samedi, 02 mai 2020
Le Chancellor (Jules Verne)
Prodigieux ; Verne n’a visité pratiquement aucun des lieux qu’il décrit, utilisant atlas, récits de voyage et manuels de géographie. Ensuite, le succès venant, il a pu voyager, mais dès les premiers Voyages Extraordinaires, on y est, les descriptions sont parfaites, le style rythmé, précis, varié, vif, et le vocabulaire d'une extrême richesse. Son œuvre, pour qui aime les mots, est un fabuleux dictionnaire. Il a commencé par écrire des pièces de théâtre, on le sent dans sa façon de construire ses intrigues, développer sa narration, il ménage toujours effets de surprise et coups de théâtre. Verne est un enchanteur. Il a créé des personnages hors du commun, inoubliables, comme Phileas Fogg dans le fabuleux Tour du monde en 80 jours – dont J.M.G. Le Clézio dit « qu’il part parce qu’il a fait un pari contre lui-même » – des aventuriers fous mais si puissants, si justes, si vrais finalement comme le capitaine Nemo et sa fameuse devise : Mobilis in mobile (petite erreur rectifiée ensuite, il fallait écrire Mobilis in mobili, mais la première formule, plus musicale, est restée) qui est la base de toute stratégie. Outre ces archétypes, on trouve dans son œuvre des pépites méconnues, comme Le Chancellor. Atypique dans son œuvre, très noir. Il se présente comme le journal de bord d’un passager ordinaire pour une traversée banale. Au départ d’un cargo qui transporte des passagers entre l’Amérique et la France. Mais bien vite, c’est le cauchemar. Les catastrophes s’accumulent, un groupe de survivants se retrouve sur un radeau (réminiscence sans doute de l’épisode du Radeau de la Méduse qui marqua les esprits en 1816, à cause notamment du tableau de Géricault). Toute la fin du roman repose sur la question : peut-on, doit-on manger de la chair humaine pour survivre ? Verne l’aborde de front, sans sentimentalisme. Les personnages sonnent juste. On est sur ce radeau. Le suspense est bien mené et si l’on retrouve certains des défauts de Verne (personnages parfois un peu sommaires, taillés à la hache), Le Chancellor montre la diversité d’inspiration d’une œuvre dont on n’a pas sans doute encore découvert tous les aspects. Son point faible, c’est l’amour – là il est très XIXe – ses personnages manquent de chair. Son humour le porte parfois au sublime, comme cette réflexion de Pencroff dans l’île mystérieuse : « Pourquoi serions-nous malades, puisqu’il n’y a pas de médecins dans l’île ? » Certes, l’analyse de Barthes dans Mythologies est judicieuse : « Verne appartient à la lignée progressiste de la bourgeoisie : son œuvre affiche que rien ne peut échapper à l’homme, que le monde, même le plus lointain, est comme un objet dans sa main (…) Le geste profond de Jules Verne, c’est donc, incontestablement, l’appropriation. L’image du bateau, si importante dans la mythologie de Verne, ne le contredit nullement, bien au contraire : le bateau peut bien être symbole du départ ; il est, plus profondément, chiffre de la clôture. Le goût du navire est toujours joie de s’enfermer parfaitement, de tenir sous sa main le plus grand nombre possible d’objets. De disposer d’un espace absolument fini : aimer les navires, c’est d’abord aimer une maison superlative parce que close sans rémission, et nullement les grands départs vagues ; le navire est un fait d’habitat avant d’être un moyen de transport. Or tous les bateaux de