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mercredi, 12 octobre 2005

Les inédits de Richard Brautigan : Une dame

UNE DAME

Son visage s'agrippe à sa bouche

comme une feuille à un arbre

ou un pneu à une autoroute

ou une cuiller à un bol de soupe.

Elle ne peut pas se laisser aller

  à sourire,

  la pauvre chère.

Peu importe ce qui se passe

son visage est toujours un érable

  Autoroute 101

  tomate.

A LADY                                                 

Her face grips at her mouth                    

like a leaf to a tree                                  

or a tire to a highway                             

or a spoon to a bowl of soup.                 

She just can't let go                                

  with a smile,                                        

  the poor dear.                                      

No matter what happens                        

her face is always a mapple tree            

  Highway 101                                       

  tomato.                                                 

Extraits inédits en français de The Pill versus the Springhill Mine Disaster.
San Francisco, Four Seasons Foundation, 1968.
108 pages

Traduction Eric Dejaeger

23:20 Publié dans Inédits | Lien permanent | Commentaires (0)

dimanche, 09 octobre 2005

Mes funérailles d'insectes

                                                    

MES FUNÉRAILLES D'INSECTES

 (L'auto-stoppeur de Galilée - 9)

Quand j'étais enfant

j'avais un cimetière

où j'enterrais des insectes

et des oiseaux morts sous

un rosier.
J'enterrais les insectes

dans du papier d'argent et des boîtes d'allumettes.

J'enterrais les oiseaux

dans des morceaux de toile rouge.

Tout cela était très triste

et je pleurais

quand je pelletais la terre

dans leurs petites tombes

avec une cuiller.

Baudelaire arrivait

et se joignait

à mes funérailles d'insectes

disant de petites prières

de la taille

d'oiseaux morts.

MY INSECT FUNERAL                            

(The Galilee Hich-Hiker - part 9)                

When I was a child                                      

I had a graveyard                                         

where I buried insects                                 

and dead birds under                                    

a rose tree.                                                   
I would bury the insects                              

in tin foil and match boxes.                             

I would bury the birds                                      

in pieces of red cloth.                                      

It was all very sad                                           

and I would cry                                               

as I scooped the dirt                                        

into their small graves                                     

with a spoon.                                                   

Baudelaire would come                                  

and join in                                                       

my insect funerals,                                          

saying little prayers                                         

the size of                                                        

dead birds.   

Richard Brautigan

Extraits inédits en français de The Pill versus the Springhill Mine Disaster.

San Francisco, Four Seasons Foundation, 1968.

Traduction : Eric Dejaeger

12:46 Publié dans Inédits | Lien permanent | Commentaires (0)

Dans un bistro

DANS UN BISTRO

  J'ai regardé un homme dans un bistro plier une tranche

de pain comme s'il  pliait un certificat de naissance

ou comme s'il regardait la photo

d'une maîtresse défunte.

IN A CAFE                                                                

  I watched a man in a cafe fold a slice                          

of bread as if he were folding a birth                           

certificate or looking at the photograph                       

of a dead lover.                                                               

Richard Brautigan

Extraits inédits en français de The Pill versus the Springhill Mine Disaster.

San Francisco, Four Seasons Foundation, 1968.

Traduction : Eric Dejaeger

 

11:45 Publié dans Inédits | Lien permanent | Commentaires (0)

samedi, 08 octobre 2005

Une bougie qui parle bien

UNE BOUGIE QUI PARLE BIEN

J'avais une bougie qui parle bien

la nuit dernière dans ma chambre.

J'étais très fatigué mais je voulais

que quelqu'un soit avec moi,

alors j'ai allumé une bougie

et j'ai écouté sa douillette

voix de lumière jusqu'à ce que je m'endorme.

