mercredi, 08 avril 2015
Kafka à Milena
"Je t'aime comme la mer aime le gravier de ses profondeurs"
Peinture de Annie Caizergues parue dans la revue L'instant du monde
19:36 Publié dans amour, illuminations | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : kafka, annie caizergues
dimanche, 29 mars 2009
Sacré Vendredi 13 !
Ça commence mal cette histoire. À peine servis les apéritifs la discussion s’engage sur un point de doctrine des plus byzantins à la façon d’un combat entre les Horaces et les Curiaces. J’aurais plutôt poussé, moi, à débattre pépère des mérites des boulomanes castels-bonisontains comparés aux vertus des vélocipèdistes de La Ricamarie ou de tout autre sujet laissant place à la respiration et offrant de multiples raisons de trinquer ensemble — tchin-tchin — et vider quelques verres sous ce ciel de vendanges que venaient taquiner des envolées de moucherons. Après tout nous nous retrouvons entre amis autour d’un lapin tombé au champ d’honneur et vite fricassé en gibelotte pour papoter sur pluie et beau temps, et non pour catéchiser l’incrédule à coups d’arguties branlantes, de raisonnements spécieux s’effilochant en mille querelles d’Allemand cependant que les glaçons fondent en larmes dans les anisettes et que le frichti risque le coup de feu sur le fourneau. Mais inutile de se tortiller sur sa chaise à chercher en vain nouvel ordre du jour et tenter ainsi de rompre les chiens, l’affaire est mal partie même si je ne sais plus quel trouble-fête a lancé la question de croire ou non aux bons et mauvais présages, chats noirs ou merles blancs, et autres superstitions. Maintenant, voilà : c’est la vraie foire d’empoigne où l’un agonit l’autre, l’autre incendie l’un, tous se chamaillant à qui mieux mieux. Nous ne sommes même pas douze apôtres réunis pour célébrer les qualités de ce lapin qu’on se croirait déjà treize à table !
Une fois — je raconte à nouveau — je me suis trouvé moi-même nez à nez, figurez-vous, avec un pendu. Je devais avoir sept ans et cela s’est passé dans un bois près de Claveisolles, j’étais sans doute aux champignons ; “ Non, pas du tout hallucinogènes ! ” je réplique à Anne-Marie qui, certes, a entendu cent fois l’histoire mais prétend maintenant que j’invente, qu’à chaque nouvelle version j’en rajoute. Mon bonhomme se balançait bel et bien au bout d’une branche, il tirait une drôle de langue et son cou de poulet saucissonné par la cravate de chanvre achevait de lui donner cet air flapi qu’ont les pantins de chiffon accrochés à leur patère la farce terminée. Longtemps j’ai tenu la chose secrète, de jeudi en jeudi me rendant en catimini aux pieds de mon pendu lui faire mes confidences, tenter aussi d’obtenir son intercession auprès des puissances obscures qui régissent nos destinées dans l’espoir idiot d’échapper ainsi à la vie de traîne-chagrin qui m’était faite alors. Eh bien, ne croyez ni à Dieu ni à Diable si vous voulez, mais quand l’automne venu des braconniers à la traque d’un sanglier sont tombés dessus et se sont partagé un bout de corde pourtant déjà bien élimé, dans la saison l’un s’est enrichi d’un champ d’une centaine d’arpents tandis que l’autre, du même coup, héritait d’un troupeau de trente cornes. Que mon pendu ait porté bonheur à toute la paroisse n’empêcha point cependant qu’il fût pour moi porte-poisse puisque, sitôt l’affaire classée, je quittai la communale et, pour me permettre de mieux oublier, on m’enferma illico presto dans une boîte de curés.
