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samedi, 30 avril 2005

Le bonheur est plus léger qu’une plume

« On ne peut compter sur l’avenir ;
On ne peut remonter le passé.
Quand le monde est en ordre,
Le saint accomplit sa mission.
Quand le monde est en désordre
Le saint préserve sa vie.
A présent, on ne cherche qu’à éviter la torture :
Le bonheur est plus léger qu’une plume ;
Personne ne sait le prendre.
Le malheur est plus lourd que la terre ;
Personne ne sait le laisser.
Fini ! Fini !
Celui qui choisit un pays pour le servir.
Ronces ! Ronces !
Qu’elles ne blessent pas mes chevilles !
Recule, recule,
Ainsi je ne blesse plus mes pieds. »

Tchouang-tseu

Qu'est-ce qu'un saint chinois ?

Ecoutons Tchouang-tseu, le plus grand penseur de la Chine antique avec Lao-tseu et Li-tseu. Né autour de l'an 300 avant notre ère :
« Il s’exprime dans des discours extravagants, dans des paroles inédites, dans des expressions sans queue ni tête, parfois trop libres, mais sans partialité, car sa doctrine ne vise pas à traduire des points de vue particuliers. Il juge le monde trop boueux pour être exprimé dans des propos sérieux. C’est pourquoi il estime que les paroles de circonstance sont prolixes, que les paroles de poids ont leur vérité, mais que seules les paroles révélatrices possèdent un pouvoir évocateur dont la portée est illimitée. Ses écrits, bien pleins de magnificence, ne choquent personne, parce qu’ils ne mutilent pas la réalité complexe. Ses propos, bien qu’inégaux renferment des merveilles et des paradoxes dignes de considération. Il possède une telle plénitude intérieure qu’il n’en peut venir à bout. En haut, il est le compagnon du créateur ; en bas il est l’ami de ceux qui ont transcendé la mort et la vie, la fin et le commencement. La source de sa doctrine est ample, ouverte, profonde et jaillissante ; sa doctrine vise à s’harmoniser avec le principe et à s’élever à lui. Et pourtant, en répondant à l’évolution du monde et en expliquant les choses, il offre une somme inexprimable de raisons qui viennent, sans rien omettre, mystérieuses, obscures et dont personne ne peut sonder le fond."

Tchouang-tseu

vendredi, 29 avril 2005

Superposition

Il y a toujours superposition, enroulement infini des univers, des croyances, des niveaux de réalité : le mal - le bien, absence de Dieu - Dieu. Il n’y a pas une vérité qui se dévoile un jour, chassant à jamais le mensonge, mais entremêlement constant. D’où la complexité. Mais complexité qui n’en est peut-être pas une si l’on conçoit que les opposés cohabitent, se complètent, parfois s’opposent, mais ne se séparent jamais tout à fait. Ainsi je peux être au plus près de Dieu au moment où je m’en sens le plus éloigné : la frontière est frêle, fragile, ténue. Une vérité n’est jamais définitive mais plutôt tentaculaire, ramifiée et surtout réversible. Le fait d’être réversible ne lui enlève pas (au contraire) sa force et sa réalité. Simplement, l’univers est en mouvement, constant, et nous aussi nous oscillons, et avec nous la réalité. Dieu se cache puis réapparaît, l’être le plus dépravé peut être le plus religieux et bien sûr le Diable en rit encore…

Rien des apparences actuelles

Tu en es encore à la tentation d'Antoine. L'ébat du zèle écourté, les tics d'orgueil puéril, l'affaissement et l'effroi.
Mais tu te mettras à ce travail: toutes les possibilités harmoniques et architecturales s'émouvront autour de ton siège. Des êtres parfaits, imprévus, s'offriront à tes expériences. Dans tes environs affluera rêveusement la curiosité d'anciennes foules et de luxes oisifs. Ta mémoire et tes sens ne seront que la nourriture de ton impulsion créatrice. Quant au monde, quand tu sortiras, que sera-t-il devenu ? En tout cas, rien des apparences actuelles.

Rimbaud, Illuminations, Jeunesse IV

lundi, 25 avril 2005

La vie d'un coup, acérée, musicale, intelligible

"Pourquoi dans toutes nos langues occidentales dit-on "tomber amoureux" ? Monter serait plus juste. L'amour est ascensionnel comme la prière. Ascensionnel et éperdu. Chez les insectes isoptères, tout individu sexué reçoit aussitôt sa paire d'ailes. Je la revoyais une nuit à mes côtés sur la jetée du port de ma ville natale. L'été, le silence, l'approche de l'aube. Je la connaissais d'une semaine (Kant, Hermann Hesse, tennis). Je la trouvais superbe. Nous marchions du même pas, sans aucun bruit. Je reconnaîtrais sans peine l'endroit où j'ai senti comme une aveuglante déchirure dans le noir, où j'ai eu les poumons dévorés de bonheur. La vie d'un coup, acérée, musicale, intelligible."