A GOOD-TALKING CANDLE                                      

I had a good-talking candle                                             

last night in my bedroom.                                                

I was very tired but I wanted                                           

somebody to be with me,                                                 

  so I lit a candle                                                                

and I listened to its comfortable                                       

voice of light until I was asleep.                                       

Extraits inédits en français de The Pill versus the Springhill Mine Disaster.
San Francisco, Four Seasons Foundation, 1968.
108 pages

Traduction : Eric Dejaeger

14:49 Publié dans Inédits | Lien permanent | Commentaires (0)

samedi, 24 septembre 2005

Extraits inédits de "Friterie-bar Brunetti" - 11

Le complot des banques, des beaufs et des charognards de l’immobilier a toujours été d’en finir avec et d’éliminer une bonne fois pour toutes ces petits cafés de quartier dans la chaleur desquels s’assemblait le populo en fin de son affolant labeur pour, les uns et les autres joyeusement trinquant à la solidarité, rosser en paroles le gendarme, pester contre les prétentions du proprio et le prix du pain, se rebiffer avec la fougue des humiliés contre toute autorité voire même, ainsi que l’ont toujours redouté les banques, les beaufs et les charognards de l’immobilier, manigancer quelque coup tordu à l’encontre de leurs intérêts et de leurs viles magouilles.

Voilà pourquoi tant de Friterie-Bar Brunetti, tant de Bistrot de la Mère Christain et autres Écorche-Bœufs, Comptoir du Soleil, Chez Mimi et Popaul, Aux deux Absinthes, cafés matineux pour assoiffés de l’aube, bars à vin de ruelles obscures, tardifs troquets tenant rideau levé jusqu’à point d’heure ou minuscules bouchons au kitsch époustouflant vous enjoignant d’entrée : Prenez la vie comme un Martini!, se sont retrouvés aspirés comme si de rien n’était par l’horrible trou borgne des démolisseurs, équarrisseurs de toute poésie, et métamorphosés en moins de deux par les promoteurs à bagouses et cravate club en selfs, snacks, Quick et Mac, temples de la finance aseptisés où officie dans une parfaite indifférence une poignée d’automates en uniforme au service de pantins hébétés consommant sans mot dire la merde capitaliste dans une solitude peuplée d’assassins.

(Extrait de "Friterie-bar Brunetti" : Pierre Autin-Grenier, à paraître le 6 octobre chez l'Arpenteur)

 

18:55 Publié dans Inédits | Lien permanent | Commentaires (0)

Extraits inédits de "Friterie-bar Brunetti" - 10

Tout ce petit monde se croisait un moment l’autre de la journée au comptoir de Chez Brunetti, pour le croissant-crème du matin, au Ricard mominette sur le coup des midi, aux petites mousses fraîches d’après sieste et discutait boutique en passant, échangeait à la va-vite des points de vue à l’emporte-pièce sur quelques faits insignifiants ou se fixait rapido d’impérieux rendez-vous d’affaires pour d’improbables autres fois, ainsi sans discontinuer jusqu’en début de soirée où, une certaine accalmie succédant au remue-ménage de la ruche, nous nous retrouvions le plus souvent entre habitués sous l’œil bienveillant du père Joseph encore affairé aux fourneaux pour son ultime bassine de frites tandis que Renée emplissait les verres et distribuait les chopines, chacun y allant de son commentaire sur les menus événements du jour, le grand Raymond déjà tirant des plans sur la comète pour des lendemains qui, c’était à n’en point douter, pour tous se mettraient certainement à chanter, Fort et pas qu’un peu! comme il disait toujours.

 

À l’heure qu’il est le grand Raymond arrondit sans doute son ardoise à lamper quelques tardives mauresques ou gangadines glacées au bar de chez Saint Pierre en compagnie peut-être, allez savoir!, de Ginette toujours dans les nuages, d’un ou deux vieux ronchons du temps jadis, du père Carmet, pourquoi pas ?, et de toute la famille Duraton au grand complet cependant que les lendemains, devenus subitement des aujourd’huis sans saveur, en loques se traînent, essoufflés, au cul du capital suçotant du bout de pailles en plastoc des canettes de coca-cola dans la lumière carcérale d’anonymes cafétérias.

 

Le complot des banques et des beaufs, si vous voulez que je vous dise, est d’en finir une bonne fois pour toutes avec ces petits estancos à camarades où, dès la première tournée, on fraternisait d’emblée à tout partager et dans l’effervescence de discussions bien arrosées chacun à sa manière remodelait alors le monde de fond en comble jusqu’à deux heures du matin heure à laquelle, la solution de l’anarchie solidement établie, dans le bienfaisant engourdissement des flacons éclusés nous gagnait lentement une certaine somnolence qui nous portait peu à peu à une parfaite sérénité. De cela ils ne veulent pas. De cela ils ne veulent plus entendre parler, jamais. Plus jamais ça!, c’est leur devise, sans rigoler.