Comme Anne-Marie convient qu’il serait finalement trop facile de dénicher un macchabée chaque matin pour qu’à midi vous tombent dans le bec des cailles toutes rôties accompagnées de leurs cèpes farcis et qu’aussi ma petite anecdote à double tranchant a drôlement égayé l’atmosphère, une seconde j’espère que nous allons embrayer sur sujet moins branquignol que les superstitions et autres croyances absurdes en l’au-delà et qu’est-ce que vous pensez je dis, comme ça, de la dernière récolte qui nous promet, je crois, un bon millésime pour les bordeaux et de fameux pots de côtes à venir, non ? … Un ange passe. Tout le monde alentour me fait d’abord des yeux de merlan frit, mais bien vite se ressaisit pour aussitôt relancer de plus belle la machine à tricoter les théories fumeuses, les jacasseries sans fin et — Hardi, petit ! — voilà que c’est reparti comme en quatorze ! Quand l’irrationnel s’est emparé d’esprits échauffés, qu’il a bien fait son nid dans la conversation au point de tout accaparer, alors vous ne pourrez jamais empêcher que Pierre n’ait une vague expérience de table tournante à mettre sur le tapis tandis que la langue de Paul lui démange déjà d’expliquer comment, ayant sans mauvais calcul écrasé le matin un chat noir, il fut de manière bizarre pris de coliques néphrétiques dès le soir. Et maintenant même ma femme lâchant ses casseroles décide d’entrer dans la danse, d’ajouter son grain de sel, férue à tous crins de réincarnation et de polka des planètes. Je présage que ce charivari va tantôt tourner vinaigre et , pour finir, ce damné lapin nous aura jeté le mauvais œil, voilà tout.
Sans doute eût-il été plus sage, avant que de claironner ripaille, d’examiner en bon aruspice les entrailles de ce garenne pour décider de l’opportunité d’une telle réunion plutôt que de les abandonner à la voracité des bâtards du voisinage et voir ainsi de quel oracle auraient accouché Dionysos, Artémis d’Éphèse ou les divinités champêtres et de la convivialité réunies. Comment aurais-je pu imaginer, à moi tout seul et avec ma franche naïveté, que le sacrifice de ce malheureux mammifère allait tous nous précipiter dans des polémiques de chiffonniers, crêpages de chignons et furieuses prises de becs ; rendus les uns comme les autres aux confins de la folie ? Aurais-je jamais pu soupçonner, il y a seulement deux lunes, que nombre de mes amis fussent à ce point tourmentés par diableries, sciences occultes et trèfles à quatre feuilles jusqu’à vouer aux gémonies ceux d’entre nous qui, ayant les deux pieds bien établis sur terre, ne se soucient d’avoir à passer sous une échelle pas plus qu’ils n’envisagent se rendre à La Mecque en pédalo et n’ont cure des “ Abracadabra ” de la cabale pas davantage que des “ Alléluia ” de la calotte. Boniments de chaisières un poil foldingues ou de bedeaux illuminés, préceptes de gourous berrichons ou prédictions d’astrologues carpentrassiens semblent ainsi en avoir saisi plus d’un qui, croyant dur comme fer à ce bric-à-brac mystique et redoutant partout couteaux en croix et salières renversées, s’est mis martel en tête pour convertir le reste de la tablée à son dada surréaliste et maintenant, dans le brouhaha des controverses, les rodomontades des uns et les cris d’orfraie des autres, c’est comme la vague et confuse appréhension d’une menace qui soudain plane sur l’ensemble de l’assistance. Oiseau de malheur que ce maudit lapin !
Sous la tonnelle les senteurs vives et framboisées des vendanges alentour que traversent, par effluves, les parfums mêlés de l’été finissant et des premiers labours d’automne pourtant voudraient incliner à plus large tolérance, à rire aussi ensemble de bon cœur et pour un rien, — je ne sais pas, moi — à cause des pétanqueurs castels-bonisontains par exemple ou peut-être des cyclistes moustachus de La Ricamarie, enfin danser le chahut copains-copains et nous féliciter de l’heureuse participation du soleil à ces agapes de septembre plutôt qu’abdiquer toute raison et courir à la castagne à force de furie des croyances à mystères pour les uns et d’acharnement dans une incrédulité sans partage pour les autres. Le monde n’appartient à personne, hasarde Anne-Marie espérant de la sorte calmer le jeu, et l’éternité aussi est inutile. Elle a lâché ça d’une petite voix rose bonbon certes, mais presque sans avoir l’air de rien en somme et pensant bien faire. Quand même, c’est un peu comme si, tout d’un coup, elle s’était mise à brailler à pleins poumons “ Il n’est de sauveurs suprêmes : ni Dieu, ni César, ni tribun ; joyeux ripailleurs sauvons-nous nous-mêmes, décrétons le salut commun ! ” Devant le hourvari de clameurs que soulève aussitôt dans chaque camp semblable assertion et la pagaille qui s’ensuit, les plus sensés un instant songent à se réfugier dans les montagnes du Montana pour échapper au pire tandis qu’Anne-Marie, profil bas, pique du nez dans son assiette sur deux tibias de lapin croisés là on ne sait ni par qui ni comment. On sent bien malgré la douceur de l’air ambiant et les suaves odeurs d’automne que quelque chose entre nous vacille, chancelle et menace de sombrer qui va, pour finir, nous laisser le souvenir de ce satané lapin en travers de l’estomac.