Jules Verne sont bien des coins du feu parfaits, et l’énormité de leur périple ajoute encore au bonheur de leur clôture, à la perfection de leur humanité intérieure. Le Nautilus est à cet égard la caverne adorable : la jouissance de l’enfermement atteint son paroxysme lorsque, au sein de cette intériorité sans fissure, il est possible de voir par une grande vitre le vague extérieur des eaux, et de définir ainsi dans un même geste l’intérieur par son contraire (…) L’imagination du voyage correspond chez Verne à une exploration de la clôture, et l’accord de Verne et de l’enfance ne vient pas d’une mystique banale de l’aventure, mais au contraire d’un bonheur commun du fini, que l’on retrouve dans la passion enfantine des cabanes et des tentes : s’enclore et s’installer, tel est le rêve existentiel de l’enfance et de Verne. L’archétype de ce rêve est ce roman presque parfait : L’Île mystérieuse, où l’homme-enfant réinvente le monde, l’emplit, l’enclot, s’y enferme, et couronne cet effort encyclopédique par la posture bourgeoise de l’appropriation : pantoufles, pipe et coin du feu, pendant que dehors la tempête, c’est-à-dire l’infini, fait rage inutilement. » Mais on aurait tort de le résumer à cette analyse. Pour J.M.G. Le Clézio, « Ses romans sont des livres de héros plus que d’aventures technique. » « Et en plus, ce qui séduit les enfants qui ne s’intéressent pas au style, mais qui cherchent une pâture pour leur imagination, c’est cette véracité de ton qui vient de ce que Jules Verne vivait ses aventures en les écrivant. » Et pourtant, précise-t-il plus loin : « Je me souviens qu’enfant je reconnaissais les phrases de Jules Verne. C’est là que j’ai senti pour la première fois ce qu’est le style. » Et : « Mais le génie de Verne c’est de donner à la fois une description du monde étonnante et une réduction des grands drames de l’humanité en symboles tels qu’ils peuvent déjà être sentis par un enfant. » Michel Foucault, dans un numéro de l’Arc (1966) pointe un aspect très particulier la construction de ses récits : « Les récits de Jules Verne sont merveilleusement pleins de ces discontinuités dans le mode de la fiction. Sans cesse le rapport établi entre narrateur, discours et fable se dénoue et se reconstitue selon un nouveau dessin. Le texte qui raconte, à chaque instant se rompt ; il change de signe, s’inverse, prend distance, vient d’ailleurs comme d’une autre voix. Des parleurs, surgis on ne sait d’où, s’introduisent, font taire ceux qui le précédaient, tiennent un instant leur discours propre, et puis soudain, cèdent la parole à un autre de ces visages anonymes, de ces silhouettes grises. » On pourrait multiplier les exemples : « Ce soir, un étranger qui se fût trouvé à Baltimore n’eût pas obtenu, même à prix d’or de pénétrer dans la grande salle. » Ou : « On s’étonnera peut-être de voir Barbicane et ses compagnons si peu soucieux de l’avenir… » Exemple de son style sec et précis, sans sentimentalisme : « Je vois encore la pose du capitaine Nemo. Replié sur lui-même, il attendait avec un admirable sang-froid le formidable squale, et lorsque celui-ci se précipita sur lui, le capitaine, se jetant de côté avec une prestesse prodigieuse, évita le choc et lui enfonça son poignard dans le ventre. Mais tout n’était pas dit. Un combat terrible s’engagea. » Selon Claude Santelli, il est le plus grand et le seul romancier épique français.