(Extrait de "Friterie-bar Brunetti" : Pierre Autin-Grenier, à paraître le 6 octobre chez l'Arpenteur)

Photo : Robert Doisneau

14:05 Publié dans Inédits | Lien permanent | Commentaires (7)

Extraits inédits de "Friterie-bar Brunetti" - 9

La Friterie-Bar Brunetti, fondée en 1906 au 9 de la rue Moncey, comme je vous l’ai dit, et dont j’ai entrepris par fantaisie de célébrer ici le souvenir, rapport à mes à-valoir surtout, n’oubliez pas!, occupait dans le quartier de la Guille une position hautement stratégique puisque située à deux pas à peine de la Place du Pont et de son légendaire magasin Prisunic, lui-même ouvert début des années trente sur l’emplacement de la Grande Brasserie Charroin où se retrouvaient alors les enragés du Damier Lyonnais pour de terribles tournois, mais aussi et déjà les marlous à rouflaquettes et casquettes à pont immigrés du Piémont, les zouaves à couteaux des casernements tout proches et quelques Casque d’Or au petit pied en congé des maisons de la rue Turenne, Marignan ou alentour.

La Friterie Brunetti des années soixante qui fut la mienne, c’est de tous ces cocos-bel-œil, manilleurs aux enchères, petites gens à la débrouille, marchands de chansons et coquettes de la barrière qu’ elle a pris le relais avec, en prime, la clientèle assidue et siroteuse des smicards du Prisunic, celle bambocheuse et forte en gueule des chauffeurs de taxis pour qui le zinc tenait le plus souvent lieu de borne et aussi les séfarades tout juste débarqués de Casa ou Tanger, de Tunis et Tabarka, la plupart négociants en tissus chamarés de faux or et lourdes broderies débités au petit métrage ou bradés par coupons entiers dans le clair-obscur d’échoppes étriquées ou alors ciseleurs de bagues, bracelets et pendeloques tarabiscotés en invraisemblables turqueries que lorgnaient avec gourmandise les matrones du coin.

À ce florilège de tous les petits boulots de tous les faubourgs de l’univers il fallait ajouter les arrivants d’Alger, Blida ou Constantine, les Mohamed qui levaient le rideau des premières boucheries halal, les Ali tenant étal d’épices, pistaches, pois chiches et semoule à couscous, d’autres ouvrant des bazars trouve-tout où s’entremêlaient pêle-mêle poêles à paella, tapis de prière, shampoings au henné et tout un fourbi défiant le moindre inventaire, cependant que les plus mal lotis d’entre eux quittaient tôt le matin leur meublé pour s’en aller à pied à l’autre bout de la ville se faire briser l’échine par les gardes-chiourmes de chez Pénnaroya pour le plus grand profit du patronat.

(Extrait de "Friterie-bar Brunetti" : Pierre Autin-Grenier, à paraître le 6 octobre chez l'Arpenteur)

Photo : Robert Doisneau

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vendredi, 23 septembre 2005

Extraits inédits de "Friterie-bar Brunetti" - 8

Oh! vous n’êtes du tout coupé, comme seuls les imbéciles voudraient le croire, de l’âpre et inextricable réalité quotidienne ; non, légèrement en retrait pour ainsi dire et relié à l’univers précisément par ce silence subtil et si particulier qui caractérise certains cafés de quartier à mi-matinée, vous envisagez d’un regard audacieux et reconsidérez un instant la vie, la vôtre comme celle d’autrui, telle qu’elle est, telle aussi qu’il suffirait de peu pour lui rendre l’âme à nouveau. Quand même le ciel reste de suie et l’horizon fermé, les pensées les plus folles vous habitent, les voyages les plus inespérés vous les faites.

Oui, des siècles sans crainte peuvent s’écouler ainsi et l’éternité n’est plus inutile à celui qui de confiance s’abandonne au cœur des cafés pour y naviguer tout à loisir ; son regard au hasard s’échappant par-dessus les petits rideaux bonne femme de la boutique, l’ombre d’un instant il pourra découvrir alors des ailleurs peuplés d’incroyables Éthiopies, bienheureux Rimbaud de bistrot tout le mystère de la vie d’un coup s’offre à lui.