Au dessert l’étripage est à son comble et l’indifférence générale envers l’île flottante pour laquelle personne ne semble maintenant avoir le moindre goût. Personne non plus ne prête attention à cette escadrille de moucherons qui depuis lurette nous tournicote devant les mirettes et, subitement, se lance à l’attaque des tours d’or et d’argent du World Trade Center plantées dans la crème anglaise comme une décoration certes assez prétentieuse et imbécile au milieu des blancs d’œufs battus en neige. Quand Anne-Marie hurle “ Attention ! ” il est déjà trop tard. Déstabilisée par les habiles bestioles l’une des Twin Towers s’effondre dans mon arabica, l’autre s’affaisse lamentablement dans la tasse d’Anne-Marie. “ MERDRE ! ” tout le monde crie, éclaboussé. C’en est fait de mon café, il fout le camp et remontent à la surface des flopées de dollars en marmelade cependant que vibrionnant autour de nous le gang des moucherons entame avec insolence le fameux “ In God we trust ”. Sacré vendredi 13, j’en conclus à part moi, pour une histoire qui, si mal commencée, ne pouvait finir autrement que dans la panade.
Pierre Autin-Grenier
Extrait de « L’Éternité est inutile » (Gallimard/L’Arpenteur, 2002).
Cette nouvelle et le tableau de Annie Caizergues ont paru dans la revue L'instant du monde n° 1 (2002)
00:20 Publié dans Grands textes | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : pierre autin-grenier, annie caizergues, vendredi 13
vendredi, 16 mai 2008
Toute la nuit...
Toute la nuit nous avons ramé jusqu’au large
Aux mains du vent
Et rapatrié de la panse intime de la mer des cercueils mayas
Gravés en idéogrammes
Sur le sable
Nous avons recompté
Les syllabes
Plus jaunes que la rouille
Au moment de dire le nom
Des bourreaux ont surgi
Et s’avancent vers nous
L’ennemi qu’on n’attendait pas commence par effacer le verbe signe de notre identité
Peine perdue de tout un siècle
Où l’amertume nous abat dans un vertige inouï
Nous avons fui dans le ravin avec des serpents
Malgré les nuits tumultueuses
Nous nous sommes endormis transis
Blottis les uns contre les autres comme des chimpanzés.
Aucun ne s’éveilla
Personne ne s’intéressa à nous
Seul dieu nous veillait
Nous avons perdu notre langue
Mais nous ne capitulerons pas,
Nous résisterons en rêvant d’autres mondes possibles
Les serpents et les bêtes affolées seront nos alliés.
Sandy Bel, poète amérindienne
Peinture de Annie Caizergues
14:47 Publié dans Poésie | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : poésie, poésie amérindienne, sandy bel, annie caizergues
jeudi, 15 novembre 2007
Sacré Vendredi 13 !
