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mardi, 31 mars 2009

Naples, par Erri de Luca

30906843_p.jpgLa nouvelle n'est pas réjouissante : l'UNESCO, organisme collatéral des Nations Unies, aurait l'intention de déclarer Naples « patrimoine mon­dial de l'humanité ». Une si pompeuse qualifi­cation (Patr. Mond. Del. Um., piemmediù pour les intimes) me paraît dépourvue de sens : ou bien on est déjà un patrimoine et ce depuis longtemps, ou bien il n'y a rien à faire et il n'y a pas de procla­mations qui tiennent.
L'humanité ne se laisse pas refiler des patrimoines sans nécessité absolue, elle n'est pas avide mais dissipatrice et elle a volontiers envoyé au diable des civilisations tout entières, peuples, religions, langues et leurs capi­tales, bourgs, faubourgs et agglomérations voi­sines. Ou bien Naples, ce que je crois, a déjà pénétré dans les yeux et les ventricules du monde, ou bien ce ne sera pas le tiède honneur d'un tampon ONU qui l'y fera entrer.

Je suis né dans cet endroit. Les monuments sales, les enduits craquelés des vieux immeubles, la crue des ordures qui débordaient pour atteindre parfois les premiers étages. Tout cela n'a jamais affaibli chez les habitants la conscience d'être dans un endroit miraculeux. Être comblés du seul fait de boire l'eau du Serino, être rois du seul fait que les rois parlaient napolitain, être magiciens du seul fait de tirer des nombres de leurs rêves et de les voir gagner à la roue du loto, être assassins parce que la vie valait bien une nuit d'amour, être saints parce qu'un caillot de sang se liquéfiait sous verre dans une église ivre de cris perçants. Ils se savaient précieux, sinon ils n'auraient pas résisté aux cent rois de peuples différents qui sont mon­tés sur leur trône et leur dos, ils n'auraient pas non plus survécu au baiser sur la bouche de la syphilis, de la peste, du choléra qui, il n'y a guère plus de vingt ans, attaquait en vain les entrailles de Naples, mine génétique, ville immune, forge d'anticorps.

Face à la perspective de la reconnaissance inter­nationale, les titulaires des biens de la ville bom­bent le torse. Le professeur Marotta de l'Institut d'études philosophiques, tient l'initiative pour « juste ». Juste ? Une ville qui est là depuis des mil­liers d'années, ébranlée par les tremblements de terre, fertilisée par les cendres des éruptions, fon­dée par la plus grande civilisation de la Méditerra­née, capitale de royaumes, devrait se flatter de la « juste » improvisation de reconnaissance de la part d'une sorte de WWF (Fond Mondial pour la Nature) des Nations Unies ? C'est le contraire qui est vrai : Naples n'a pas encore reconnu l'ONU et ne se laisse pas conter fleurette par des inconnus.

Je ne suis pas curieux de savoir en quoi consiste ce titre, s'il rapportera quelque pourboire ou fera seulement flotter une autre étoffe de couleur sur la piazza Municipio, mais je ne crois pas que ce « piemmediù » puisse servir à Naples de laissez-passer pour des pèlerins-charters. Naples n'est pas une ville pour touristes. Je le regrette un peu pour l'industrie hôtelière, mais c'est ainsi et je m'en félicite sincèrement avec mon lieu d'origine. En ville les touristes se vendent au poids. On a dépouillé des contingents entiers de marins américains en permission et au retour pré­cipité. Naples, unique au monde, a réussi à se don­ner le voyageur mimétique, hardi et irréductible qui se dissimule dans ses rues sans appareil ciné­photo-vol-à-la-tire-graphique, qui visite les monu­ments à la dérobée en faisant semblant de lacer un de ses souliers, lorgnant furtivement ses merveil­leuses entrailles. C'est le voyageur discret, noble souche sélectionnée sur le lieu, inexistant ailleurs, passionné et doué d'un subtil regard panoramique.

C'est ma ville d'origine, vieille reine hilarante et effrayante avec le même visage et rien qu'un très léger changement de sourcil. À l'UNESCO je recommande Milan, ville qui a besoin de compré­hension, patrimoine mondial de la magistrature.(Référence à l'opération «Mains propres» menée par la magistrature milanaise)

In « Rez-de-chaussée »

Bloc-notes de l’Avennire 1993-1994

 

Commentaires

ça laisse sans voix (ni loi)

Écrit par : Jacki Maréchal | mardi, 31 mars 2009

Magnifique Erri! Merci du rappel, Ray.

Écrit par : Pascale | mercredi, 01 avril 2009

Les commentaires sont fermés.