Il n’est, voyez-vous, d’aventures et de vagabondages vraiment souverains que par les cafés et par le vin et jamais ne pourra rivaliser avec de tels enchantements aucune des absurdes chevauchées ou cavalcades-polaroïd des petits Marius avaleurs de fuseaux horaires et amateurs de grands déménagements. Il n’y a pas à tortiller là-dessus, depuis que le monde est monde c’est comme je vous le dis.

 

(Extrait de "Friterie-bar Brunetti" : Pierre Autin-Grenier, à paraître le 6 octobre chez l'Arpenteur)

Photo : Robert Doisneau

21:50 Publié dans Inédits | Lien permanent | Commentaires (5)

Extraits inédits de "Friterie-bar Brunetti" - 7

 

Maintenant écoutez-moi, voici une vérité dont je puis vous assurer pour l’avoir de longtemps éprouvée : on ne voyage bien en fait qu’au café, en compagnie d’un panaché, d’une verte, d’un Cinzano ou d’un petit noir arrosé si vous préférez ; un modeste reginglard de charbonnier ferait d’ailleurs tout aussi bien l’affaire. Table de bois, pichet auquel se réfère la main même si l’on n’a pas soif, chaleur enveloppante de la discrète musique du zinc souvent en sourdine sur le coup des neuf heures du matin, froissement des pages du journal que susurre un vieux de la vieille tout en lisant tandis qu’à ses côtés et l’air réfléchi un autre bourre avec application sa pipe à gros fourneau d’un paquet de gris. Économie de paroles, échanges fugaces, comme en aparté et juste pour dire que le temps va changer ou qu’Ils ont encore augmenté la baguette. Assis un peu à l’écart en équilibre sur un bord de tabouret un carabin révise à la va-vite le dernier cours, s’encourageant pour cela d’un grand crème et d’une bout dorée. La patronne au pas lourd et qu’on imagine presque en robe de chambre et chaussons tant on se sent ici chez soi, vous sert sur un simple signe de tête le verre désiré, une seconde votre écot tinte en tournoyant telle une minuscule toupie dans la soucoupe de fer-blanc ; vous avez fait l’appoint, le compte est bon. Vous pouvez appareiller.

Qu’importe alors le temps qu’il fait sur les boulevards; voyageur sans valise livré à la méditation et à de multiples découvertes, seul, vous explorez la profondeur intime du monde à l’abri des gesticulations insensées du dehors qui sans cesse l’efface au profit de mille grimaces. Posé là, immobile au milieu des petites gens au parler économe dont vous vous faites le silencieux complice, l’air absent dans l’atmosphère feutrée des lieux, avec pour armes et bagages seulement votre blanc sec et un journal sans raison déplié sur la table, vous voici, emporté par le cours de votre rêverie, doucement devenant capitaine de toutes les espérances.

(Extrait de "Friterie-bar Brunetti" : Pierre Autin-Grenier, à paraître le 6 octobre chez l'Arpenteur)

 

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mardi, 20 septembre 2005

Extraits inédits de "Friterie-bar Brunetti" - 6

Je rêve, voyez-vous, qu’en ce moment-même où nous bavardons de tout et de rien, comme ça, sans souci autre que remettre la tournée, quelque jeune agitateur à joues creuses et tignasse drue, vivotant fort serré de menus expédients et d’amours illicites, le regard perdu dans son petit noir et baignant tout entier dans la lourde atmosphère d’un bistroquet de banlieue ne soit tout bêtement en train de porter la tempête en ses flancs. Possédé jusqu’à l’os par le sentiment sacré de la révolte, je l’imagine méditant devant sa tasse un projet de manifeste susceptible d’enflammer les faubourgs, de rallier à la fronde les plus sceptiques sur l’issue heureuse d’un grand chambardement et, dans un même élan de foi et d’enthousiasme, par sa seule énergie peuplant la poussière grise des boulevards d’une multitude criant à l’oppression et réclamant justice sous l’étendard de l’anarchie. Croyez-moi, on aurait bien besoin du chaos que nous promet ce jeune Bakounine, conspirant à deux tables de la nôtre si ça se trouve, pour remettre un peu d’ordre dans le bordel ambiant, rendre son âme au prolétaire et faire danser les maîtres sur la musique manouche. Gageons qu’il s’engage sans retour dans son entreprise de salut public et vienne au triple galop combler notre attente. Pourquoi voudriez-vous qu’il fasse les choses à moitié et traîne en route ? Il a vingt ans sans doute, des espérances qui vont de là à là et un cœur gros comme ça ; comptons sur lui pour faire voler le vieux monde en éclats!

