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mardi, 01 novembre 2005

Virez-les, ils puent. Aidez-les, ils souffrent

"Quand Balladur 1er était premier ministre, la rumeur publique le disait convaincu que SDF signifiait "Samedi, Dimanche et Fêtes". Patrick Declerck ne rapporte pas ce trait dans Le sang nouveau est arrivé (92 pages, 5,50 euros, Gallimard). C'est trop gentil et trop léger et cela ferait un hiatus dans son pamphlet, un vrai pamphlet dans le règles de l'art : violent, radical, excessif, brillant, impitoyable, talentueux, cynique, sarcastique, informé. Car rien ne sera jamais "trop" pour dénoncer "l'horreur SDF".
Ceux qui avaient lu son grand livre sur les clochards de Paris ne l'ont pas oublié. Sa parution il y a quatre ans sous le titre Les Naufragés, sous le prestigieux parrainage de Jean "Terre Humaine" Malaurie, avait ébranlé de très nombreux lecteurs. Mais il s'agissait d'un gros livre d'ethnologie urbaine, hallucinante descente aux enfers près de chez nous. Cette fois, il devrait toucher davantage de monde encore car son brûlot est encore plus puissant.
Patrick Declerck est un homme en colère, nietzschéen sur les bords ("Il faut tirer sur la morale"), mais il y a surtout du Léon Bloy en lui : stylé, drôle, cruel. Sauf que lui, contrairement à Léon, bouffe du curé à toutes les pages, mais pas que du curé : du notable, du ministre, du responsable humanitaire, du militant des grandes causes, de l'assistante sociale bien dévouée. Il vomit la compassion, les bons sentiments, l'amour des professionnels de la chose même s'ils sont bénévoles.
Il n'y a que lui pour remarquer que le décret interdisant encore la mendicité dans les gares est daté du 22 mars 1942. Pour traiter Sarkozy de "politicaillon populiste, idéologue pour foire agricole, Marc-Antoine de kermesse aux boudins et auteur d'une loi salope visant à traquer et harceler les plus pauvres". Pour rappeler que des réfugiés afghans sans-papiers réveillés sur le parvis de la gare de l'Est ont été verbalisés pour camping sauvage. Pour dénoncer "la bien-pensance démocratomane". Mais il ne se contente pas de gueuler en défense de ceux de la rue qu'il connaît mieux que quiconque. Il pointe d'abord les paradoxes : le clodo fait peur à la société et dans le même temps elle veut l'aider ("Virez-les, ils puent. Aidez-les, ils souffrent"). Ainsi le policier et l'humanitaire se trouvent-ils embarqués dans une valse à deux temps qui fausse tout.
Declerck souffre que nos haines ne soient plus que conceptuelles. Que nul ne dénonce aussi haut et fort que lui le cloaque que le monde est devenu. Il aimerait que les autres gueulent autant que lui contre le fait que près de 500 000 personnes en France gravitent "autour de ce trou noir qu'est la rue".
Rien ne le révolte comme d'entendre parler de volonté, sur le mode : ceux qui vivent dans la rue y sont par choix et par goût (un peu comme les putes, en somme, qui ont ça dans la peau, air connu). Il les connaît bien, et pour cause. Alors il sort armé de son Spinoza et son Schopenhauer et son Héraclite pour brandir le daimon (destin) contre la volonté qui n'existe pas. L'homme ne fait pas ce qu'il veut mais ce qu'il peut, compris ?  A ses yeux, il n'y a que "les humanistes crétinisés", c'est à dire la majorité de la population, pour s'imaginer qu'on vit dans la rue parce qu'on aime ça. Celle-là même qui ne détourne pas la tête quand un hirsute aviné meurt d'hypothermie en pleine rue au début de l'automne, mais qui se scandalise bruyamment  lorsqu'une meute des mêmes crève littéralement de froid sur les marches de Notre-Dame le soir de Noël.
Il n'a pas de mots assez durs pour fustiger "l'immuable bêtise du système d'aide et d'accompagnement des SDF", son impuissance à gérer adéquatement l'alcoolisme et la dépression. C'est après le système qu'il en a, non après les personnes qui le servent.
"Clodo, de par sa souffrance et son drame, illustre la terrifiante vérité de la société (...) SDF, prostituées et prisonniers sont cousins. Ils sont là pour témoigner du fond ultime des choses : c'est qu'il n'existe pas, et qu'il ne peut pas exister d'alternatives viables au canon de la bonne normalité (...) Que l'on ne s'y trompe pas. La souffrance des pauvres et des fous est organisée, mise en scène et nécessaire. L'ordre social est à ce prix".
La solution ? Patrick Declerck la résume en trois mots : revenu minimum d'existence. Sans contrepartie aucune. Car la rue est une horreur. Il faut donc rendre illégale la mise à la rue et s'en donner les moyens. Selon lui, c'est ce que la société doit à ses errants de force et ses sans-abris contraints.
On referme le livre et on se demande s'il n'en ferait pas un peu trop. Et en attendant son tour chez le dentiste, on feuillette d'un oeil distrait le dernier numéro du Figaro Madame. Toute une page sur le "Grand prix pour l'action humanitaire 2005", co-production Madame Figaro et Arte (mai oui) où il est question de choisir entre "quatre femmes d'exception et de courage" (il s'agit de celles qui organisent, pas des autres) et le tout dans une rubrique intitulée "People" ! Declerck en a rêvé, ils l'ont fait !
Alors on se dit que non, décidément, il n'en fera jamais trop."
Extrait de LA RÉPUBLIQUE DES LIVRES
Le blog de Pierre Assouline
29 octobre 2005
http://passouline.blog.lemonde.fr/

16:55 Publié dans Politique | Lien permanent | Commentaires (0)

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