Dans cette ville minérale, de méandres, replis, fuites, retournements, les tableaux de Caravaggio sont une pure merveille, absolue présence. Il y a ce cou, miracle d’équilibre, douceur et étrangeté, ce cou si sublime de la Madone de Lorette à Sant’Agostino, impossible de m’en détacher. A un moment, à Rome on oublie tout. Le temps, l’histoire sont tellement inscrits dans le marbre, les rues, les corps, qu’un matin on se réveille différent. Subrepticement, on a glissé hors du temps. Avec lui, peines et remords sont envolés, c’est surprenant et voluptueux. Luminosité frêle et coupante, les contours des êtres se dessinent mieux. Le reste du monde peut s’écrouler et il s’écroule d’ailleurs, comme toujours depuis les siècles des siècles, peu importe, un abîme s’est creusé. Une certaine lassitude n’a plus lieu d’être. Inutile de rejouer la sempiternelle comédie, début du mouvement, andante, aurore, or du temps. Les chemins balisés sont des impasses. La partition se joue scherzo ou adagio, mais l’essentiel est ailleurs, les gens à Rome sont discrets, chacun se sent libre. Le regard sur l’autre, tour à tour perçant, léger, ironique ou rêveur, reste distancié. Le jeu est conscient, quintessence de l’esprit latin. L’emphase et le raccourci engendrés dans une ondulation vibrante. Le baroque aura été une vague déferlante, agitée par une tempête venue d’Extrême-Orient. Claude Monet, l’œil sublime, plus tard, à Giverny, en découdra sur la toile. Tu as déboulonné ma vie, Laure. J’ai payé le prix, bourlingué dans les eaux grises et acidulées du sentiment, jalousie, admiration, ressentiment, vénération, apaisement... J’en ai fait cent fois le tour, persuadé que tu ne m’aimais pas… Rome flotte sur un nuage, à chaque pas, dans chaque geste, la musique, les voix, on frôle cette vérité archaïque, la vie n’est pas si pesante. Pas de gravité. Ceux qui disent le contraire sont des imposteurs. Les empereurs, les catins, les martyrs, les nonnes, les hérétiques, les malfrats, les philosophes, les poètes, les alchimistes, les esclaves modernes croisent votre route, pénombre et lumière mêlées, parfois on les effleure dans ce dédale de ruines et d’illusions qu’est devenu le monde aujourd’hui, ombres furtives d’une arène étroite et désertée, où peu à peu l’imaginaire se délite, tout est ramené à son moindre dénominateur, à la portion congrue. Mais ici la fantasmagorie est vivante, alliée à l’art elle sculpte une vérité fondamentale. Un sourire fin, détaché, rêveur, se dessine sur les lèvres. A travers ce malstrom de désirs, de frustrations, d’éclats de rire, une harmonie paradoxale, reflet inverse d’un vertige ancien filtre : le monde est fait de vide, d’une immensité de vide, secret énorme et récurent. Inutile de chercher un sens là où il n’y en a pas. Perdus on est dans une banlieue de la galaxie, un recoin de l’univers en expansion. Pour Dieu probablement, des milliers d’années passent en une seconde... Il est le passager clandestin, l’invité de la dernière heure. De temps en temps, il file comme une comète vers d’autres cieux, laissant au passage une traînée d’étoiles, musique, livres écrits en lettres de feu et la grande peinture, Leonardo, Botticelli, Rembrandt, Greco, Poussin, Vélasquez, Véronèse, Fragonard, Goya, Delacroix, Cézanne, Picasso… Et Rome. Ville creuset, ville cristal. Ville matrice. Ombre portée. Ici les limites entre soi et les autres se dissolvent. On peut divaguer à loisir en vespa, cheminer des heures durant ou cultiver l’immobilité à la terrasse d’un café devant le plus stupéfiant des spectacles ou même cloîtré dans sa chambre avec la rumeur de la ville tout autour, peu importe, le voyage ne cesse pas. La vie se justifie par elle-même. Ainsi nous furent donnés Bernini, Borromini, Canova, Michelangelo et L’extase de Sainte-Thérése. Tendresse sculpturale. Matière désir. L’Italie est notre rêve à tous. Tu es la sensualité même Laure, cette sensualité sans égale des brunes. En toi couve un brasier de convulsions, de délices, de pureté, de trahisons, de sagesse et de désirs. Comment ne pas imaginer d’autres plaisirs avec une femme aussi voluptueuse. Une femme enfant, rêveuse, douce et fervente en même temps. Tu n’as qu’à paraître, autour le monde s’émiette, réduit en lambeaux ou subitement illuminé. Comment as-tu pu tomber amoureuse de moi, ne pas m’abandonner malgré mes caprices, ma bêtise ? Le bonheur est un drôle de serpent. Avec toi j’ai la sensation de retrouver le temps perdu, l’âge d’or, l’évidence des sentiments. Une femme possède en elle toute l’histoire de l’humanité, comme si vous étiez là avant, ou toujours. Corps sacré de la langue, il y a les mots, les mots entre le ciel et toi, les mots pour ne pas mourir. A un moment il ne reste que ce lien, fil ténu mais irrésistible. Rome est cette ville hyperbolique dans les goûts, les saveurs, l’hérésie du baroque, ce rêve fou devenu réalité, balcons joufflus, débordant de clématites, roses thé, murs ocres délavés, défraîchis, crevassés, granuleux, brillants, palette chaude de couleurs - carte du tendre - ors, arabesques, extases, élévations, annonciations, effractions, assomptions, anges musiciens, mosaïques, effigies, brocarts, trompe-l’œil, bas reliefs, enjambements, stucs, travertins, bustes, porphyres, rocailles, frontispices, acanthes, treilles, couronnes, guirlandes, entrelacs, tourbillons, gargouilles, néréides, tritons, coquillages, naïades, fontaines jaillissantes, murmures de la pierre et de l’eau égrenant la ville en chapelets de plaisirs, glissando, flots de lumière en tranches napolitaines autour des sept collines avec le Tibre aux reflets céladon comme une couleuvre lovée à ses pieds, en veilleur impassible, gardien du temple.