(Extrait de "Friterie-bar Brunetti" : Pierre Autin-Grenier, à paraître le 6 octobre chez l'Arpenteur)

13:25 Publié dans Inédits | Lien permanent | Commentaires (23)

Extraits inédits de "Friterie-bar Brunetti" - 5

Pourtant, voulez-vous que je vous dise ?, les fripouillards d’en haut, les petites crapules du capital et leurs ridicules roquets, fricoteurs de l’immobilier et boursicoteurs de bas étage, feraient bien de se méfier et redouter de devoir rire demain à dents serrées. C’est que s’accrochent encore et malgré tout, voyez-vous, ici ou là, ouverts sur de minuscules placettes pavées, donnant sur de mesquines avenues, baillant aux trottoirs d’anguleuses ruelles voire se cramponnant au fond de suintantes impasses, les derniers bistrots à populo et autres Friterie-bar Brunetti qui n’ont du tout dit leur dernier mot, aux zincs desquels s’aiguisent à l’heure de l’apéro — À la tienne, Étienne! — les théories révolutionnaires les plus audacieuses, aussi les couteaux. Vieille Garde limonadière traquée par les bigots et leur triste époque, mais qui ne se rend pas ; non plus ne meurt! Et merdre! eût dit le Père Ubu.
    
Toutes les révolutions qui ont fait avancer le monde, vous le savez bien, ont été accouchées dans des salles de cafés, par des buveurs inspirés, à même des tables à vin poisseuses de lourd picrate et encombrées de litrons. Fieffé petit farceur qui me prouvera le contraire! Regardez Robespierre, attablé, jeune loup aux yeux brillants et dents blanches, dans les bouges alentour le Palais Royal, y rêvant liberté, égalité, concoctant jusqu’à la minutie échafauds et charrettes à venir. Avec Danton, Marat — l’ami du peuple—, au Procope fignolant la doctrine. Camille Desmoulins, retour de Versailles, sautant sur une table du Café de Foy, le 13 juillet 89, pour haranguer les citoyens, sonnant le tocsin d’une Saint-Barthélémy des patriotes et appelant aux armes. La prise de la Bastille, il faut le savoir, s’est d’abord faite avec des gens un peu pompettes et qui grimpaient sur les comptoirs des cafés parisiens. Voilà tout.

À peine finie sa promenade parc Montsouris, Vladimir Illitch Oulianov enfourchait son vélo et, de la rue Marie-Rose, giclait au Café d’Orléans mijoter devant une verte son grand badaboum aux petits oignons. À La Rotonde, parfois Au Dôme, il retrouvait Soutine, Modigliani, Cendrars, Fujita, les immigrés du Montparno, tout ce beau monde trinquant cul sec et gambergeant plein pot sous la casquette. À La Closerie des Lilas où il avait sa table, oui madame!, il disputait d’infernales parties d’échecs avec son ami Trotski et transformait la société à la six-quatre-deux avant de faire un sort à la dernière bouteille et changer de crémerie. Et je ne vous surprendrai pas, certes, si je vous dis que c’est attablé devant un bock de bière et sans bouger une fesse de sa banquette, une pile de journaux sous le nez, qu’il apprend l’abdication du tsar, le 16 mars 17, au Café de La Terrasse, à Zurich, pour être précis. Alors, après, la traversée de l’Allemagne, le wagon plombé, le retour en héros à Saint-Petersbourg, tout ça c’est histoire d’aller arroser l’affaire sur place au Café Pouchkine avec les copains et entrer un peu plus tard pépère au Palais d’Hiver.  Sans le secours et l’assistance des bistrots, croyez-le bien : Lénine il n’était plus rien. C’est historique, c’est tout.