Ça commence mal cette histoire. À peine servis les apéritifs la discussion s’engage sur un point de doctrine des plus byzantins à la façon d’un combat entre les Horaces et les Curiaces. J’aurais plutôt poussé, moi, à débattre pépère des mérites des boulomanes castels-bonisontains comparés aux vertus des vélocipèdistes de La Ricamarie ou de tout autre sujet laissant place à la respiration et offrant de multiples raisons de trinquer ensemble — tchin-tchin — et vider quelques verres sous ce ciel de vendanges que venaient taquiner des envolées de moucherons. Après tout nous nous retrouvons entre amis autour d’un lapin tombé au champ d’honneur et vite fricassé en gibelotte pour papoter sur pluie et beau temps, et non pour catéchiser l’incrédule à coups d’arguties branlantes, de raisonnements spécieux s’effilochant en mille querelles d’Allemand cependant que les glaçons fondent en larmes dans les anisettes et que le frichti risque le coup de feu sur le fourneau. Mais inutile de se tortiller sur sa chaise à chercher en vain nouvel ordre du jour et tenter ainsi de rompre les chiens, l’affaire est mal partie même si je ne sais plus quel trouble-fête a lancé la question de croire ou non aux bons et mauvais présages, chats noirs ou merles blancs, et autres superstitions. Maintenant, voilà : c’est la vraie foire d’empoigne où l’un agonit l’autre, l’autre incendie l’un, tous se chamaillant à qui mieux mieux. Nous ne sommes même pas douze apôtres réunis pour célébrer les qualités de ce lapin qu’on se croirait déjà treize à table !
Une fois — je raconte à nouveau — je me suis trouvé moi-même nez à nez, figurez-vous, avec un pendu. Je devais avoir sept ans et cela s’est passé dans un bois près de Claveisolles, j’étais sans doute aux champignons ; “ Non, pas du tout hallucinogènes ! ” je réplique à Anne-Marie qui, certes, a entendu cent fois l’histoire mais prétend maintenant que j’invente, qu’à chaque nouvelle version j’en rajoute. Mon bonhomme se balançait bel et bien au bout d’une branche, il tirait une drôle de langue et son cou de poulet saucissonné par la cravate de chanvre achevait de lui donner cet air flapi qu’ont les pantins de chiffon accrochés à leur patère la farce terminée. Longtemps j’ai tenu la chose secrète, de jeudi en jeudi me rendant en catimini aux pieds de mon pendu lui faire mes confidences, tenter aussi d’obtenir son intercession auprès des puissances obscures qui régissent nos destinées dans l’espoir idiot d’échapper ainsi à la vie de traîne-chagrin qui m’était faite alors. Eh bien, ne croyez ni à Dieu ni à Diable si vous voulez, mais quand l’automne venu des braconniers à la traque d’un sanglier sont tombés dessus et se sont partagé un bout de corde pourtant déjà bien élimé, dans la saison l’un s’est enrichi d’un champ d’une centaine d’arpents tandis que l’autre, du même coup, héritait d’un troupeau de trente cornes. Que mon pendu ait porté bonheur à toute la paroisse n’empêcha point cependant qu’il fût pour moi porte-poisse puisque, sitôt l’affaire classée, je quittai la communale et, pour me permettre de mieux oublier, on m’enferma illico presto dans une boîte de curés.
Comme Anne-Marie convient qu’il serait finalement trop facile de dénicher un macchabée chaque matin pour qu’à midi vous tombent dans le bec des cailles toutes rôties accompagnées de leurs cèpes farcis et qu’aussi ma petite anecdote à double tranchant a drôlement égayé l’atmosphère, une seconde j’espère que nous allons embrayer sur sujet moins branquignol que les superstitions et autres croyances absurdes en l’au-delà et qu’est-ce que vous pensez je dis, comme ça, de la dernière récolte qui nous promet, je crois, un bon millésime pour les bordeaux et de fameux pots de côtes à venir, non ? … Un ange passe. Tout le monde alentour me fait d’abord des yeux de merlan frit, mais bien vite se ressaisit pour aussitôt relancer de plus belle la machine à tricoter les théories fumeuses, les jacasseries sans fin et — Hardi, petit ! — voilà que c’est reparti comme en quatorze ! Quand l’irrationnel s’est emparé d’esprits échauffés, qu’il a bien fait son nid dans la conversation au point de tout accaparer, alors vous ne pourrez jamais empêcher que Pierre n’ait une vague expérience de table tournante à mettre sur le tapis tandis que la langue de Paul lui démange déjà d’expliquer comment, ayant sans mauvais calcul écrasé le matin un chat noir, il fut de manière bizarre pris de coliques néphrétiques dès le soir. Et maintenant même ma femme lâchant ses casseroles décide d’entrer dans la danse, d’ajouter son grain de sel, férue à tous crins de réincarnation et de polka des planètes. Je présage que ce charivari va tantôt tourner vinaigre et , pour finir, ce damné lapin nous aura jeté le mauvais œil, voilà tout.
