vendredi, 18 mars 2005
La profonde éternité...
"La douleur dit : Passe !
Mais toute joie veut l'éternité -,
Veut la profonde, profonde éternité !"
Nietzsche
19:38 Publié dans littérature | Lien permanent | Commentaires (1)
Etincelle d'or...
"J'écartais du ciel l'azur, qui est du noir, et je vécus, étincelle d'or, de la lumière nature"
Rimbaud
19:30 Publié dans littérature | Lien permanent | Commentaires (0)
mercredi, 16 mars 2005
Les radis bleus
Après "Toute une vie bien ratée" et "Je ne suis pas un héros", notre futur académicien publie un nouveau Folio ces jours-ci :
Les radis bleus
Lundi 15 août
Assomption
Est-il parfaitement utile d’occuper ses journées à la conquête du monde, alors qu’à nos pieds jouent de jeunes enfants à écorcher de leurs rires libres les morales et les lois du jour ? Le législateur comme le philosophe ne voudront admettre jamais qu’ils sont l’un et l’autre ce cheval vide, lancé au galop vers rien du tout et dont demain dévore déjà le ventre.
Oh ! le dérisoire de toute ambition quand le regard faussement candide d’un garnement suffit pour qu’aussitôt toutes vos certitudes frôlent la catastrophe ! Orgueil, agonie méconnue, qui fait qu’on croit pouvoir solidement raisonner dans la pérennité des choses, alors que la chute d’une feuille, l’ébréchure d’une porcelaine ...
En cela le privilège du poète est immense de pouvoir, d’un mot qui à peine murmuré déjà ne lui appartient plus, longtemps après saisons et ébréchures, un instant encore faire trembler imperceptiblement une âme.
P.A.G
extrait de « Les Radis bleus », folio n° 4163 / 336 pages - 6,20 €.
17:05 Publié dans littérature | Lien permanent | Commentaires (22)
Noces à Tipasa
Au printemps, Tipasa est habitée par les dieux et les dieux parlent dans le soleil et l’odeur des absinthes, la mer cuirassée d’argent, le ciel bleu écru, les ruines couvertes de fleurs et la lumière à gros bouillons dans les amas de pierres. A certaines heures, la campagne est noire de soleil. Les yeux tentent vainement de saisir autre chose que des gouttes de lumière et de couleurs qui tremblent autour des cils. L’odeur volumineuse des plantes aromatiques racle la gorge et suffoque dans la chaleur énorme.A peine, au fond du paysage, puis-je voir la masse noire du Chenoua qui prend racine dans les collines autour du village, et s’ébranle d’un rythme sûr et pesant pour aller s’accroupir dans la mer.
Albert Camus
10:14 Publié dans littérature | Lien permanent | Commentaires (1)
mardi, 15 mars 2005
Un aller retour perpétuel
Je ne puis vivre personnellement sans mon art. Mais je n’ai jamais placé cet art au-dessus de tout. S’il m’est nécessaire au contraire, c’est qu’il ne me sépare de personne et me permet de vivre, tel que je suis, au niveau de tous. L’art n’est pas à mes yeux une réjouissance solitaire. Il est un moyen d’émouvoir le plus grand nombre d’hommes en leur offrant une image privilégiée des souffrances et des joies communes. Il oblige donc l’artiste à ne pas s’isoler ; il le soumet à la vérité la plus humble et la plus universelle. Et celui qui, souvent, a choisi son destin d’artiste parce qu’il se sentait différent, apprend bien vite qu’il ne nourrira son art, et sa différence, qu’en avouant sa ressemblance avec tous. (…) L’artiste se forge dans cet aller retour perpétuel de lui aux autres, à mi-chemin de la beauté dont il ne peut se passer et de la communauté à laquelle il ne peut s’arracher
Albert Camus, discours de Suède, 10 décembre 1957
20:33 Publié dans littérature | Lien permanent | Commentaires (7)
Brûler tous les livres
