mercredi, 09 mars 2005
Gens de Dublin, de James Joyce
La dernière et plus longue nouvelle du recueil Gens de Dublin est un texte poignant, un des plus poignants que je connaisse. Œuvre de jeunesse qui deviendra le chant du cygne d’un grand cinéaste, John Huston qui adaptera ce texte juste avant de mourir avec sa fille Angelica dans le rôle de Gretta. Le texte est construit sur une disproportion entre la préparation et le dénouement. Au début plongée dans l’Irlande du début du siècle, au bal annuel des sœurs Morkan, la veille du jour de l’an : resurgit un univers oublié, toute une galerie de personnages, une façon d’être ensemble aussi, et un pays, l’Irlande à l’histoire constamment déchirée. Il y a bien sûr la musique, présente dans toute l’œuvre de Joyce, et pendant cette soirée (unité de temps et de lieu, sauf pour la scène finale qui se situera dans un hôtel proche) tout tourne autour du piano, des morceaux interprétés, des danses, du bel canto.
Le regard de Joyce est incisif, jamais mièvre. Gabriel, le mari de Gretta, représente l’équilibre, la sagesse, il est le régulateur de l’ensemble. Neveu des sœurs Morkan, les deux vieilles dames qui invitent et qui comptent beaucoup sur lui, comme d’habitude, pour que la fête se passe au mieux, pour empêcher notamment Freddy Malins, qui aime un peu trop l’alcool, de perturber la soirée. Freddy est le pendant de Gabriel, il représente le désordre, l’incongruité. Au bout du compte d’ailleurs, il se tiendra plutôt bien.
Rien de tel, au contraire, pour Gabriel, lui qui maîtrise généralement tout, ce soir-là beaucoup de choses lui échappent. De menus événements, presque anodins mais qui le laissent mélancolique, rêveur. Une maladresse de sa part qui procure une répartie amère d’une jeune fille. Un peu plus tard, un album de photos réveillera des souvenirs désagréables. Ensuite une amie, avec qui il danse, qui lui reprochera dans des termes véhéments d’écrire pour un journal anglais, puis de passer ses vacances hors d’Irlande. Gabriel se sent étrangement absent, il écoute à peine ce qu’on lui dit, il n’a qu’une envie, marcher seul dans la neige… Les sœurs Morkan sont deux vieilles dames maintenant, et tout traduit dans cette assemblée l’usure du temps, un univers qui lentement s’engloutit. Puis vient le discours, c’est Gabriel qui le prononce, il l’a mûrement préparé, il tourne autour de la fuite du temps et de la tradition d’hospitalité des Irlandais qu’ils craignent de voir disparaître avec l’entrée dans le monde moderne. (Gens de Dublin paraîtra pour la première fois à Londres en 1914 mais les nouvelles étaient achevées et prêtes à paraître dès 1907). Le discours n’est pas dénué d’émotion mais convenu bien sûr, Gabriel s’en rend compte. Il sait qu’il est ridicule. Il n’empêche, tout le monde lève son verre en l’honneur des hôtesses, elles essuient une larme, et la soirée touche à sa fin.
Tout va basculer ensuite. La nouvelle atteint ici au sublime et se termine par une méditation sur la mort, sur l’amour, l’apparence des choses. Et tout cela est admirablement rendu par John Huston, scène finale de son dernier film. Alors que l’œuvre de Joyce ne fait que commencer… Mais pour ça il allait quitter l’Irlande.
Gens de Dublin, Pocket, 4 euros.
Le titre original du film est : The Dead. Pour la version française : Gens de Dublin
00:15 Publié dans littérature | Lien permanent | Commentaires (3)
Commentaires
Fanatique de l'oeuvre de Joyce, je crois pourtant que "Les morts", la dernière nouvelle de "Dubliners", est le plus beau texte de littérature que je connaisse. Et dire qu'il a écrit ça avant 25 ans !
Écrit par : Nuel | mercredi, 09 mars 2005
Et chose rare, le film est à la hauteur de la nouvelle, quand on sait en plus que c'est le dernier de John Huston, la méditation sur la mort prend encore plus de profondeur...
Écrit par : Ray | mercredi, 09 mars 2005
Tout ça, voyez-vous, c'est bien vrai ma foi.
Écrit par : P.A.G | vendredi, 11 mars 2005
Les commentaires sont fermés.