Sans doute eût-il été plus sage, avant que de claironner ripaille, d’examiner en bon aruspice les entrailles de ce garenne pour décider de l’opportunité d’une telle réunion plutôt que de les abandonner à la voracité des bâtards du voisinage et voir ainsi de quel oracle auraient accouché Dionysos, Artémis d’Éphèse ou les divinités champêtres et de la convivialité réunies. Comment aurais-je pu imaginer, à moi tout seul et avec ma franche naïveté, que le sacrifice de ce malheureux mammifère allait tous nous précipiter dans des polémiques de chiffonniers, crêpages de chignons et furieuses prises de becs ; rendus les uns comme les autres aux confins de la folie ? Aurais-je jamais pu soupçonner, il y a seulement deux lunes, que nombre de mes amis fussent à ce point tourmentés par diableries, sciences occultes et trèfles à quatre feuilles jusqu’à vouer aux gémonies ceux d’entre nous qui, ayant les deux pieds bien établis sur terre, ne se soucient d’avoir à passer sous une échelle pas plus qu’ils n’envisagent se rendre à La Mecque en pédalo et n’ont cure des “ Abracadabra ” de la cabale pas davantage que des “ Alléluia ” de la calotte. Boniments de chaisières un poil foldingues ou de bedeaux illuminés, préceptes de gourous berrichons ou prédictions d’astrologues carpentrassiens semblent ainsi en avoir saisi plus d’un qui, croyant dur comme fer à ce bric-à-brac mystique et redoutant partout couteaux en croix et salières renversées, s’est mis martel en tête pour convertir le reste de la tablée à son dada surréaliste et maintenant, dans le brouhaha des controverses, les rodomontades des uns et les cris d’orfraie des autres, c’est comme la vague et confuse appréhension d’une menace qui soudain plane sur l’ensemble de l’assistance. Oiseau de malheur que ce maudit lapin !
Sous la tonnelle les senteurs vives et framboisées des vendanges alentour que traversent, par effluves, les parfums mêlés de l’été finissant et des premiers labours d’automne pourtant voudraient incliner à plus large tolérance, à rire aussi ensemble de bon cœur et pour un rien, — je ne sais pas, moi — à cause des pétanqueurs castels-bonisontains par exemple ou peut-être des cyclistes moustachus de La Ricamarie, enfin danser le chahut copains-copains et nous féliciter de l’heureuse participation du soleil à ces agapes de septembre plutôt qu’abdiquer toute raison et courir à la castagne à force de furie des croyances à mystères pour les uns et d’acharnement dans une incrédulité sans partage pour les autres. Le monde n’appartient à personne, hasarde Anne-Marie espérant de la sorte calmer le jeu, et l’éternité aussi est inutile. Elle a lâché ça d’une petite voix rose bonbon certes, mais presque sans avoir l’air de rien en somme et pensant bien faire. Quand même, c’est un peu comme si, tout d’un coup, elle s’était mise à brailler à pleins poumons “ Il n’est de sauveurs suprêmes : ni Dieu, ni César, ni tribun ; joyeux ripailleurs sauvons-nous nous-mêmes, décrétons le salut commun ! ” Devant le hourvari de clameurs que soulève aussitôt dans chaque camp semblable assertion et la pagaille qui s’ensuit, les plus sensés un instant songent à se réfugier dans les montagnes du Montana pour échapper au pire tandis qu’Anne-Marie, profil bas, pique du nez dans son assiette sur deux tibias de lapin croisés là on ne sait ni par qui ni comment. On sent bien malgré la douceur de l’air ambiant et les suaves odeurs d’automne que quelque chose entre nous vacille, chancelle et menace de sombrer qui va, pour finir, nous laisser le souvenir de ce satané lapin en travers de l’estomac.