L’homme qui ordonna la construction, aux frontières de la Chine, d’une muraille presque infinie, fut ce même empereur, Chi Hoang-ti, qui fit également brûler tous les livres antérieurs à lui
Borges
20:18 Publié dans littérature | Lien permanent | Commentaires (1)
Le livre des transformations
Confucius déclara à ses disciples que si le destin lui avait accordé cent années supplémentaires de vie, il en aurait occupé la moitié à l’étude du Yi-king, et l’autre moitié à celle de ses commentaires
Borges
20:10 Publié dans littérature | Lien permanent | Commentaires (0)
Je me suis soudain senti américain
Ce matin au réveil, longtemps avant l'aube, les choses allaient bien ; chaque chose avait pris tout de suite sa juste place dans ma tête – celles qui devaient être à l'ombre, à l'ombre ; celles qui demandaient du soleil étaient déjà au soleil – tout semblait vouloir bien se présenter pour la journée à venir et ça, il faut le dire, c'est plutôt rare. D'ordinaire des charrettes remplies de chiens enragés font la course sur les pavés disjoints de ma cervelle, ou alors d'une oreille l'autre une tringle de fer rouillée vient me perforer les idées et, dans de telles conditions, devoir exister encore jusqu'au soir c'est comme tenter l'impossible. Mais ce matin, hop ! allons-y, vivre démarrait très fort et, pour une fois, c'était tant mieux. C'est en arrivant dans la salle de bains que, comment dire ?, je me suis soudain senti américain.
Pierre Autin-Grenier
10:48 Publié dans littérature | Lien permanent | Commentaires (1)
lundi, 14 mars 2005
Une visite dans la galerie virtuelle de Frédérique Azaïs ?
12:21 Publié dans Peinture | Lien permanent | Commentaires (1)
Chaque nouvelle page...
Supposons que je sois sur le point d’écrire une fable, et que deux arguments s’offrent à moi ; ma raison reconnaît que le premier est très supérieur ; le second est résolument médiocre, mais il m’attire. Dans ce cas-là, j’opte toujours pour le second. Chaque page nouvelle est une aventure dans laquelle nous devons nous mettre en jeu
Borges
09:45 Publié dans littérature | Lien permanent | Commentaires (2)
Le chien qui boitait
Nous revenions d’une promenade en forêt. Sur le bord du chemin les mûres teintaient nos doigts et nos lèvres de joie. Un chien soudain boitant traversa nos regards, en un clin d’oeil à peine un fourré le gomma. Déjà les fleurs fragiles accaparaient nos rires, minuscules et fines, aux couleurs mêlées. Quelque insecte parfois, coccinelle, abeille, libellule, attirait notre amour, la vie s’y étant logée, gracile, têtu défi lancé aux éboulis de roches. Ta main serrait la mienne d’une étrange façon. Du tréfonds de ton corps, la peur d’un ancien corps perdu et soudain ravivé s’était mise à vibrer. Je tentais vainement de fixer ton profil qui sur l’herbe pentue glissait à perdre haleine. Tu parlais par bribes écornées, mots cassés, hoquets de souvenirs, jusqu’à ce qu’un tapis de mousse ensoleillé nous accueille en un souffle étonnés. Tu m’as alors tout dit de ce corps retrouvé en un chien clopinant.
Je me souviens du chien écrasé devant l’école, de cette bonne femme sortie de sa voiture noire, pleine de bijoux et de vêtements noirs, avec un chapeau noir à large bord et qui, voyant que ce n’est pas un enfant, s’est écriée “Ah bon ! Ce n’est qu’un chien !”, est remontée dans la voiture sans jeter un regard sur l’animal mourant sur le bitume rouge et noir. Je l’ai haïe toute ma vie. Le chien avait poussé un effroyable cri de douleur, de conscience de la mort surgissant devant lui, pneu dur et puant, — il aurait mieux valu que ce soit moi. C’était moi.