(Extrait de "Friterie-bar Brunetti" : Pierre Autin-Grenier, à paraître le 6 octobre chez l'Arpenteur)

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Extraits inédits de "Friterie-bar Brunetti" - 4

 Salut! fringants petits Rimbaud d’à peine vingt ans se roulant à pleins poils dans la poésie au profond des rouges moleskines des bouis-bouis de banlieue, composant les doigts dans le nez d’extravagants limericks sur de minuscules carnets quadrillés, rêvant de fleuves aux eaux vertes et d’Indiens Spokanes des bords de Marne ou alors s’inventant d’aveuglantes amours, l’été, dans le frais clair-obscur des tavernes, on ne vous reverra plus tirer sur vos pipes en écume à tête de mort et prendre des poses de parnassiens pour une postérité de carnaval, ils vous auront balayés avec les derniers clopinards du faubourg et condamnés à un avenir de grouillots ou d’apprentis pharmaciens. Il ne vous restera plus, dès lors, qu’à aller téter sous les néons d’anonymes drugstores l’amer chicotin du capital et vous purger avec cette mixture de toutes vos chimères.      
       Adieu aussi gentils pochards en perpétuel manque de piccolo, Cep Vermeil ou divin Grappe Exquise, qui débarquiez dès l’ouverture, le corps rompu, la guibolle déjà titubante et le tarin violacé pour vous arrimer au navire, y trouver l’écoute bienveillante du bistroquet ou de quelque habitué de la maison, suivre d’un œil hagard les parties de zanzi en bout de bar et oublier un temps détresse et solitude en vous insérant dans la grande famille des tâte-vin du coin. Avec le canon de rouge, parfois de rosé pour frimer, il arrivait qu’un brave type vous paye en passant l’œuf dur à casser sur le comptoir d’étain en guise de trompe-faim et, d’une fraternelle bourrade, vous rende votre fierté d’être humain vous rabibochant ainsi un instant avec la vie ; votre trogne alors un peu plus s’enluminant telle, en proie à l’émotion, celle d’un gamin. Ces havres de grâce tombés dans les filets d’aigrefins de la finance, sabordés par leurs promoteurs pour être aussitôt transformés en nickel salons de thé, boîtes à fringues ou cabinets d’affaires, vous n’aurez d’autre issue qu’aller pleurer misère dans la rue et, les jours à crever de froid, aux portes cochères cacher sous un amas de cartons le malheur crasse des parias qui tant offense la délicatesse du bourgeois.

       Ciao Domi, Joseph, Loulou, Frédo!… Séfarades de la cotonnade chamarrée, Arabes du couscous mouton, taxis de la place du Pont!… Le torchon toujours négligemment jeté sur l’épaule et sans cesse râlant contre ce satané robinet du bac à vaisselle qui goutte et goutte sans qu’on puisse rien y faire, Renée déjà se doutait bien que tout cela allait s’enfuir  comme dans un mauvais rêve et tourner pour finir à la totale déconfiture. Funeste prémonition de fin du monde!

(Extrait de "Friterie-bar Brunetti" : Pierre Autin-Grenier, à paraître le 6 octobre chez l'Arpenteur)

Tableau de Ibrahim Shahda (1929-1991) : Portrait de Pierre Autin-Grenier sur fond bleu : voir ici son site

      