Raymond Alcovère
02:09 Publié dans Grands textes, Histoire littéraire | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jules verne, le chancellor
vendredi, 01 mai 2020
Madame Bovary (Gustave Flaubert)
Il est géant, à tous points de vue, et double : « Il y a en moi, littérairement parlant, deux bonshommes distincts : un qui est épris de gueulades, de lyrisme, de grands vols d’aigle, de toutes les sonorités de la phrase et des sommets de l’idée ; un autre qui fouille et creuse le vrai tant qu’il peut, qui aime à accuser le petit fait aussi puissamment que le grand, qui voudrait vous faire sentir presque matériellement les choses qu’il reproduit. » D’une intelligence prodigieuse : « Tout le rêve de la démocratie est d'élever le prolétaire au niveau de bêtise du bourgeois. Le rêve est en partie accompli. » « Il y a de par le monde une conjuration générale contre deux choses, à savoir la poésie et la liberté. » Sa Correspondance témoigne de sa lucidité, de son désenchantement. Et puis il y a ces fameuses leçons de littérature, qui ont hanté des générations d’écrivains : « Ce qui me semble beau, ce que je voudrais faire, c’est un livre sur rien, un livre sans attache extérieure, qui se tiendrait lui-même par la force interne de son style, comme la terre sans être soutenue se tient en l’air, un livre qui n’aurait presque pas de sujet, ou du moins le sujet serait presque invisible, si cela se peut. Les œuvres les plus belles sont celles où il y a le moins de matière ; plus l’expression se rapproche de la pensée, plus le mot colle dessus et disparaît, plus c’est beau. Je crois que l’avenir de l’Art est dans ces voies. » Il est un de ceux qui a le mieux parlé de l’écriture, un de ceux qui l’a vécue le plus intensément, qui est allé au bout de quelque chose. Lettre à Louise Colet, du 1er février 1852 : « Je suis un homme-plume. Je sens par elle, à cause d’elle, par rapport à elle et beaucoup plus avec elle. » Le 23 décembre 1853 : « N'importe, bien ou mal, c'est une délicieuse chose que d'écrire ! Que de ne plus être soi, mais de circuler dans toute la création dont on parle. Aujourd'hui, par exemple, homme et femme tout ensemble, amant et maîtresse à la fois, je me suis promené à cheval dans une forêt, par un après-midi d'automne, sous des feuilles jaunes, et j'étais les chevaux, les feuilles, le vent, les paroles qu'ils se disaient et le soleil rouge qui faisait s’entrefermer leurs paupières noyées d'amour.» Quelques mois plus tôt (le 26 août 1853) : « Ce qui me semble à moi, le plus haut dans l’Art (et le plus difficile), ce n’est ni de faire rire, ni de faire pleurer, ni de vous mettre en rut ou en fureur, mais d’agir à la façon de la nature, c’est-à-dire de faire rêver. Aussi les très belles œuvres ont ce caractère. Elles sont sereines d’aspect et incompréhensibles. Quant au procédé, elles sont immobiles comme des falaises, houleuses comme l’Océan, pleines de frondaisons, de verdures et de murmures comme des bois, tristes comme le désert, bleues comme le ciel. Homère, Rabelais, Michel-Ange, Shakespeare, Goethe m’apparaissent impitoyables. Cela est sans fond, infini, multiple. Par de petites ouvertures on aperçoit des précipices ; il y a du noir en bas, du vertige. Et cependant quelque chose de singulièrement doux plane sur l’ensemble ! C’est l’éclat de la lumière, le sourire du soleil, et c’est calme ! C’est calme ! » Madame Bovary est un roman parfait (trop ?), merveilleusement équilibré. Charles Dantzig : « À mon sens le seul chef-d’œuvre construit de tous les chefs-d’œuvre. » En effet, la plupart des chefs-d’œuvre sont souvent brouillons, brinquebalants ; pas celui-ci. Et puis, scandale ; le procureur Pinard (qui deviendra ensuite ministre de l’Intérieur) ne parviendra pas à le faire condamner malgré un réquisitoire de une heure trente (il se rattrapera peu après avec Baudelaire). Flaubert avait bien raison de dire : « Je crois à la haine inconsciente du style. » En effet : « Elle se déshabillait brutalement, arrachant le lacet mince