Le silence bruissant alentour, peu à peu, nous fit retrouver l’harmonie des êtres affamés
Jean-Jacques Marimbert
00:05 Publié dans littérature | Lien permanent | Commentaires (12)
dimanche, 13 mars 2005
"Nous allons vers une reféodalisation du monde"
INTERVIEW - Jean Ziegler : sur le site de "Courrier International", à lire ici :
http://www.courrierinternational.com/article.asp?obj_id=4...
12:15 Publié dans Blog | Lien permanent | Commentaires (5)
L'art de la guerre
Tout l'art de la guerre consiste à manifester de la mollesse pour accueillir avec fermeté ; à montrer de la faiblesse pour faire valoir sa force ; à se replier pour mieux se déployer au contact de l'ennemi. Vous vous dirigez vers l'Ouest ? faites semblant d'aller vers l'est ; montrez-vous désunis avant de manifester votre solidarité ; présentez une image brouillée avant de vous produire en pleine lumière. Soyez comme les démons qui ne laissent pas de trace, soyez comme l'eau que rien ne peut blesser. Là où vous vous dirigez n'est jamais là où vous allez ; ce que vous dévoilez n'est pas ce que vous projetez, de sorte que nul ne peut connaître vos faits et gestes. Frappant avec la rapidité de la foudre, vous prenez toujours à l'improviste. En ne rééditant jamais le même plan, vous remportez la victoire à tout coup. Faites corps avec l'obscurité et la lumière, vous ne décelez à personne l'ouverture. C'est là ce qu'on appelle la divine perfection.
Houai-nan-tse (II ème siècle après JC)
02:45 Publié dans littérature | Lien permanent | Commentaires (4)
Le style de l'écrivain
Car le style de l’écrivain, aussi bien que la couleur pour le peintre, est une question non de technique mais de vision. Il est la révélation, qui serait impossible par des moyens directs et conscients, de la différence qualitative qu’il y a dans la façon dont nous apparaît le monde, différence qui, s’il n’y avait pas l’art, resterait le secret éternel de chacun. Par l’art seulement nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui n’est pas le même que le nôtre, et dont les paysages nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu’il peut y avoir dans la lune. Grâce à l’art, au lieu de voir un seul monde, le nôtre, nous le voyons se multiplier, et, autant qu’il y a d’artistes originaux, autant nous avons de mondes à notre disposition, plus différents les uns des autres que ceux qui roulent dans l’infini, et, bien des siècles après qu’est éteint le foyer dont il émanait, qu’il s’appelât Rembrandt ou Ver Meer, nous envoient encore leur rayon spécial.
Marcel Proust, Le temps retrouvé.
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Quoi de neuf ? La Chine !
C’est ainsi depuis les débuts du monde et en se rapprochant de la fin, ça devient évident de nouveau. Pas d’inquiétude ! Il y a un livre qui raconte tout ça, et qui le raconte pour chacun. C’est le plus ancien des textes philosophiques de la Chine, un outil de divination utilisé partout dans le monde et un recueil poétique, oui tout ça en même temps, c’est bien d’une question d’unité dont il s’agit ! La pensée est inséparable de l’action ne l’oublions pas !
L’essentiel est de poser une question. Elle doit émerger d’un problème qu’on ne parvient pas à résoudre et qui agit comme un centre caché attirant à lui toute l’énergie et l’attention. Le problème nous dit quelque chose du lieu d’où nous parlent les voies intérieures. La réponse est liée à celui qui pose la question et à ses préoccupations. Elle sera d’autant plus claire que la question l’aura été.
