dimanche, 25 juin 2006
La force du faible
Il faut de l’humilité pour tenir un journal, autant au moins que pour écrire un roman. Ce sont des domaines où, comme en amour, en art ou en piété, il est préférable de ne pas chercher à exposer ni imposer sa supériorité – ou du moins l’intime conviction qu’on a, ou plus sûrement qu’on voudrait bien avoir, de sa grandeur.
Or nous, écrivains français contemporains, avons tendance à nous comporter comme Goebbels qui, pour séduire Leni Riefenstahl qui préférait les beaux garçons, en parfait goujat lui offrait, au lieu de quelque bouquet, un médaillon orné de son propre portrait de propagandiste en chef.
Il y a erreur sur le péché de nombrilisme que bien des curés reprochent à la littérature française d’aujourd’hui. L’autofiction, l’autoportrait, l’auto-analyse ne sont pas des fautes. Bien des très grands ont pratiqué ces genres avant nous, et avant même qu’on leur ait donné un nom. Quelqu’il soit, le genre en art n’est jamais une faute. La seule faute pour un artiste est de ne pas atteindre à l’art. Et la seule faute pour une culture est de ne produire aucun artiste supérieur.
Si la littérature française est pourtant bel et bien affligée de nombrilisme, c’est moins à cause de la tendance que nous avons à nous lamenter au vu et revu de ce petit bout de chair coupée qui témoigne de la perte irrémédiable de notre paradis intime, qu’en vertu de l’effet puéril autant que compensatoire que nous recherchons dans la démonstration de l’extraordinaire singularité de notre personne.
Pour le dire plus vite, l’effet « m’as-tu-vu » auquel tout enfant de deux ou trois ans a recours lorsque, dans un monde où il se sait trop petit, il lui parait vital d’attirer l’attention et de rappeler son importance, par toute sorte de singeries ou caprices, aux adultes distraits.
Pour le dire plus précisément, notre faute est de ne savoir écrire sans adopter une posture. De ne savoir chercher notre force qu’en faisant usage de la force, alors que c’est dans la faiblesse reconnue que se trouve toute force transcendante. Kafka a la force du faible, Shakespeare ou Dostoïevski ou Faulkner aussi, qui se retirent d’eux-mêmes pour faire don de toute leur humanité à leurs personnages, Montaigne aussi qui s’autopsie comme on s’offre en précis et tendre holocauste, ou encore Céline ou Sade qui se livrent à la haine et à l’abîme en bourreaux expiatoires de l’infinie mauvaiseté humaine… Ceux-là comme tous les grands poètes sont des humbles, dussent-ils afficher l’orgueil démesuré d’un Nietzsche, qui ne nous parlerait pas s’il n’était en réalité la marque d’une extrême compassion, celle, en définitive, d’un « Crucifié », ainsi qu’en l’ultime moment il (se) signa.
Ayant fait le chemin jusqu’au tombeau de soi-même, ce n’est pas seulement du chemin et du tombeau que l’on pourra témoigner, c’est aussi de la résurrection. La vie d’un artiste est faite de mille morts et de mille résurrections, mais il ne saurait atteindre la vie éternelle s’il ne savait se laisser piétiner, y compris et d’abord par lui-même. (Où il ne faut évidemment voir aucun masochisme, mais au contraire la joie et l’orgueil « transhumains » de l’Ubermensch nietzschéen, ou du trasumanar du voyageur dantesque).
Alina Reyes (Journal, 31 janvier 2005)
Ce texte est lisible dans l'atelier d'Alina, sur son site
17:03 Publié dans Grands textes | Lien permanent | Commentaires (2)
Commentaires
Très beau texte, merci.
Il a des vertus pédagogiques, je trouve. Est-ce la raison pour laquelle vous l'avez mis sur le blog ? C'est un bon enseignement.
Je vais me l'afficher au dessus du bureau.
Écrit par : Qwyzyx | lundi, 26 juin 2006
Beau texte en effet, clair et profond en même temps, que dire de plus ?
Écrit par : Ray | lundi, 26 juin 2006
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