jeudi, 25 mars 2010
Tous les sens à la fois
"Il est incontestable que si Venise, comme toute école italienne, respecte la forme et même en a le sens, elle n'aspire qu'à épanouir tout ce que la forme réprime ou combat. (...) Au lieu de satisfaire la pensée et ses règles sévères, l'art que conçoit Venise plaira à la sensibilité et s'abandonnera à elle. Il sera sensoriel, il sera sensuel, il sera sensible. (...) Représenter la réalité par l'équivalence des formes définies et nettes, qui parlent à l'esprit et qui sont un acte de compréhension, c'était l'ambition de la Renaissance. La représenter par le rendu des apparences telles qu'elles sont perçues directement par les sens, c'est adopter une attitude inverse, une soumission physique à la donnée. (...) L'école vénitienne préféra définitivement à la forme la couleur, qui enchante les sens ; au rendu exact des matières réelles, elle préféra le déploiement des richesses propres à la peinture elle-même. Au pittoresque elle ajouta le pictural ; elle fut la première à créer un art jouant des impressions bien plus que des règles savantes. Enfin, la beauté qu'elle poursuivit ne fut plus une conception de l'esprit, mais un enchantement du regard ; elle naît de la volupté d'une chair plutôt que de l'exacte harmonie d'un corps et de ses proportions. (...) Art sensuel donc, mais encore plus sensible : car le choc physique n'est que le début d'un ébranlement délicieux qui s'achèvera dans l'âme ; toute sensation se mue en émotion et toute émotion contribue à un état intérieur. (...) Cette résonance nouvelle, les successeurs immédiats des grands maîtres vénitiens de la Renaissance l'ont déjà perçue : la preuve en est la façon dont Rubens, par exemple, parle de Titien "avec qui la peinture a trouvé son parfum". Ce que Rubens nomme parfum, c'est ce que Delacroix ou Van Gogh appellent musique : la possibilité pour l'art de n'être plus une satisfaction du goût et de l'esprit par la clarté et l'harmonie des formes, mais une puissance suggestive par laquelle se communiquent à la fois l'immatériel et l'indicible".
René Huyghe, L'Art et l'âme
Véronèse (Paolo Caliari, dit)
[Vérone, 1528 - Venise, 1588]
Bethsabée au bain
00:10 Publié dans Peinture | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : peinture vénitienne, venise, rené huyghe, véronèse