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lundi, 19 septembre 2005

Extraits inédits de "Friterie-bar Brunetti - 3

Maintenant si vous n’y voyez pas d’inconvénient je peux vous révéler aussi, toujours en aparté bien sûr, comment dans leurs petits projets à la Pol Pot taquiner la bouteille dans un bistrot va devenir tantôt crime à justifier la corde. La gent épicière ne se pintant aux alcools forts qu’en famille ou en tribu, calfeutrée le soir au coin du feu et vautrée dans de vastes sofas, après s’être copieusement régalée devant la télé de hamburgers mayonnaise arrosés au whisky coca, pourquoi voudriez-vous que le premier tartempion venu reste autorisé à étaler aux yeux de tous son humble bonheur à trinquer entre copains aux comptoirs du quartier, voire — Catastrophe! — lever avec insolence son verre à un avenir meilleur ? C’est mettre, voyez-vous, dans cette façon de se conduire bien de la provocation face aux tartufes et on comprend que cela leur devienne vite intolérable. Ainsi dans l’un de ses accès de délirium tremens dont nous le savons maintenant coutumier, le clan des alcooliques mondains a sorti de son chapeau claque la grosse ficelle de l’éthylotest lequel, enfourné de force par ses flics dans le bec du buveur de bordeaux au sortir du café, tranchera dans le vif pour dire si le pékin peut poursuivre peinard son chemin ou, c’est beaucoup plus probable, être illico embarqué au poste sans autre forme de procès pour s’y faire à coups de trique remettre les idées du bon côté. Voilà tout bêtement le satanique stratagème qu’ont inventé ces pharisiens et leurs acolytes pour faire passer au bon bougre toute envie de se réjouir le cœur en bonne compagnie et aller peut-être puiser dans la profonde sagesse du vin un nouvel esprit de révolte. Quand il sera formellement interdit de fumer dans nos bars-tabacs et qu’on ne pourra plus s’y enivrer qu’à l’eau de javel du robinet ou au pepsi-cola, alors le complot des bourgeois, des beaufs, des banques et des charognards de l’immobilier aura bel et bien abouti et, à Dieu ne plaise!, les bourgeois, les beaufs, les banques et les charognards de l’immobilier auront finalement fait la peau à nos derniers bistrots.

(Extrait de "Friterie-bar Brunetti" : Pierre Autin-Grenier, à paraître le 6 octobre chez l'Arpenteur)

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Extraits inédits de "Friterie-bar Brunetti" - 2

Le grand Raymond, adossé au zinc de chez Saint Pierre dans son costume en plumes d’ange flambant neuf et qui si fort hurlait que les lendemains, pour sûr, allaient se mettre à chanter, applaudit certainement de là-haut à ces vérités bien utiles lui qui, s’il venait à descendre de son nuage, ne pourrait même plus se rafraîchir les poumons d’une petite Celtique ou d’une papier maïs sans que les nouveaux gardiens du troupeau et défenseurs patentés des bronches, bronchioles, lobules et alvéoles de tout le pays ne le fassent aussitôt épingler par leurs pieds-plats et coffrer au cabinet noir pour y purger ses mauvaises manières. Et madame Loulou pareil, notre pétroleuse du perlot, qui n’aurait plus qu’à faire tintin de ses provocantes bouts filtres estampillées anglaises pour échapper aux foudres des puritains qui, sous prétexte de santé publique, de lutte contre le tabagisme et autres fariboles,  prétendent davantage encore régenter nos vies et nous contraindre à l’abstinence de tous les plaisirs tandis qu’eux-mêmes s’adonnent sans retenue aucune à leur passion du Bolivar et du Partagas sous les lambris dorés des ministères ou dans la quiétude des lupanars attenants. —Fumer tue! ils gueulent sans pudeur quand ils nous gazent par milliers dans leurs guerres et, le reste du temps, nous exterminent à la pelle dans leurs industries.

(Extrait de "Friterie-bar Brunetti" : Pierre Autin-Grenier, à paraître le 6 octobre chez l'Arpenteur)

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Un extrait inédit de "Friterie-bar Brunetti"

 Quant aux maîtres et aux bourgeois, pour n’être pas né de la dernière couvée je vois bien aussi comment ces protozoaires et leurs sous-fifres comptent s’y prendre, et pas à plusieurs fois, pour nous faire passer le goût du pain, astreindre le populo à leur discipline de caserne et subordonner toutes nos envies de seulement respirer à leur brutal appétit de marchandises, à leur soif jamais apaisée du pouvoir, à leur tyrannique besoin de paraître et se penser  sel de la terre quand ils ne sont qu’espèce en phase terminale.         
       À l’instar de Ginette, de ses cinquante annuités et des poussières pour une pension à piétiner chaque fin de mois dans les files d’attente du bureau de bienfaisance, c’est d’abord tuer le prolétaire au turbin leur programme. User en usine  et partout ailleurs les forces de la bête sans trêve ni merci jusqu’à l’empêcher de jouir du moindre instant de répit. Le travail rend libre, on connaît la chanson! Oh! dans leur calcul d’aujourd’hui il ne saurait surtout s’agir de trente-cinq, ni quarante, ni même cinquante, non, leur petite idée sur la question c’est la semaine des soixante-quinze heures de crève-corps pour tous et jusqu’à soixante-quinze ans ; voilà le carême qu’ils prêchent pour pouvoir, eux, encore rajouter des dentelles à leurs caleçons pendant que nous autres irions quasiment sans culotte au charbon, ben voyons!  J’exagère ? Je divague ? J’extrapole ? — Laissez-moi rire!