Nicolas Bouvier, le poisson-scorpion.

samedi, 23 avril 2005

Je fonds dans l'Impensable

"Qu'ils calomnient, qu'ils médisent
qu'ils brûlent le ciel, peine perdue :
Je bois leur cris comme de la rosée !
Purifié, je fonds dans l'Impensable."

Xuan-jue

Penser devient un crime

"Il n'y a rien à faire qu'à attendre que le poison légué par l'Histoire se soit complètement dilué et que la vie se renouvelle. Mon erreur a consisté à tenter de traiter un patient en phase terminale : au bout du compte ce sera toujours l'échec. Dans un monde où règne l'ignorance, penser devient un crime. Rappelez-vous bien cela. Prenez exemple sur les sages des temps passés qui ont feint la folie et agi comme des insensés ! Car celui qui n'agit pas comme un insensé aujourd'hui finira par être un salaud comme les autres."

Wei Jingsheng, Lettres de prison, 1998

Qing-Zhao (1084-1141)

"Le parfum des lotus rouges faiblit
déjà la natte sent la fraîcheur d'automne.
Ma robe de soie légèrement dégrafée
je monte sur la barque d'orchidée.
De quel nuage attendre un message ?
Au passage des oies sauvages
Seule la lune inonde le pavillon d'Ouest."

Ce n'est pas affaire de distance

"J'ai construit ma hutte parmi les hommes
Et pourtant nulle agitation ne me dérange.
Comment est-ce possible, je vous le demande un peu !
La solitude est dans le coeur, ce n'est pas affaire de distance.
Cueillant des chrysanthèmes au pied de la haie,
Je lève le regard vers les monts lointains.
L'air de la montagne est beau le soir,
A l'heure où rentrent les oiseaux.
Une vérité gît au coeur de tout ceci :
Je voudrais la fixer mas je ne trouve pas de mots."

Tao Yuanming

Rendez-vous un jour dans la Voie Lactée

"Les hommes cherchent ce qui les fera le mieux résonner. Le langage est l'essence de la parole, la littérature est l'essence du langage, et les plus experts à les utiliser sont choisis par l'humanité pour rendre le son qu'elle cherche à exprimer."
Han Yu (728-824)

Quant à Li Po (701-762) traduit par Claude Roy, c'est mieux :
"Un flacon de vin au milieu de fleurs.
Je bois seul et sans compagnon.
Je lève ma coupe. Lune, à ta santé ;
Moi la lune, mon ombre : nous voilà trois.
La lune, hélas, ne boit pas.
Mon ombre ne sait qu'être là.
Amis d'un moment, la lune et mon ombre.
Le printemps nous dit d'être vite heureux.
Je chante et la lune flâne.
Je danse, et mon ombre veille.
Avant d'être ivres nous jouons ensemble.
L'ivresse venue, nous nous séparons.
Puisse longtemps durer notre amitié calme.
Rendez-vous un jour dans la Voie Lactée."

vendredi, 22 avril 2005

Dialogue parent-enfant

Le jeu c'est de trouver l'auteur, il est connu, mais ce n'est pas facile ...

"Les enfants restent sans réponse et font eux mêmes des enfants pour leur refiler la question…
Le parent : « Tu ne sais pas ? Eh bien moi je sais. »
L’enfant : « Mais tu sais quoi, en définitive ? »
Le parent : Je sais que j’ai l’air de quelqu’un qui sait. Pour le reste, ça ne peut pas se dire avec des mots. »
L’enfant : « Tout n’est donc qu’apparences ? »
Le parent : « Peut-être. »
L’enfant : « Tu m’as donné la vie pour reproduire une illusion ? »
Le parent : « Oh, oh, attention, il y a l’Amour, Dieu, le Messie, l’Histoire, la Société, la Science, l’Idéal, la Connaissance, le Progrès, la Croissance. »
L’enfant : « Et l’argent ? »
Le parent : « Tu m’a coûté assez cher ! Tu préférerais peut-être mourir de faim en Afrique, en Inde, en Amérique du Sud ? Travailler, rachitique, dès l’âge de sept ans dans les mines ? Etre vendu comme esclave ? Etre engraissé dans la forêt pour être ensuite dépecé et greffé dans les beaux quartiers ? »
L’enfant : « Non, non ! »
Le parent : « Embrasse-moi. »
L’enfant : « Plus tard. »"

jeudi, 21 avril 2005

Po Kiu-Yi (772-846)

"On dirait une fleur. Ce n'est pas une fleur.
On dirait une brume. Ce n'est pas une brume.
Cela vient à minuit.
Cela part au matin.
Cela vient comme un rêve de printemps
qui s'efface au réveil.
Cela vient comme un nuage du matin.
Vous ne trouverez cela
nulle part."

