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jeudi, 11 octobre 2007

Dans cette ville minérale

f49bd355e67d7ff10c005abb12ab28cf.jpgDans cette ville minérale, de méandres, replis, fuites, retournements, les tableaux de Caravaggio sont une pure merveille, absolue présence. Il y a ce cou, miracle d’équilibre, douceur et étrangeté, ce cou si sublime de la Madone de Lorette à Sant’Agostino, impossible de m’en détacher. A un moment, à Rome on oublie tout. Le temps, l’histoire sont tellement inscrits dans le marbre, les rues, les corps, qu’un matin on se réveille différent. Subrepticement, on a glissé hors du temps. Avec lui,  peines et remords sont envolés, c’est surprenant et voluptueux. Luminosité frêle et coupante, les contours des êtres se dessinent mieux. Le reste du monde peut s’écrouler et il s’écroule d’ailleurs, comme toujours depuis les siècles des siècles, peu importe, un abîme s’est creusé. Une certaine lassitude n’a plus lieu d’être. Inutile de rejouer la sempiternelle comédie, début du mouvement, andante, aurore, or du temps. Les chemins balisés sont des impasses. La partition se joue scherzo ou adagio, mais l’essentiel est ailleurs, les gens à Rome sont discrets, chacun se sent libre. Le regard sur l’autre, tour à tour perçant, léger, ironique ou rêveur, reste distancié. Le jeu est conscient, quintessence de l’esprit latin. L’emphase et le raccourci engendrés dans une ondulation vibrante. Le baroque aura été une vague déferlante, agitée par une tempête venue d’Extrême-Orient. Claude Monet, l’œil sublime, plus tard, à Giverny, en découdra sur la toile. Tu as déboulonné ma vie, Laure. J’ai payé le prix, bourlingué dans les eaux grises et acidulées du sentiment, jalousie, admiration, ressentiment, vénération, apaisement... J’en ai fait cent fois le tour, persuadé que tu ne m’aimais pas… Rome flotte sur un nuage, à chaque pas, dans chaque geste, la musique, les voix, on frôle cette vérité archaïque, la vie n’est pas si pesante. Pas de gravité. Ceux qui disent le contraire sont des imposteurs. Les empereurs, les catins, les martyrs, les nonnes, les hérétiques, les malfrats, les philosophes, les poètes, les alchimistes, les esclaves modernes croisent votre route, pénombre et lumière mêlées, parfois on les effleure dans ce dédale de ruines et d’illusions qu’est devenu le monde aujourd’hui, ombres furtives d’une arène étroite et désertée, où peu à peu l’imaginaire se délite, tout est ramené à son moindre dénominateur, à la portion congrue. Mais ici la fantasmagorie est vivante, alliée à l’art elle sculpte une vérité fondamentale. Un sourire fin, détaché, rêveur, se dessine sur les lèvres. A travers ce malstrom de désirs, de frustrations, d’éclats de rire, une harmonie paradoxale, reflet inverse d’un vertige ancien  filtre : le monde est fait de vide, d’une immensité de vide, secret énorme et récurent. Inutile de chercher un sens là où il n’y en a pas. Perdus on est dans une banlieue de la galaxie, un recoin de l’univers en expansion. Pour Dieu probablement, des milliers d’années passent en une seconde... Il est le passager clandestin, l’invité de la dernière heure. De temps en temps, il file comme une comète vers d’autres cieux, laissant au passage une traînée d’étoiles, musique, livres écrits en lettres de feu et la grande peinture, Leonardo, Botticelli, Rembrandt, Greco, Poussin, Vélasquez, Véronèse, Fragonard, Goya, Delacroix, Cézanne, Picasso… Et Rome. Ville creuset, ville cristal. Ville matrice. Ombre portée. Ici les limites entre soi et les autres se dissolvent. On peut divaguer à loisir en vespa, cheminer des heures durant ou cultiver l’immobilité à la terrasse d’un café devant le plus stupéfiant des spectacles ou même cloîtré dans sa chambre avec la rumeur de la ville tout autour, peu importe, le voyage ne cesse pas. La vie se justifie par elle-même. Ainsi nous furent donnés Bernini, Borromini, Canova, Michelangelo et L’extase de Sainte-Thérése. Tendresse sculpturale. Matière désir. L’Italie est notre rêve à tous. Tu es la sensualité même Laure, cette sensualité sans égale des brunes. En toi couve un brasier de convulsions, de délices, de pureté, de trahisons, de sagesse et de désirs. Comment ne pas imaginer d’autres plaisirs avec une femme aussi voluptueuse. Une femme enfant, rêveuse, douce et fervente en même temps. Tu n’as qu’à paraître, autour le monde s’émiette, réduit en lambeaux ou subitement illuminé. Comment as-tu pu tomber amoureuse de moi, ne pas m’abandonner malgré mes caprices, ma bêtise ? Le bonheur est un drôle de serpent. Avec toi j’ai la sensation de retrouver le temps perdu, l’âge d’or, l’évidence des sentiments. Une femme possède en elle toute l’histoire de l’humanité, comme si vous étiez là avant, ou toujours. Corps sacré de la langue, il y a les mots, les mots entre le ciel et toi, les mots pour ne pas mourir. A un moment il ne reste que ce lien, fil ténu mais irrésistible.

Rome est cette ville hyperbolique dans les goûts, les saveurs, l’hérésie du baroque, ce rêve fou devenu réalité, balcons joufflus, débordant de clématites, roses thé, murs ocres délavés, défraîchis, crevassés, granuleux, brillants, palette chaude de couleurs - carte du tendre - ors, arabesques, extases, élévations, annonciations, effractions, assomptions, anges musiciens, mosaïques, effigies, brocarts, trompe-l’œil, bas reliefs, enjambements, stucs, travertins, bustes, porphyres, rocailles, frontispices, acanthes, treilles, couronnes, guirlandes, entrelacs, tourbillons, gargouilles, néréides, tritons, coquillages, naïades, fontaines jaillissantes, murmures de la pierre et de l’eau égrenant la ville en chapelets de plaisirs, glissando, flots de lumière en tranches napolitaines autour des sept collines avec le Tibre aux reflets céladon comme une couleuvre lovée à ses pieds, en veilleur impassible, gardien du temple.

 

Raymond Alcovère, extrait de "Solaire", roman en cours d'écriture

Bernini, L'enlèvement de  Proserpine