vendredi, 25 novembre 2005
Encre
Une goutte d’encre est un lac où un ange a chu si brillamment que la corolle noire de l’impact a le poli de la bakélite, la gracile élégance d’une ombelle fraîchement vernissée, en son centre, — en son ventre où disparaît, engloutie, l’aile agile et frêle du messager divin à jamais immergé dans une obscurité liquide et sirupeuse, collant aux plumes, tenant de l’huile usée et du goudron sécrétés par les soutes d’un jadis si majestueux paquebot, éclatant de blancheur lisse, étoilée, rehaussée du sourire perlé des coquillages servis dans des grands plats d’argent
sur le rebord desquels, parmi les algues et les poissons en incrustation d’émail, les guirlandes électriques multicolores bercées par la brise mystérieuse, les lèvres nacrées des femmes en vison, les cols satinés des smokings et les épaulettes d’or des uniformes d’apparat se pressaient, s’agglutinaient et s’évanouissaient en un chapelet de reflets, jouant déjà la scène du naufrage, du fatal destin des lourdes chaloupes au chargement livide, — les coquilles, jetées par-dessus bord depuis le pont des cuisines, attendant patiemment leurs nouveaux hôtes, et légèrement les corps s’enfonçant, se frayant un chemin vertical, hésitant et nécessaire, enrobés d’une solitude qui est celle des astres, auréolés d’un lent nuage verdâtre de poussière marine, impalpable et fuyant suaire de leur déliquescence, premier signe de l’inéluctable entropie dont la pierre renferme les strates, ces cris oppressés de la matière qui, en se disloquant, s’affine et, sur la berge, alanguie, s’étale, poudre de nacre scintillante, pure, et conserve un instant l’empreinte incertaine et fugace de l’aile d’un ange imprudent, tandis que les corps rongés et mous, un à un, gonflés d’un ironique besoin de s’élever, remontent à la surface et jouent dans les vagues.
Jean-Jacques Marimbert, texte paru dans la revue Encres Vagabondes en juin 1999.
19:05 Publié dans Poésie | Lien permanent | Commentaires (25)
L'amour
la lune belle pavane
ses courbes rousses
à faire bander
l’arc du soleil
dans toute son intensité
le vent haleine chaude
de douce bête
échevelle
la crinière du ciel
ce parfum
unique
de galops
sauvages
danse vertige
des oiseaux
la musique
est née tzigane
jetée au feu
donne vie
donne souffle
l’amour n’est pas l’amour
l’amour c’est l’amour
mais ouvrez
ouvrez !
ne pas saisir
ne pas serrer
mais ouvrir lâcher
désenchaîner
les pantins !
ouvrez la cage
du sang qui cogne
laissez jaillir
la fontaine de vivre
donnez à boire
à tous ces assoiffés
qu’on les fasse
danser enfin !
l’amour
l’amour !
l’amour est perdu d’avance
laissons-le divaguer
qu’il profite de la mer
moite et douce
l’amour
dessus dessous
au-delà
qu’il soit roi
des oisillons frileux lancés au soleil
des rêves poussière à se frotter les yeux
à s’amouracher
de vers lumineux
l’amour…
épargnons-lui
le sinistre sérieux
de nos serments théâtraux
la camisole de tendresse
et nos angoisses toxiques
aimer oui !
trop mais sans limite
oublier d’être beau intelligent parfait
pour se déguiser de chenilles
et faire peur aux orfraies
se vêtir de lune de terre de vent
faire l’amour comme les herbes
frotter la peau
tendre les fesses
ululer jouissance
éclater
de rire
al dente
démesurément
le geste est
toujours neuf
Cathy Garcia
12:40 Publié dans Poésie | Lien permanent | Commentaires (11)
Sur tes yeux d'océan
Incliné sur les soirs je jette un filet triste
sur tes yeux d'océan.
Là, brûle écartelée sur le plus haut bûcher,
ma solitude aux bras battants comme un noyé.