Le vent

"La brise susurre : il s'élève une fraîcheur,
Qui purifie pour moi les bois et les vallées.
Le vent balaie la brume et m'ouvre la porte de la gorge ;
Il enroule le brouillard, et fait paraître des maisons sur les monts.

Il va et vient, mais sans laisser de trace,
Se lève et s'apaise, comme s'il avait des sentiments.
Le soleil tombe : la montagne et les eaux se calment...
Il fait naître pour vous une voix dans les pins."

Wang Po

Confession d'un voyageur nocturne

"Herbe légère et douce brise, au bord de l'eau :
Seul, dans la nuit, le mât dressé d'une chaloupe.
La plaine se déploie, escortée des étoiles ;
Le grand fleuve s'écoule, aux remous de la lune."

Tou Fou

Libation solitaire au clair de lune

« Parmi les fleurs un pot de vin :
Je bois tout seul sans un ami.
Levant ma coupe, je convie le clair de lune ;
Voici mon ombre devant moi : nous sommes trois.
La lune, hélas, ne sait pas boire ;
Et l’ombre en vain me suit.
Compagnes d’un instant, ô vous, la lune et l’ombre !
Par de joyeux ébats, faisons fête au printemps !
Quand je chante, la lune indolente musarde ;
Quand je danse, mon ombre égarée se déforme.
Tant que nous veillerons, ensemble égayons-nous ;
Et, l’ivresse venue, que chacun s’en retourne.
Que dure à tout jamais notre liaison sans âme :
Retrouvons-nous sur la lointaine Voie Lactée ! »

Li Po

mardi, 19 avril 2005

Une fille dévote

"Rien n'est plus certain que ceci : une fille dévote ressent, quand elle fait avec son amant l'oeuvre de chair, cent fois plus de plaisir qu'une autre exempte du préjugé. Cette vérité est trop dans la nature pour que je crois nécessaire de la démontrer à mon lecteur."

Casanova, Histoire de ma vie.

Volonté

"Qui ne sait mettre sa volonté dans les choses y met au moins un sens : cela revient à croire qu'une volonté s'y trouve déjà (principe de la foi)".

Nietzsche

lundi, 18 avril 2005

Il n'y pas d'effet sans cause

« Il s’adressa ensuite à un homme qui venait de parler tout seul une heure de suite sur la charité dans une grande assemblée. Cet orateur, le regardant de travers, lui dit : - Que venez-vous faire ici ? Y êtes-vous pour la bonne cause ? - Il n’y a pas d’effet sans cause, répondit modestement Candide, tout est enchaîné nécessairement et arrangé pour le mieux. – Mon ami, lui dit l’orateur, croyez-vous que le pape soit l’Antéchrist ? - Je ne l’avais pas encore entendu dire, répondit Candide ; mais qu’il le soit ou qu’il ne le soit pas, je manque de pain. - Tu ne mérites pas d’en manger, dit l’autre, va coquin, va misérable, ne m’approche plus de ta vie. »

Voltaire, Candide

dimanche, 17 avril 2005

Quelques considérations d’après « La science de la guérilla », de T.E. Lawrence.