de son corset qui sifflait autour de ses hanches comme une couleuvre qui glisse. » ou encore : « Elle allait sur la pointe de ses pieds nus regarder encore une fois si la porte était fermée, puis elle faisait d’un seul geste tomber tous ses vêtements ; – et, pâle, sans parler, sérieuse, elle s’abattait contre sa poitrine avec un long frisson. » Et aussi : « Il devenait sa maîtresse plutôt qu'elle n'était la sienne... Où donc avait-elle appris cette corruption, presque immatérielle à force d'être profonde et dissimulée ? » Ou : « L’église, comme un boudoir gigantesque, se disposait autour d’elle les voûtes s’inclinaient pour recueillir dans l’ombre la confession de son amour ; les vitraux resplendissaient pour illuminer son visage, et les encensoirs allaient brûler pour qu’elle apparût comme un ange, dans la fumée des parfums. » Dans une lettre de Flaubert à Mademoiselle Leroyer de Chantepie, du 18 mars 1857, ceci : « Avec une lectrice telle que vous, Madame, et aussi sympathique, la franchise est un devoir. Je vais donc répondre à vos questions : Madame Bovary n'a rien de vrai. C'est une histoire totalement inventée ; je n'y ai rien mis ni de mes sentiments ni de mon existence. L'illusion (s'il y en a une) vient au contraire de l'impersonnalité de l'œuvre. C'est un de mes principes, qu'il ne faut pas s'écrire. L'artiste doit être dans son œuvre comme Dieu dans la création, invisible et tout-puissant ; qu'on le sente partout, mais qu'on ne le voie pas. Et puis, l'Art doit s'élever au-dessus des affections personnelles et des susceptibilités nerveuses ! Il est temps de lui donner, par une méthode impitoyable, la précision des sciences physiques ! La difficulté capitale, pour moi, n'en reste pas moins le style, la forme, le Beau indéfinissable résultant de la conception même et qui est la splendeur du Vrai comme disait Platon. » L’Éducation sentimentale me semble plus faible ; trop de longueurs, cette histoire d’amour est lassante ; Proust était fasciné par ceci : « À mon avis, la chose la plus belle de L’Éducation sentimentale, ce n’est pas une phrase, mais un blanc. Flaubert vient de décrire, de rapporter pendant de longues pages, les actions les plus menues de Frédéric Moreau. Frédéric voit un agent marcher avec son épée sur un insurgé qui tombe mort : « Et Frédéric, béant, reconnut Sénécal : » Ici, un blanc, un énorme blanc et, sans l’ombre d’une transition, soudain la mesure du temps devenant au lieu de quarts d’heure, des années, des décades ; je reprends les derniers mots que j’ai cités pour montrer cet extraordinaire changement de vitesse : « Et Frédéric, béant, reconnut Sénécal. Il voyagea. Il connut la mélancolie des paquebots, les froids réveils sous la tente, l’étourdissement des paysages et des ruines, l’amertume des sympathies interrompues. Il revint. » Flaubert a-t-il été traumatisé par le procureur Pinard ? Salammbô (souvent éreinté comme par Roberto Calasso : « Ah l’étincelant naufrage de Salammbô ») est fascinant, notamment la fantastique scène initiale du festin. Les Trois comtes sont une de ses grandes réussites, Hérodias en particulier ; manifestement l’Orient a bien inspiré le Maître. On trouve, en appendice à Bouvard et Pécuchet, le délicieux Dictionnaire des idées reçues. Sous-titré : Le catalogue des opinions chic. Exemples : « Littérature : Occupation des oisifs. Lion : Est généreux – Joue toujours avec une boule. Avocats : ont le jugement faussé à force de plaider le pour et le contre. Échafaud : S'arranger quand on y monte pour prononcer quelques mots éloquents avant de mourir. Exception : Dites qu'elle confirme la règle. Ne vous risquez pas à expliquer comment. Génie : inutile de l'admirer c'est une névrose ! » Flaubert avait souvent la dent dure ; à propos de Thiers, toujours dans sa Correspondance, à George Sand : « Peut-on voir un plus triomphant imbécile, un croûtard plus abject, un plus étroniforme bourgeois ! Non rien ne peut donner l’idée du vomissement que m’inspire ce vieux melon diplomatique, arrondissant sa bêtise sur le fumier de la bourgeoisie !