Voici quelques exemples de réponses : « Qui ne se corrige pas risque de se tromper constamment, par ignorance, ou parce que sa perception est faussée » : hexagramme 25, Wou wang : l’innocence (l’inattendu). « N’oubliez pas de faire ressortir la beauté qui est en toutes choses. Ainsi serez-vous reliés au ciel et saurez-vous à quel moment agir » : hexagramme 14, Ta yéou : le grand avoir. « Apportez votre soutien à ce qui est étranger à vos échelles de valeur habituelles. Vous y puiserez un énorme potentiel que vous pourrez enrichir et nourrir » : hexagramme 7, Sze : l’armée. « Contemplez le lieu où l’on peut influencer et toucher les choses. Ainsi pourrez-vous voir ce qui meut les cœurs tant au niveau céleste que terrestre » : hexagramme 31, Hien : l’influence (la demande en mariage). « Quand une chose est portée à la parole, tout s’éclaire » : hexagramme 59, Houan : la dissolution (la dispersion).
Yi King, Stephen Karcher, Rivages Poche.
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samedi, 12 mars 2005
Raphaëlle, de Jean-Jacques Marimbert
Voilà Raphaëlle, tu es à Florence, avec des gens, à un concert où je vais interpréter les plus belles mélodies pour toi. Où es-tu exactement ? Ici ? Ailleurs ? Nulle part. En toi ? Même pas. De toute façon, je vais t’emmener encore plus loin. Sais-tu qu’il y a un lieu tout proche auquel nous n’accédons jamais ? Une sorte de point aveugle de notre existence, vois-tu ? Il nous habite, nous n’y pouvons rien, c’est ainsi, nous lui appartenons, c’est notre bulle, et pourtant, faibles, nous nous tenons au dehors, le plus souvent. C’est ce point aveugle de l’existence que va poursuivre Raphaëlle. Une course éperdue. Elle a quitté sa ville, son compagnon, pour Nice, ville solaire. Au moment de rentrer, sur le quai de la gare, elle prend l’autre train, celui qui part vers l’Italie. Début du voyage.
L’écriture est vive, alerte, prise dans son propre mouvement, les dialogues sont incorporés au texte, ils ne s’en démarquent pas. Ce texte c’est une seule pâte, et cette pâte c’est la chair du monde. On court mais on s’attarde aussi. Sur les couleurs, la lumière, les saveurs, les textures. L’action, les personnages sont racontés, décrits par ce qui les environne. Les émotions, sentiments, pensées deviennent chair. C’est cette présence qui rend la lecture si fluide et si vivante. Pas de différence entre l’intérieur et l’extérieur. L’attention du personnage éclaire et donne vie à ce qui l’entoure. Aussi l’univers est sans cesse en mouvement, coloré, sensuel, vibrant. L’écriture y puise son rythme, sa force propre. Comme en peinture, chez Chardin ou Manet par exemple, où l’expression « nature morte » est totalement dénuée de sens. Je me rappelle avoir lu quelque part que si nous pouvions voir la réalité telle qu’elle est, nous serions tous des artistes, et nous verrions des tableaux, des sculptures que la vie façonne dans la nature, sans voile. Et puis il y a Florence, un rêve de ville plutôt : A Florence, on étouffe toujours un peu, c’est écrasant à force, on baigne dans le liquide épais de l’imagination. Et bien sûr, en filigrane, Dante et La Divina Comedia. Et même si Raphaëlle dérive : Tu provoques le vide pour le remplir, car dans le vide on meurt, Raphaëlle, on n’a rien à quoi s’accrocher. Alors il faut bien saisir ce qui nous entraîne au fond comme la seule chose à aimer, n’est-ce pas ?, si elle oscille toujours entre l’errance et la rencontre, la solitude et l’amour, le tragique et le solaire, la passion la traverse toujours. Mais la vraie passion commence par tout détruire, âmes, corps, elle ronge tout, c’est le prix à payer pour voir le ciel et voler ! Passion pour le théâtre enfin. Raphaëlle est habitée par Antigone de Sophocle et par Yasmina, une amie comédienne : algérienne, elle revient de l’enfer. Résister, toujours résister, voilà la vie, et le monde vit parce qu’il nous résiste et que nous lui résistons.
*Raphaëlle, Editions du Ricochet, 140p.