        Le bourgeois n’a jamais travaillé de ses mains, c’est même ce qui le caractérise historiquement ; depuis qu’il s’est emparé en sournois des manettes, envoyant pour ce faire le peuple à sa place au casse-pipe, il n’a trouvé son compte, entre deux guerres pour soutenir ses intérêts, que dans l’abrutissement des masses par le boulot et l’hécatombe généralisée des travailleurs transbahutés dès l’aube en bétaillère dans les abattoirs du patronat. C’est comme je vous le dis, et vous ne changerez couic au tableau si vous ne vous décidez enfin à chasser le bourgeois et ses larbins en leur flanquant une bonne révolution aux fesses. —Tous en charrette à Sainte-Pélagie!, voilà l’idéal slogan ; pour rien au monde vous ne m’en ferez démordre.

(Extrait de "Friterie-bar Brunetti" : Pierre Autin-Grenier, à paraître le 6 octobre chez l'Arpenteur)

Tableau de Ibrahim Shahda (1929-1991) : Portrait de l'auteur sur fond marron : voir ici son site
       

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mardi, 13 septembre 2005

1942

 

Arbre-piano, joue

dans les sombres salles de concert

de mon oncle,

vingt-six ans, mort

et en route vers chez lui

sur un bateau parti de Sitka(1),

son cercueil voyage

comme les doigts

de Beethoven

sur un verre

de vin.

Arbre-piano, joue
dans les sombres salles de concert
de mon oncle,
une légende de mon enfance, mort,
ils le renvoient
à Tacoma[2].
Dans la nuit son cercueil
voyage comme les oiseaux
qui volent par-dessus la mer
sans jamais toucher le ciel.


Arbre-piano, joue
dans les sombres salles de concert
de mon oncle,
prends son coeur
pour une amante
et prends sa mort
pour un lit,
et renvoie-le vers chez lui
sur un bateau parti de Sitka
pour l'enterrer
où je suis né.



[1] Sitka : station balnéaire du sud de l'Alaska.
[2] Ville portuaire dans l'état de Washington, où Brautigan a vécu de sa naissance en 1935 jusqu'en 1942.

Richard Brautigan, extrait de The Octopus Frontier, Carp Press, 1960. Inédit en français. Traduction : Éric Dejaeger

Et Salvador Dali

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dimanche, 11 septembre 2005

L'ultime musique n'est pas entendue

C'était une rivière dans les montagnes, je suppose qu'il y a beaucoup de rivières dans les montagnes, s'écoulant à travers nos rêves dans la mort et de profonds trous d'eau. L'eau était si claire que je voyais les expressions sur leurs visages comme ils me regardaient depuis leurs cercueils de verre. Je regardai sous l'eau et vit une vieille dame qui souriait, elle n'avait ni dents ni cheveux, je pense qu'elle était la soeur de Jésus, et je vis une jolie fille dans son cercueil, elle s'accrochait à un jouet  desséché alors que des truites nageaient devant son visage. Il devait y avoir cinq mille personnes inhumées dans des cercueils de verre sous la rivière, et je marchais le long de la berge, le regard baissé vers eux comme s'ils étaient des doigts de ma main gauche.


The last music is not heard
It was a river in the mountains, I guess there are many rivers in the mountains, flowing through our dreams into death and deep pools. The water was so clear that I could see the expressions on their faces as they looked up at me from their glass coffins. I looked under the water and saw an old lady smiling, she had no teeth nor hair, I think she was the sister of Jesus, and I saw a beautiful girl in her coffin, she was holding onto a dry toy while trout swam across her face. There must have been five thousand people buried in glass coffins under the river, and I walked along the bank, looking down at them as if they were fingers on my left hand.
Richard Brautigan.

Texte inédit en français.

Traduction : Éric Dejaeger.

Peinture de Vieira da Silva

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