Au dessert l’étripage est à son comble et l’indifférence générale envers l’île flottante pour laquelle personne ne semble maintenant avoir le moindre goût. Personne non plus ne prête attention à cette escadrille de moucherons qui depuis lurette nous tournicote devant les mirettes et, subitement, se lance à l’attaque des tours d’or et d’argent du World Trade Center plantées dans la crème anglaise comme une décoration certes assez prétentieuse et imbécile au milieu des blancs d’œufs battus en neige. Quand Anne-Marie hurle “ Attention ! ” il est déjà trop tard. Déstabilisée par les habiles bestioles l’une des Twin Towers s’effondre dans mon arabica, l’autre s’affaisse lamentablement dans la tasse d’Anne-Marie. “ MERDRE ! ” tout le monde crie, éclaboussé. C’en est fait de mon café, il fout le camp et remontent à la surface des flopées de dollars en marmelade cependant que vibrionnant autour de nous le gang des moucherons entame avec insolence le fameux “ In God we trust ”. Sacré vendredi 13, j’en conclus à part moi, pour une histoire qui, si mal commencée, ne pouvait finir autrement que dans la panade.
Pierre Autin-Grenier
Extrait de « L’Éternité est inutile » (Gallimard/L’Arpenteur, 2002).
Cette nouvelle et le tableau de Annie Caizergues ont paru dans la revue L'instant du monde n° 1 (2002)
00:20 Publié dans Grands textes | Lien permanent | Commentaires (8) | Tags : pierre autin-grenier, annie caizergues, sacré vendredi 13
vendredi, 20 avril 2007
Un inédit (de circonstance) de Pierre Autin-Grenier
ÉCOULEMENT DU TEMPS
Comme à la pendule de la cuisine le temps avait pris un coquet retard et qu’à moins de remplacer les piles fatiguées par des en pleine forme il paraissait évident que ce laisser-aller ne pouvait qu’empirer au fil de la journée, j’ai décidé de mettre à profit cette défaillance mécanique et employer les heures ainsi rendues disponibles à quelque éblouissante futilité susceptible d’un instant m’alléger l’âme. Nous étions une fois de plus en pleine période de guerre civile larvée et, certains jours, l’atmosphère en devenait d’une moiteur franchement étouffante.
Le couvre-feu interdisant toute sortie en soirée, bien qu’en ce début mai le ciel soit déjà d’été, je suis allé m’enfermer l’après-midi dans la petite salle du Rivoli revoir un de ces navets à la gloire du régime qui, pris au second degré, me font toujours intérieurement pleurer de rire tant le grotesque y dispute au grandiloquent sans que les protagonistes semblent seulement se douter qu’une telle mise en scène de leur bêtise les condamne à court terme au poteau. Si trois veilleuses mouchardes ne tremblotaient en permanence au plafond l’assistance serait certainement secouée de fou rire, au lieu de quoi tout le monde se lève et applaudit à la fin du film tandis que la régie envoie l’Hymne au Travail, comme l’exige le nouveau règlement.
Cette absurde pantomime sur écran géant m’aurait sans doute déridé pour un bon moment si, au sortir de la séance, je n’étais tombé sur un sévère accrochage entre une brigade de patriotes et les forces paramilitaires pour le maintien de l’ordre. Deux miliciens blessés avait porté leurs congénères au comble du vertige qui firent feu à l’étourdie sur tout ce qui bougeait et semblait encore vouloir vivre. En un éclair une dizaine de jeunes gens du côté de leur dix-huitième année à peine furent abattus à même le pavé et quelques autres prestement embarqués qu’on ne reverrait sans doute plus à l’air libre avant longtemps. Tous les passants à plat ventre sur les trottoirs, casquettes et chapeaux ayant roulé au caniveau, certains aplatis contre les murs des immeubles et mains en l’air selon l’habitude. J’étais resté debout devant le cinéma tel un automate sans ressort, songeant dans le vide à l’époque ma foi heureuse d’avant l’entrée en vigueur des pouvoirs exceptionnels.
Sur le chemin du retour je suis passé par la quincaillerie Blondet voir s’il ne s’y trouverait pas par hasard deux piles neuves pour ma pendule. Certains jours on vieillit plus vite que d’autres certes, mais je me suis dit qu’il devenait quand même urgent que le temps reprenne au plus tôt son cours.
P.A.G
Extrait de « C’est tous les jours comme ça », inédit.
Dernier ouvrage paru : "L'ange au gilet rouge", nouvelles, L'Arpenteur Gallimard, avril 2007
Peinture de Annie Caizergues
08:00 Publié dans Inédits | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : littérature, art, inédit, Pierre Autin-Grenier, Annie Caizergues