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vendredi, 11 mars 2005
Nous sommes au bord de la catastrophe
Extraits d'une interview d'Alberto Manguel, dans le dernier numéro de Telerama :
Alberto Manguel : La lecture est tellement en danger qu'il ne faut pas faire de manières. Nous sommes au bord de la catastrophe. D'une façon peut-être unique dans l'histoire, nous sommes entrés dans une période de déshumanisation. Les pouvoirs économiques organisent la misère intellectuelle. L'acte intellectuel - lire, réfléchir - n'a plus aucun prestige parce qu'il ne crée aucun produit financier. Jadis, au moins, il y avait un réflexe de pudeur. Aujourd'hui, il n'y a qu'arrogance : les ignares étalent leur inculture et s'en vantent. (…)
Lire peut être dangereux ? Alberto Manguel : C'est pour cela que nos sociétés occidentales ne valorisent pas l'activité intellectuelle, réduisent les budgets de l'Education, de la Culture, ferment les bibliothèques ! Des individus perdus et soumis, voilà le socle de leur pouvoir. Alors, elles véhiculent une image du lecteur peu sexy, le caricaturent avec des lunettes, toujours seul, dans son coin, à faire quoi ? à penser quoi ? C'est un être dangereux puisqu'il est capable de se soustraire au régime imposé par la culture environnante. Notre société dévalorise la lecture pour se protéger des individus qui veulent la questionner. (…)
Le mot d'ordre, partout dans le monde, est de produire des livres qui se vendent. Fabriquer des best-sellers. Même les éditeurs intelligents sont obligés de nous faire croire que publier un best-seller permettra de publier un livre que l'on dit joliment « difficile ». L'auteur n'a plus le dernier mot sur son oeuvre, on peut lui faire changer le sexe d'un de ses personnages, on lui dit que c'est trop court, trop sophistiqué. Les éditeurs craignent leur direction, celle qui tient les finances, pour laquelle le mot valeur n'a de sens que d'un point de vue économique. Valeurs esthétiques, politiques, ils ne connaissent pas. Or Gabriel García Márquez a publié sept ou huit romans avant Cent Ans de solitude. La littérature demande du temps... Je crois la situation catastrophique. Il y a urgence à refuser la grosse artillerie commerciale, à soutenir les libraires et les éditeurs indépendants. (…)
Les spectateurs rivés à leur poste prennent la téléréalité pour la réalité. Ils ont du monde une perception totalement fausse. Il n'existe plus d'espaces publics sans musique, sans images. Tout est organisé pour que l'on soit sans cesse sollicité, abruti, dans un environnement agité, bruyant. Je sens une atmosphère fascisante dans cette façon de s'adresser aux gens, d'appréhender l'éducation, de restreindre l'imagination.
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Les esclaves modernes
Pour que les esclaves modernes acceptent, et même revendiquent, leur condition, il faut les droguer d’images et de racontars en permanence, et qu’ils n’aient pas la plus petite distance, le moindre recul par rapport à leur propre situation. Sauf pour s’effrayer d’être à ce point gratuits et serviles, d’où soumission renouvelée et renforcée d’angoisse. Ca marche ? Oui. On y est arrivé. Il ne leur viendrait pas à l’idée de regarder vraiment quoi que ce soit par eux-mêmes, et si jamais s’en formait en eux l’intention confuse, aussitôt sonnerie : danger. Vont-ils demander la permission d’avoir une perception qu’ils sentent devoir être imminente ? Même pas. Mieux vaut y renoncer d’emblée. C’est ce que je disais : les files d’attente devant les musées ressemblent à celles d’autrefois, devant les ambassades, pour obtenir un visa. Ils viennent pointer ou se faire homologuer par la caméra invisible. Nous avons été voir les peintures, le Maître n’arrête pas de nous dire qu’elles sont très précieuses, il va être content. Certains d’entre nous ont même fait l’effort particulier d’acheter un livre que, d’ailleurs, ils ne liront jamais, faute de temps. Ouf, à table. Télévision.