Tes yeux absents, j'y fais des marques rouges
et ils ondoient comme la mer au pied d'un phare.
Ma femelle distante, agrippée aux ténèbres,
de ton regard surgit la côte de l'effroi.
Incliné sur les soirs je jette un filet triste
sur la mer qui secoue tes grands yeux d'océan.
Les oiseaux de la nuit picorent les étoiles
qui scintillent comme mon âme quand je t'aime.
Et la nuit galopant sur sa sombre jument
éparpille au hasard l'épi bleu sur les champs.
Pablo Neruda
00:05 Publié dans Poésie | Lien permanent | Commentaires (0)
jeudi, 24 novembre 2005
Nihilisme à l'eau de rose
21:55 Publié dans Poésie | Lien permanent | Commentaires (0)
La lutte pour le souvenir
Hier est un arbre aux longs branchages, à l'ombre duquel je suis allongé, abandonné à la mémoire.
Soudain, je regarde, étonné: en longues caravanes, des voyageurs sont arrivés dans le même sentier; les yeux endormis dans le souvenir, ils fredonnent des chansons et évoquent ce qui fut. Et je crois deviner qu'ils se sont déplacés pour s'arrêter, qu'ils ont parlé pour se taire, qu'ils ont ouvert leurs yeux stupéfaits devant la fête des étoiles pour les fermer et revivre l'en allé...
Etendu dans ce nouveau chemin, avec les yeux avides et fleuris des jours lointains, j'essaie vainement d'enrayer le fleuve du temps qui ondoie sur mes faits et gestes. Mais l'eau que je parviens à recueillir reste prisonnière des bassins secrets de mon coeur, dans lesquels, demain, devront s'enfoncer mes veilles mains solitaires
Pablo Neruda
Kupka, Les disques de Newton (1911-1912)
14:25 Publié dans Poésie | Lien permanent | Commentaires (0)
mercredi, 23 novembre 2005
La poésie
Et ce fut à cet âge... La poésie
vint me chercher. Je ne sais pas, je ne sais d'où
elle surgit, de l'hiver ou du fleuve.
Je ne sais ni comment ni quand,
non, ce n'étaient pas des voix, ce n'étaient pas
des mots, ni le silence:
d'une rue elle me hélait,
des branches de la nuit,
soudain parmi les autres,
parmi des feux violents
ou dans le retour solitaire,
sans visage elle était là
et me touchait.
Je ne savais que dire, ma bouche
ne savait pas
nommer,
mes yeux étaient aveugles,
et quelque chose cognait dans mon âme,
fièvre ou ailes perdues,
je me formai seul peu à peu,
déchiffrant
cette brûlure,
et j'écrivis la première ligne confuse,
confuse, sans corps, pure
ânerie,
pur savoir
de celui-là qui ne sait rien,
et je vis tout à coup
le ciel
égrené
et ouvert,
des planètes,
des plantations vibrantes,
l'ombre perforée,
criblée
de flèches, de feu et de fleurs,
la nuit qui roule et qui écrase, l'univers.
Et moi, infime créature,
grisé par le grand vide
constellé,
à l'instar, à l'image
du mystère,
je me sentis pure partie
de l'abîme,
je roulai avec les étoiles,
mon coeur se dénoua dans le vent.
(Pablo Neruda, Mémorial de l'île Noire, 1964)
22:40 Publié dans Poésie | Lien permanent | Commentaires (0)
Le chemin se fait en marchant
Tout passe
et tout demeure
Mais notre affaire est de passer
De passer en traçant
Des chemins
Des chemins sur la mer
Voyageur, le chemin
C'est les traces
de tes pas
C'est tout ; voyageur,
il n'y a pas de chemin,
Le chemin se fait en marchant
Le chemin se fait en marchant
Et quand tu regardes en arrière
Tu vois le sentier
Que jamais
Tu ne dois à nouveau fouler
Voyageur! Il n'y a pas de chemins
Rien que des sillages sur la mer
Antonio Machado
22:15 Publié dans Poésie | Lien permanent | Commentaires (5)
mardi, 22 novembre 2005
Chevauchée
Placide, l’eau s’élance
Au grand galop sous le pont,
Ecume ses dents sur les galets
Use ses longs cheveux de vent.