La force réside dans la profondeur d’action et non dans le front. Dans la guerre irrégulière, ce que font les hommes est assez peu important, ce qu’ils pensent, en revanche, est capital. L’essentiel au fond est d’amener peu à peu l’ennemi au désespoir, ce qui signifie un plein emploi stratégique plus que tactique et le fait constant de « se trouver plus faible que l’ennemi, sauf sur un point ». On compte donc sur la vitesse, la mobilité, le temps, l’avancée rapide suivie du recul immédiat, le coup porté et aussitôt interrompu pour être porté ailleurs, le modèle devenant celui musical de la portée et non de la force, avec initiative individuelle et, comme dans le jazz, une improvisation collective de tous les instants. Les irréguliers combattent le plus souvent sans se connaître, parfois même en évitant de se connaître, ou encore sans s’admettre entre eux. Ceci est vrai aussi désormais pour la guerre spirituelle et sa substance fluide et réversible de temps comme de mémoire. Dans la guerre irrégulière, le commandement central n’a plus besoin d’être réellement incarné par tel ou tel, la logique y suffit, si elle est portée à une certaine puissance.
On part du principe que l’ennemi croit à la guerre, au sens où un penseur irrégulier comme Kafka, par exemple, disait qu’une des séductions les plus fortes du Mal est de pousser au combat. L’adversaire croit à la guerre, il en a besoin (ne serait-ce que pour vendre des armes) , il lui faut susciter des conflits en attisant les haines.
La rébellion doit disposer d’une base inattaquable, d’un endroit préservé non seulement de toute attaque mais de toute crainte. De cette façon on peut se contenter de deux pour cent d’activité en force de choc et profiter d’un milieu à 98 % de passivité sympathique. L’expression évangélique « qui n’est pas contre nous est pour nous » trouve ainsi son application militaire. Vitesse, endurance, ubiquité, indépendance, stratégie (étude constante des communications) plus que tactique. Il s’agit avant tout de casser chez l’autre sa volonté viscérale d’affrontement. Il cherche à vous imposer sa logique de mort, à vous fasciner avec votre propre mort, vous refusez et refusez encore, vous l’obligez à répéter dans le vide son obstination butée, vous continuez comme si de rien n’était, vous lui renvoyez sans cesse son désir négatif, bref vous finissez par l’user, le déséquilibrer, c’est le moment de passer à l’attaque. Tel est pris qui croyait prendre. Le premier élément est le Temps lui-même, la Mémoire. Le deuxième élément, biologique, n’est plus la destruction éventuelle des corps (tout indique qu’ils n’ont plus la moindre importance) mais le regard détaché sur leur inanité transitoire et leurs modes de reproduction de plus en plus artificiels. Enfin les 9/10 èmes de la tactique sont sûrs et enseignés dans les livres mais le dernier dixième de l’aventure peut être qualifié de « Providence ». Après tout, quelqu’un, entouré seulement de douze techniciens, a ainsi atteint des résultats étonnants. Il ne s’agissait pas de paix mais de guerre, la plus irrégulière qui soit, même pas « sainte », à y regarder de plus près (comme si elle en avait pris les formes pour s’opposer justement, à ces formes).
Conclusion : la guerre irrégulière repose sur une paix si profonde que tout désir de guerre s’y noie et s’y perd. On fait la guerre à la guerre, on traite le mal par le mal, on fait mourir la mort avec la mort (mort où est ta victoire ?) , on circule à grande vitesse dans une immobilité parfaite, on ne vise aucun but, et c’est pourquoi, finalement, il y en a un.

samedi, 16 avril 2005

Les réussites de l'individuation

"Il faudra de plus en plus, s’habituer à toutes ces exceptions, à ces noms (même sans signature) qui signalent ce qu’on pourrait appeler les réussites de l’individuation. Les artistes ne se dévouent pas à l’ensemble humain, ils en sortent. C’est cela qui choque un refoulement de fond ? Mais oui. Le Puritain est avant tout quelqu’un (ou quelqu’une) qui répugne à cette conception des « coups heureux » de l’espèce humaine. Il veut du collectif. Donc de la fausse histoire. Une « Histoire de l’Art ». De même il se rassure en se racontant qu’il y a une séparation bien nette entre écrire et vivre, travail et débauche, sexualité et pensée. Pour lui ce doit être l’un ou l’autre. Le Puritain (ou Puritaine) est clérical (ou cléricale) en ceci qu’il veut croire que les « artistes », inaptes à vivre « réellement » (la réalité c’est lui ou elle) sont, malgré tout, des sacrifiés utiles. Des rédempteurs rentables. L’artiste doit finir mal, son existence ne peut être qu’un puits de névrose ou d’enfer, il a expérimenté des choses dangereuses pour nous, il est devenu fou à notre place, on en tremble encore, c’est vraiment héroïque de sa part. Malheur à l’artiste qui laisserait entendre qu’il n’est pas candidat au martyre, ni au poste de saint laïque pour assurer de son mieux la rédemption communautaire. Le voilà trop anticlérical, que le clergé soit en uniforme ancien ou pas. Il y a toute une gamme de cléricaux : le religieux d’autrefois, le bourgeois, le progressiste, le militant, l’universitaire, le médiatique, le politique. Sur ce point précis, ils sont tous d’accord. Vérifiez."

P Sollers, extrait de Vivant Denon, le cavalier du Louvre.