Philippe Sollers, Extrait de La fête à Venise, roman
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jeudi, 10 mars 2005
Sur la route, de Jack Kerouac
On était dans les montagnes ; il y avait une merveille de soleil levant, des fraîcheurs mauves, des pentes rougeoyantes, l’émeraude des pâturages dans les vallées, la rosée et les changeants nuages d’or. (…) Bientôt ce fut l’obscurité, une obscurité de raisins, une obscurité pourprée sur les plantations de mandariniers et les champs de melons ; le soleil couleur de raisins écrasés, avec des balafres rouge bourgogne, les champs couleur de l’amour et des mystères hispaniques. Je passais ma tête par la fenêtre et aspirais à longs traits l’air embaumé. C’étaient les plus magnifiques de tous les instants.
Il y a parfois des livres qui éveillent ou qui réveillent. Sur la route fut pour moi de ceux-là. A dix-huit ans j’écoutais de la musique plus que je ne lisais. Et puis Kerouac est arrivé. Avec lui tout un monde. Une autre façon de le regarder. L’écriture comme un souffle, une pulsation. Et puis ce personnage invraisemblable et pourtant réel : Un gars de la race solaire, tel était Dean. Ma tante avait beau me mettre en garde contre les histoires que j’aurais avec lui, j’allais entendre l’appel d’une vie neuve, voir un horizon neuf, me fier à tout ça en pleine jeunesse ; et si je devais avoir quelques ennuis, si même Dean devait ne plus vouloir de moi comme copain et me laisser tomber, comme il le ferait plus tard, crevant de faim sur un trottoir ou sur un lit d’hôpital, qu’est-ce que cela pouvait me foutre ? … Quelque part sur le chemin je savais qu’il y aurait des filles, des visions, tout, quoi ; quelque part sur le chemin on me tendrait la perle rare.
Une autre Amérique, plus vraie peut-être : Un soir de lilas, je marchais, souffrant de tous mes muscles, parmi les lumières de la Vingt-septième Rue et de la Welton, dans le quartier noir de Denver, souhaitant être un nègre, avec le sentiment que ce qu’il y avait de mieux dans le monde blanc ne m’offrait pas assez d’extase, ni assez de vie, de joie, de frénésie, de ténèbres, de musique, pas assez de nuit. Je m’arrêtais devant une petite baraque où un homme vendait des poivrons tout chauds dans des cornets de papier ; j’en achetai et tout en mangeant, je flânai dans les rues obscures et mystérieuses. J’avais envie d’être un mexicain de Denver, ou même un pauvre Jap accablé de boulot, n’importe quoi sauf ce que j’étais si lugubrement, un « homme blanc » désabusé.Frustration, désespoir, mais aussi jubilation, frénésie traversent le livre. Et tout est vrai, rien n’est inventé. Kerouac a bourlingué, observé et il a une mémoire extraordinaire. Yves Le Pellec le résume bien, Kerouac est un prodigieux badaud, il est obsédé de la totalité, il voudrait tout faire entrer dans ses phrases tentaculaires, entêtées : Il a expliqué lui-même sa technique : Ne pars pas d’une idée préconçue de ce qu’il y a à dire sur l’image mais du joyau au cœur de l’intérêt pour le sujet de l’image au moment d’écrire et écris vers l’extérieur en nageant dans la mer du langage jusqu’au relâchement et à l’épuisement périphérique.
Avant son succès foudroyant Kerouac venait d’écrire 12 livres en 7 ans (1950-1957). Il mouillait sa chemise, au sens propre du terme. Comme un musicien se sert de son corps, il utilisait les mots comme des notes. Il supportera mal le vedettariat qui va l’assaillir d’un coup. Il sombrera dans l’alcool, la paranoïa. Toute ma vie, écrira-t-il en 1957 dans un bref résumé autobiographique à la demande d’un éditeur, je me suis arraché le cœur à écrire.