… Il me semble éternel comme la médiocrité ! » Misanthrope aussi ; à George Sand : « Ah comme je suis las de l’ignoble ouvrier, de l’inepte bourgeois, du stupide paysan et de l’odieux ecclésiastique ! C’est pourquoi je me perds, tant que je peux, dans l’Antiquité. Actuellement, je fais parler tous ses dieux, à l’état d’agonie. » Il se plaignait beaucoup, de son époque, des autres : « J’ai le don d’ahurir la critique. La bêtise humaine, actuellement, m’écrase si fort que je me fais l’effet d’une mouche portant sur son dos l’Himalaya. » « Pour moi, voilà le principe : on a toujours affaire à des canailles. On est toujours trompé, dupé, calomnié, bafoué. Mais il faut s’y attendre. Et quand l’exception se présente, remercier le ciel. » Il y a ce mot terrible et assez juste de Jules Renard dans son Journal : « L’œuvre de Flaubert sent un peu l’ennui. » Il a écrit lui-même dans Madame Bovary : « La parole humaine est comme un chaudron fêlé où nous battons des mélodies à faire danser les ours, quand on voudrait attendrir les étoiles. »
Raymond Alcovère
10:21 Publié dans Grands textes, Histoire littéraire | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : madame bovary, gustave flaubert
Le Rouge et le Noir (Stendhal)
« Je regarde et j'ai toujours regardé mes ouvrages comme des billets de loterie » a-t-il écrit. Gagné ! Il est sans doute le plus paradoxal des écrivains, et par là le plus écrivain des écrivains. Sa vie – et son œuvre, elles sont semblables et à ce point-là aussi c’est rare – est pleine de détours, de mystères et de fulgurances. « Nous tenons la plume d’un côté et l’épée de l’autre. » Mérimée, son ami a écrit : « Personne n’a jamais su exactement quels gens il voyait, quels livres il avait écrit, quels voyages il avait fait. » Philippe Sollers note : « Stendhal est très renseigné sur l’argent et la politique. Il a manié plus d’affaires qu’on ne croit. » Vivacité, intelligence, audace, il résume l’esprit français, lui qui aimait par-dessus tout l’Italie, mais il y a plus que des liens entre ces deux pays. « Pas un mot qui s’endorme », écrit Roger Nimier dans sa préface à Le Rouge et le Noir. Et en effet : « Leur bonheur avait quelquefois la physionomie du crime. » Ou encore : « Après une conversation savante de deux grandes heures, où pas un mot ne fut dit au hasard, la finesse du paysan l’emporta sur la finesse de l’homme riche, qui n’en a pas besoin pour vivre. » « Je suis petit, Madame, mais je ne suis pas bas. » « Si vous songez à faire la cour aux hommes qui ont la puissance, votre perte éternelle est assurée. » « Rien n'était laid comme cet homme important, ayant de l'humeur et croyant pouvoir la montrer. » Claude Roy remarque dans son Stendhal par lui-même, que « Un roman de Stendhal est écrit à l’inverse de la façon dont écrivaient neuf sur dix des grands romanciers qui l’ont précédé. Le récit progresse autant par ce qui est dit que par ce qui est escamoté. Il y a deux romans dans Le Rouge et le Noir, le roman des faits imprimés et le roman des faits éludés qui ont une égale importance. On pourrait écrire une autre version de l’histoire de Julien Sorel, qui se situerait tout entière dans les blancs du récit. On imagine un autre écrivain ayant à raconter la première nuit que passe Julien avec Mathilde. Tout ce qu’il aurait à dire, Stendhal l’a mis dans un point-virgule : « La vertu de Julien fut égale à son bonheur ; il faut que je descende par l’échelle, dit-il à Mathilde quand il vit l’aube du jour paraître… » Un point-virgule nous rend compte, et lui seul, d’une nuit entière, de deux amants dans les bras l’un de l’autre, de leurs transports, de leurs propos dans l’amour, de leur plaisir, etc. Ailleurs, dans Vanina Vanini, tout se conclut en une scène de deux minutes contée en trois pages de dialogue. Puis, deux lignes : « Vanina resta anéantie. Elle revint à Rome ; et le journal annonce qu’elle vient d’épouser le prince Savelli. » La vie de Stendhal a été romanesque.