Les yeux brillants flottent dans les airs
C’est la chevauchée des crinières
Le sable en tourbillons dorés
La peau au grain miraculé.
Les naseaux palpitent d’ivresse
Et brillent de la sueur du sang
Fougueux sous les muscles saillants
Tonnerre du sang contre l’écorce
Sculptée, finement ciselée.
Valérie Canat de Chizy
21:50 Publié dans Poésie | Lien permanent | Commentaires (0)
Couleur réglisse
Alors que le sang
Caille sous les dents
S’ébrèche un sourire
Dans des yeux brumeux
Le sol s’évase
Sous les clapotis
Les pas se dilatent
Au milieu du bruit.
Alors que la nuit
Effiloche les murs
En longues rainures
Les phares projettent
Leurs yeux globuleux
Les rats s’émiettent
Au milieu des feux.
Alors que les briques
Couvent dans la braise
Et que les colchiques
Prennent leurs aises
Les bras perdent leurs feuilles
Et se ternissent
Les jambes deviennent
Couleur réglisse.
Valérie Canat de Chizy
21:10 Publié dans Poésie | Lien permanent | Commentaires (0)
Sol y tierra
le vent
entre chien et loup
la lune cachéedans le haut tilleul
la douceur
léger frisson
imperceptible
sortilège
les démons de gouttières
miment le combatquatre ombres
apparaissent
disparaissent
froissent les herbes
le val de mes seins
invite à la baladema pensée va à l’homme
mais dieu siffle mon âme
comme on siffle un chien
et mon âme danse
une joie
soûle d’espace
solitaire
sol y tierra
et le vent aussi et le vent…
14:45 Publié dans Poésie | Lien permanent | Commentaires (0)
samedi, 19 novembre 2005
Nuit
Dans la croyance en l’infini de la lumière, la répétition et le ciel et les femmes, courbes et ondulations, promesse de l’aube et lendemains meilleurs, l’univers se resserre, tremble et s’efface, et redevient nuit.
03:30 Publié dans Poésie | Lien permanent | Commentaires (0)
lundi, 14 novembre 2005
Poème instantané capté sur le vif (Jack Chi)
21:54 Publié dans Poésie | Lien permanent | Commentaires (0)
Un bruit de baiser ferme le monde
M’a-t-on coupé le fil de la mémoire
Que je n’entende plus le ventre du passé ?
Il m’étrangle en mon cri dépassé dans le noir
Jusqu’à la flamme unique où le fil a brûlé
L’avenir a cassé dans ma tête le vent
Le passé a repris les cloches de ses soirs
Le remords a rongé les sons de la mémoire
Et le bruit d’un baiser déchire les instants
Au sein des toits la flamme détord ses étoiles
La mort a pris l’allure d’un fauteuil de vieux
La rage du souvenir souffle toutes les voiles
Jusqu’au dernier murmure des yeux.
Jean-Pierre Duprey
21:50 Publié dans Poésie | Lien permanent | Commentaires (0)
vendredi, 11 novembre 2005
Ce ne peut être que la fin du monde, en avançant
Je suis le savant au fauteuil sombre. Les branches et la pluie se jettent à la croisée de la bibliothèque.
Je suis le piéton de la grand'route par les bois nains ; la rumeur des écluses couvre mes pas. Je vois longtemps la mélancolique lessive d'or du couchant.
Je serais bien l'enfant abandonné sur la jetée partie à la haute mer, le petit valet suivant l'allée dont le front touche le ciel.
Les sentiers sont âpres. Les monticules se couvrent de genêts. L'air est immobile. Que les oiseaux et les sources sont loin ! Ce ne peut être que la fin du monde, en avançant.