Raymond Alcovère, extrait de "Solaire", roman en cours d'écriture
Bernini, L'enlèvement de Proserpine
Commentaires
vivement qu'il sorte que je m'en rassaszie , ça a l'air gouteux , un poil de coriandre et se sera parfait
Écrit par : aloredelam | jeudi, 11 octobre 2007
commentaire très simple: j'A-DO-RE (ça rime avec "encore, encore...")
Écrit par : jlb | jeudi, 11 octobre 2007
Tout simplement solaire...
J'aime beaucoup !
Écrit par : gazelle | vendredi, 12 octobre 2007
En écriture, en écriture, la faim commence à s'installer bien que tu tentes de nous apaiser avec de bien bons morceaux.Que je lis d'ailleurs avec un seul oeil pour que l'autre garde la surprise au moment glorieux de la TOTALITE. Bises.
Écrit par : ariaga | vendredi, 12 octobre 2007
Merci, mais d'une part ce n'est pas terminé, de l'autre je ne peux pas être sûr qu'il soit publié ni quand, bref ça fait beaucoup d'incertitudes, la vie quoi !
Écrit par : Ray | vendredi, 12 octobre 2007
"Chi sono ? Son' un poeta. Che cosa faccio ? Scrivo"
...Ainsi commence "Selva oscura", roman écrit en 1974 par Dashiell Hedayat (peintre, graphiste, compositeur, chanteur, metteur en scène et traducteur, connu aussi sous le nom d'écrivain de Jack Alain Léger) chez Flammarion.
Je n'y avais pas songé avant mais je crois que c'est un livre qu'il te faut lire, Ray. Il sera ton compagnon pour aller au bout de "Solaire"
Si tu ne le trouves pas sur le web, fais moi signe.
Jean
Écrit par : Jean Azarel | samedi, 13 octobre 2007
re Ray,
Fais gaffe que cette ville minérale prenne pas l'eau (tu les aimes plates ou gazeuses ?)
Écrit par : Jean Azarel (bis) | samedi, 13 octobre 2007
C'est la cuite fina-a-le
Beurrons-nous car demain
Les eaux minéra-a-a-les
Remplaceront le vin !
Écrit par : Ray | samedi, 13 octobre 2007
C'est marrant quand même parce que "Forêt obscure" est le titre du livre de Alina Reyes, qu'elle dit plagié par Yannick Hannael, ça commence à faire du bruit sur la toile... je te ferai signe de toutes façons, salut Jean et merci !
Écrit par : Ray (bis) | samedi, 13 octobre 2007
Rendons à César…
Ainsi :
Nel mezzo del cammin di nostra vita
mi ritrovai per una selva oscura
chè la diritta via erasmarrita.
Alors du coup : Chi sono ?
Écrit par : J.-J. M. | dimanche, 14 octobre 2007
Le titre de mon roman, c'est "Forêt profonde", mais la selva oscura y est.
Écrit par : Alina | lundi, 15 octobre 2007
Et puisque tu t'y intéresses un peu, Ray, je me permets de te signaler une salve d'exemples flagrants des copillages d'Haenel, ce matin sur mon blog.. ça commence comme ça :
"Au début de Ma vie douce, je disais voir l’écriture comme
un ruban-route lumineux qui se déroule et se déploie à l’infini à partir du milieu de mon corps (…) ce ruban a une destination mystérieuse (…) cet ange en forme de ruban qui s’en va en flottant dans l’espace, et me garde du vertige.
À la première page du livre d’Haenel, on lit ceci :
Je n’ai pas eu le vertige (…) mon corps (…) d’où sortaient des phrases. Ces phrases tourbillonnaient dans la lumière (…) Elles formaient dans le ciel d’immenses rubans de nacre."
et la suite est ici : http://amainsnues.hautetfort.com/archive/2007/10/15/reyes-haenel-5-salve.html
Écrit par : Alina | lundi, 15 octobre 2007
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