Il écrit avec une vitesse hallucinante : Souvenirs d’égotisme, en 3 semaines (270 pages), La Chartreuse, en 53 jours. Personne n’a écrit aussi vite sa pensée : « Ce n’est point par égotisme que je dis je, c’est qu’il n’y a pas d’autre moyen de raconter vite. » Dans Souvenirs d’égotisme : « J’abhorre la description matérielle. L’ennui de la faire m’empêche de faire des romans. » Il changera d’avis et naîtront des chefs-d’œuvre. Ses romans seront en effet, sur ce point, à l’opposé de ceux de Balzac par exemple (lequel sera néanmoins un des seuls à reconnaître son talent). Souvenirs d’égotisme est peut-être la quintessence de Stendhal, il s’y livre vraiment : « Je suis profondément convaincu que le seul antidote qui puisse faire oublier au lecteur les éternels Je que l’auteur va écrire, c’est une parfaite sincérité. » Et ces Souvenirs se terminent par un véritable feu d’artifice, un des textes les plus étonnants jamais écrits : Les Privilèges. Comme l’a noté Philippe Sollers, à propos de son exergue de Trésor d’amour, consacré à Stendhal : « L'amour a toujours été pour moi la plus grande des affaires, ou plutôt la seule.» : On a l’impression avec lui d’une improvisation permanente, que sa pensée va plus vite que son écriture, il éprouve le besoin de se corriger. » Un paradoxe de plus avec Stendhal, lui qui a connu tant d’échecs amoureux, fait parler les femmes comme personne : ici c’est Gina : « Le comte Mosca a du génie, tout le monde le dit, et je le crois, de plus il est mon amant. Mais quand je suis avec Fabrice et que rien ne le contrarie, qu’il peut me dire tout ce qu’il pense, je n’ai plus de jugement, je n’ai plus la conscience du moi humain pour porter un jugement de son mérite, je suis dans le ciel avec lui, et quand il me quitte, je suis morte de fatigue et incapable de tout, excepté de me dire : c’est un Dieu pour moi, et il n’est qu’ami. » Sollers continue : « Stendhal a été malheureux, repoussé, trompé, écarté à cause de sa « sensibilité folle, de son âme sensible jusqu’à l’anéantissement et à la folie » mais il ne s’est jamais résigné, il a maintenu que l’amour devait exister, sinon tout serait d’un ennui mortel. » Il se trouvait laid : « Cette tête de boucher italien. » Et il fut souvent victime de fiascos. Il n’aimait pas beaucoup la France : « Malgré les malheurs de mon ambition, je ne crois point les hommes méchants ; je les regarde comme des machines poussées, en France, par la vanité et, ailleurs, par toutes les passions, la vanité comprise. » Stendhal parle aussi beaucoup de politique : « La politique dans une œuvre littéraire, c’est un coup de pistolet au milieu d’un concert, quelque chose de grossier et auquel pourtant il n’est pas possible de refuser son attention. Nous allons parler de fort vilaines choses. » Ou « Les peuples n’ont jamais que le degré de liberté que leur audace conquiert sur la peur. » Quel que soit le sujet qu’il aborde, il est vif, virevoltant, pénétrant. La magie surgit en le lisant dans cette impression de vérité et de liberté. « Son style dont il dit lui-même qu’il est horriblement difficile à imiter car il n’est qu’une suite de nuances vraies. Il ne vit d’autre chose que d’une suite de nuances vraies. » : Philippe Sollers. Il est en effet et un des seuls dans ce cas, impossible à imiter. Son écriture virevolte et pétille sans cesse. D’où l’ennui qu’il éprouvait en société : « Le grand drawback (inconvénient) d’avoir de l’esprit c’est qu’il faut avoir l’œil fixé sur les demi-sots qui vous entourent, et se pénétrer de leurs plates sensations. » Vide qu’il a comblé avec l’art, la peinture, la musique et l’écriture. Mais pas seulement : « J’aimais et j’aime encore les