00:40 Publié dans Poésie | Lien permanent | Commentaires (2)
jeudi, 10 novembre 2005
Nuitée
Nuitée Sur un pic, un temple
Je lève la main, frôle les étoiles
Je n'ose parler à haute voix
Peur d'effrayer les êtres célestes
Li Po
06:02 Publié dans Poésie | Lien permanent | Commentaires (0)
lundi, 07 novembre 2005
Ce soir je voudrais dépenser tout l'or de ma mémoire
QUAND le sourire éclatant des façades déchire le décor fragile du matin; quand l'horizon est encore plein du sommeil qui s'attarde, les rêves murmurant dans les ruisseaux des haies; quand la nuit rassemble ses haillons pendus aux basses branches, je sors, je me prépare, je suis plus pâle et plus tremblant que cette page où aucun mot du sort n'était encore inscrit. Toute la distance de vous à moi - de la vie qui tressaille à la surface de ma main au sourire mortel de l'amour sur sa fin - chancelle, déchirée. La distance parcourue d'une seul traite sans arrêt, dans les jours sans clarté et les nuits sans sommeil. Et, ce soir, je voudrais, d'un effort surhumain, secouer toute cette épaisseur de rouille - cette rouille affamée qui déforme mon coeur et me ronge les mains. Pourquoi rester si longtemps enseveli sous les décombres des jours et de la nuit, la poussière des ombres. Et pourquoi tant d'amour et pourquoi tant de haine. Un sang léger bouillonne à grandes vagues dans des vases de prix. Il court dans les fleuves du corps, donnant à la santé toutes les illusions de la victoire. Mais le voyageur exténué, ébloui, hypnotisé par les lueurs fascinantes des phares, dort debout, il ne résiste plus aux passes magnétiques de la mort. Ce soir je voudrais dépenser tout l'or de ma mémoire, déposer mes bagages trop lourds. Il n'y a plus devant mes yeux que le ciel nu, les murs de la prison qui enserrait ma tête, les pavés de la rue. Il faut remonter du plus bas de la mine, de la terre épaissie par l'humus du malheur, reprendre l'air dans les recoins les plus obscurs de la poitrine, pousser vers les hauteurs - où la glace étincelle de tous les feux croisés de l'incendie - où la neige ruisselle, le caractère dur, dans les tempêtes sans tendresse de l'égoïsme et les décisions tranchantes de l'esprit.
Pierre Reverdy, Reflux, extrait de "Ferrailles"
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lundi, 10 octobre 2005
Croustillé d'or
Le Kremlin était comme un immense gâteau tartare
Croustillé d’or,
Avec les grandes amandes des cathédrales toutes blanches
Et l’or mielleux des cloches...
Un vieux moine me lisait la légende de Novgorode
J’avais soif
Et je déchiffrais des caractères cunéiformes
Puis, tout à coup, les pigeons du Saint-Esprit s’envolaient sur la place
Et mes mains s’envolaient aussi, avec des bruissements d’albatros
Et ceci, c’était les dernières réminiscences du dernier jour
Du tout dernier voyage
Et de la mer.
Blaise Cendrars – Prose du Transsibérien et de la petite Jeanne de France
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L'errant
René Daumal, Le contre-ciel - Poesie Gallimard |
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dimanche, 18 septembre 2005
La poésie règne
La poésie de Nietzsche est évidente, mais on trouve la poésie à l'oeuvre dans tous les grands textes en vérité, quel que soit leur genre - et je crois que tous les grands inventeurs scientifiques sont aussi des poètes. Quand vient le moment où l'homme est conduit par sa langue, la poésie règne - et c'est un moment intensément érotique, parce qu'il a alors cédé à l'abandon, comme dans l'amour quand on le fait vraiment.
- Ces quelques mots pris sur le blog d'Alina Reyes hier, pour ceux qui l'ont ratée, au cours d'une passionnante discussion à propos de sa note "L'art de la guerre 2" -
15:35 Publié dans Poésie | Lien permanent | Commentaires (0)