Sur la route, Les clochards célestes et la plupart des romans de Jack Kerouac sont disponibles en Folio Gallimard. On pourra consulter aussi :
Jack Kerouac. Le verbe vagabond. Yves Le Pellec. Belin, collections voix américaines.
L’ange déchu, vie de Jack Kerouac illustrée, Steve Turner, aux éditions Mille et une nuits
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mercredi, 09 mars 2005
Gens de Dublin, de James Joyce
La dernière et plus longue nouvelle du recueil Gens de Dublin est un texte poignant, un des plus poignants que je connaisse. Œuvre de jeunesse qui deviendra le chant du cygne d’un grand cinéaste, John Huston qui adaptera ce texte juste avant de mourir avec sa fille Angelica dans le rôle de Gretta. Le texte est construit sur une disproportion entre la préparation et le dénouement. Au début plongée dans l’Irlande du début du siècle, au bal annuel des sœurs Morkan, la veille du jour de l’an : resurgit un univers oublié, toute une galerie de personnages, une façon d’être ensemble aussi, et un pays, l’Irlande à l’histoire constamment déchirée. Il y a bien sûr la musique, présente dans toute l’œuvre de Joyce, et pendant cette soirée (unité de temps et de lieu, sauf pour la scène finale qui se situera dans un hôtel proche) tout tourne autour du piano, des morceaux interprétés, des danses, du bel canto.
Le regard de Joyce est incisif, jamais mièvre. Gabriel, le mari de Gretta, représente l’équilibre, la sagesse, il est le régulateur de l’ensemble. Neveu des sœurs Morkan, les deux vieilles dames qui invitent et qui comptent beaucoup sur lui, comme d’habitude, pour que la fête se passe au mieux, pour empêcher notamment Freddy Malins, qui aime un peu trop l’alcool, de perturber la soirée. Freddy est le pendant de Gabriel, il représente le désordre, l’incongruité. Au bout du compte d’ailleurs, il se tiendra plutôt bien.
Rien de tel, au contraire, pour Gabriel, lui qui maîtrise généralement tout, ce soir-là beaucoup de choses lui échappent. De menus événements, presque anodins mais qui le laissent mélancolique, rêveur. Une maladresse de sa part qui procure une répartie amère d’une jeune fille. Un peu plus tard, un album de photos réveillera des souvenirs désagréables. Ensuite une amie, avec qui il danse, qui lui reprochera dans des termes véhéments d’écrire pour un journal anglais, puis de passer ses vacances hors d’Irlande. Gabriel se sent étrangement absent, il écoute à peine ce qu’on lui dit, il n’a qu’une envie, marcher seul dans la neige… Les sœurs Morkan sont deux vieilles dames maintenant, et tout traduit dans cette assemblée l’usure du temps, un univers qui lentement s’engloutit. Puis vient le discours, c’est Gabriel qui le prononce, il l’a mûrement préparé, il tourne autour de la fuite du temps et de la tradition d’hospitalité des Irlandais qu’ils craignent de voir disparaître avec l’entrée dans le monde moderne. (Gens de Dublin paraîtra pour la première fois à Londres en 1914 mais les nouvelles étaient achevées et prêtes à paraître dès 1907). Le discours n’est pas dénué d’émotion mais convenu bien sûr, Gabriel s’en rend compte. Il sait qu’il est ridicule. Il n’empêche, tout le monde lève son verre en l’honneur des hôtesses, elles essuient une larme, et la soirée touche à sa fin.
Tout va basculer ensuite. La nouvelle atteint ici au sublime et se termine par une méditation sur la mort, sur l’amour, l’apparence des choses. Et tout cela est admirablement rendu par John Huston, scène finale de son dernier film. Alors que l’œuvre de Joyce ne fait que commencer… Mais pour ça il allait quitter l’Irlande.
Gens de Dublin, Pocket, 4 euros.
Le titre original du film est : The Dead. Pour la version française : Gens de Dublin
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