit un des personnages de Fugue baroque. Pour avoir peint ces tableaux-là, il devait voir des choses extraordinaires, une symphonie perpétuelle dansait probablement devant ses yeux, que nous n’imaginons même pas. On sent chez lui une sorte de jouissance immédiate de l’être, une plénitude intérieure, qui en fait un des plus grands peintres de tous les temps. Le Pont d’Argenteuil, du Musée du Louvre, déborde, explose de lumière intérieure ; le tableau entier est un apaisement. Entre les bleus et les verts, l’eau le ciel les arbres, tout se confond dans une symphonie bleutée et miroitante. Les régates à Argenteuil semble sorti de l’enfance, l’orangé, le vert et le bleu ciel ont leur reflet magique – japonais – dans l’eau. Dans Les barques, régate à Argenteuil, on est noyé dans un désordre d’eau, de ciel, en touches vives, alors que le vent emporte les voiles, en même temps que le tumulte des vagues. Cézanne a dit de lui : « Monet ce n’est qu’un œil, mais bon dieu, quel œil ! Le plus fort de tous. Je l’ajoute au Louvre ! Monet s’en tient à une seule vision des choses ; il se maintient aisément là où il parvient. Oui, un homme comme Monet est heureux, il accomplit sa belle destinée ».
(Raymond Alcovère : ce livre de bord, construit sous la forme d’un abécédaire, fait le tour de tout ce qui me tient à cœur, m’a construit : noms communs, mais aussi lieux, femmes et hommes célèbres, écrivains, peintres, musiciens. Les « définitions », nourries de nombreuses citations, ont des dimensions très variables : entre une ligne et trois pages)
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