mathématiques pour elles-mêmes, comme n’admettant pas l’hypocrisie et le vague, mes deux bêtes d’aversion. » « En composant la Chartreuse, pour prendre le ton, je lisais chaque matin deux ou trois pages du Code civil, afin d’être toujours naturel. » Il savait qu’il serait lu et compris plus tard (il l’a écrit) et se moquait de l’avis de ses contemporains : « Tout bon raisonnement offense. » Michel Crouzet, un des meilleurs spécialistes de Stendhal, a eu cette phrase merveilleuse, à son propos : « L’esprit est un luxe spirituel, une grâce, et cette grâce c’est la gaieté ». Claude Roy dans son Stendhal par lui-même écrit : « La perfection de Le Rouge et le Noir et de La Chartreuse de Parme me semble cependant démontrable. Ces deux ouvrages, par leurs données, les caractères qui y sont présentés, la construction des intrigues qui s’y développent, le charme de leurs descriptions, la curiosité et la bonté que l’auteur y exerce, l’intelligence qu’il y manifeste, ont ce caractère de nécessité qui rend parfaitement heureux, – propre aux véritables chefs-d’œuvre (...) La prose de Stendhal n’est jamais une draperie posée sur un quelconque contenu, elle est le contenu même de sa pensée, un mouvement qui nous est transmis sans aucune déperdition d’énergie. » Énergie, un des mots les plus chers à Stendhal : « Je ne conçois pas un homme sans un peu de mâle énergie, de constance et de profondeur dans les idées. » Intelligence et vision de l’avenir aussi : « L’admission des femmes à l’égalité parfaite serait la marque la plus sûre de la civilisation : elle doublerait les forces intellectuelles du genre humain et ses chances de bonheur. » Sa célèbre épitaphe : « Visse, scrisse, amò : il a vécu, il a écrit, il a aimé. » que Sollers commente ainsi : « Il y a la vie, l’écriture, l’amour. Ou encore : l’amour naît de la vie qui s’écrit. » Parmi ses devises, celle-ci : « Intelligenti pauca. » : Peu de mots suffisent à ceux qui comprennent. Et « Songez à ne passer votre vie à haïr et à avoir peur. » Comme l'écrit Philippe Sollers dans Trésor d'amour : « Tout cela se passe sans raisonnements superflus, à l'intuition, à l'instinct, au goût. » Et : « Il est très informé, il se tait. Mérimée écrit faussement : « Personne n'a jamais su exactement quels gens il voyait, quels livres il avait écrits, quels voyages il avait faits. » Mais si on sait, à moins de ne pas vouloir savoir. Cela dit, bien des choses restent dans l'ombre, à cause de son appartenance maçonnique qui lui a valu des soutiens mais aussi beaucoup d'ennuis surveillés et de courriers interceptés. La vie de Stendhal est cent fois plus romanesque que ce que disent les apparences. » Et aussi, du même : « Ce Beyle doit tout au règne de l'Usurpateur qui a conduit la France à s'agenouiller en Europe (ce qui ne l'empêche pas d'écrire dans les journaux anglais). Beyle n'a retrouvé une situation qu'avec peine, on l'a cantonné dans un bled où il effectue son travail avec retard, puisqu’il est le plus souvent à Rome, on se demande pourquoi. Attention, il a gardé un réseau de relations, c'est un brillant causeur à l'esprit acide, on le voit ici ou là, il peut être reçu au plus haut niveau (là encore on se demande pourquoi). La police autrichienne l'a identifié comme libéral dangereux. On lui prête des maîtresses, notamment italiennes. Célibataire, athée, familier des bordels. Quoique sous surveillance constante, inexplicablement accrédité par le Saint-Siège. » Laissons-lui le mot de la fin : « Je ne veux désormais collectionner que les moments de bonheur. »
Raymond Alcovère
10:20 Publié dans Grands textes, Histoire littéraire | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : stendhal