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dimanche, 19 février 2006

Le miroir et le masque

Dans "Le miroir et le masque", publiée dans Le Livre de sable. Borges conte l'histoire d'un roi d'Irlande qui demande au poète Ollan d'écrire une ode qui célébrera son triomphe sur l'ennemi norvégien et établira sa gloire pour toujours. A trois reprises, à un an d'intervalle chaque fois, le poète propose à son roi un poème différent. Sa première ode a été composée selon les règles de l'art et le poète l'a déclamée "avec une sûre lenteur, sans un coup d'oeil au manuscrit" devant le roi, la cour, le "Collège des poètes" et le peuple tout entier. Ce premier panégyrique est une exacte représentation des exploits du souverain qui commande à trente scribes de le copier douze fois chacun. Il récompense le poète en lui offrant un miroir, qui est un travail d'artisan comme l'a été le sien et qui, comme l'ode de louange, reflète ce qui est déjà. Le roi, pourtant, demeure insatisfait : "Tout cela est bien et pourtant rien ne s'est produit." Le poète doit donc remettre son ouvrage sur le métier.

Un an plus tard, la nouvelle ode qu'il propose est très différente de la précédente. Elle subvertit toutes les règles, qu'elles soient grammaticales, poétiques ou rhétoriques. Le poète ne la récite plus avec la maîtrise qui était la sienne un an auparavant ; il la lit devant le roi et le cénacle des hommes de lettres avec inquiétude et hésitation. Ce nouveau texte, étrange et surprenant, n'est pas situé dans l'ordre de la représentation, mais dans celui de l'illusion. Il ne donne pas à entendre les prouesses du roi, il fait surgir l'événement dans sa force inouïe : "Ce n'était pas une description de la bataille, c'était la bataille." L' ekphrasis s'est substitué à la représentation. Comme les fictions du Siècle d'or, l'ode déploie une séduction merveilleuse, mais dangereuse. Elle doit être conservée, mais en un unique exemplaire. Pour son oeuvre, qui a la force du théâtre, le poète reçoit un objet de théâtre : un masque d'or. Le roi désire pourtant une oeuvre plus sublime encore.

Un an plus tard, l'ode n'est plus écrite et ne consiste qu'en une seule ligne. Seuls, le poète et le roi la "murmurèrent comme s'il se fût agi d'une prière secrète ou d'un blasphème". Le poète, envahi comme l'aède homérique par une parole qui n'est pas la sienne, est devenu un autre : "Quelque chose, qui n'était pas le temps, avait marqué et transformé ses traits. Ses yeux semblaient regarder très loin ou être devenus aveugles" - aveugles comme les yeux des poètes inspirés dans leur nuit : Homère, Milton, Joyce, et Borges lui-même. La troisième ode ne sera ni transcrite, ni répétée. Son mystère a conduit ceux qui l'ont énoncée à la contemplation interdite, celle de la Beauté. "Maintenant il nous faut l'expier", dit le roi. Avec la dague qui lui a été offerte, le poète se suicide. L'expiation du souverain prend une autre forme, propre au "grand théâtre du monde" où tous les rôles sont éphémères et interchangeables : "Du roi, nous savons qu'il est aujourd'hui un mendiant parcourant les routes de cette Irlande qui fut son royaume, et qu'il n'a jamais redit le poème."

Extrait de L'Auteur au "centre d'innombrables relations" par Roger Chartier

A lire, avec une autre contribution sur Borges ici

04:20 Publié dans Critique | Lien permanent | Commentaires (2)

Commentaires

Un très intéressant témoignage sur Borges : "Chez Borges" d'Alberto Manguel, (Actes sud/Babel).

Écrit par : Christian Cottet-Emard | dimanche, 19 février 2006

Oui, vraiment très intéressant!

Écrit par : S. | mercredi, 22 février 2006

Les commentaires sont fermés.