vendredi, 15 mai 2020
Je me demande comment j'ai pu vivre jusqu'à aujourd'hui
Je me demande comment j'ai pu vivre jusqu'à aujourd'hui. Le temps est long, les instants innombrables, inamovibles, ne s'arrêtent jamais, défilent lentement sur l'échelle des heures. Qu'ai-je fait de ma vie ? Je l'ai aimée, bien sûr, comme la seule chose qui soit. Et encore...
Au volant de ma voiture, aujourd'hui, entre chien et loup. L'autoroute est rectiligne, presque personne, la musique bourdonne, gobe les kilomètres. “Got a sweet black angel “. J’ai peur aujourd'hui, peur d'être devenu un homme efficace, rationnel, posé, méticuleux. Chacun est à sa place, je le vois bien, il y a une logique dans les choses, si peu de folie. La décrépitude doucement, déjà quelques signes avant-coureurs. Peut-être ai-je déjà atteint le sommet, le début de la pente descendante. Maintenant tout va s'effilocher, doucement s'évanouir. C'est biologique. “Got upon my heart”... Insensible accélération de la vitesse, du volume sonore. Je suis en pleine possession de mes moyens.
Qu'est-ce qui m'attend ? Les amis qui s'en vont, les corps qui se fanent, les souvenirs... Tombée de la nuit. Le vent a poussé les nuages vers le couchant. Crescendo de musique. Des camions, longs stylets gris, s’effilochent sur le ruban de l'horizon. La mer est là, proche, ses effluves, vitres ouvertes... J'accélère toujours, les souvenirs accourent, pluie drue, précipitation.
Ce rêve, une nuit qui n’en finit pas, ne se termine pas par une aurore vague, le grand réveil de la vie, matutinale, fébrile, industrieuse... Plutôt rouler, toujours plus vite, avec la musique, légère ou opaque, peu importe. Jauge près de zéro. Plus envie de m'arrêter. Au loin, comme une station orbitale, une station-service, tous feux allumés dans la nuit vide, ouverte. Est-ce le début ou la fin ?
Au lieu de ralentir, j'accélère encore, fonce dans sa direction. Les allées de voitures sont désertes, je vise les pompes à essence, ça va être un grand feu d'artifice, la féerie, enfin !
- Au secours ! Freinez ! Vite !
Je lève le pied, freine sec. Elle a basculé de la banquette arrière. Tombée comme un paquet de linge juste à côté de moi. Je pile juste avant la station. Le pompiste est sorti de sa cahute, je lui fais signe que tout va bien.
- Ça va, vous n’avez rien ?
- Ah, la peur de ma vie, c’est tout !
Elle a dix-huit ans peut-être... Des yeux longs qui lancent des éclairs. Tourneboulée, affolée. Elle s’assoit, retrouve son calme. Très pâle, livide, à peine un instant. Elle se rajuste, reprend des couleurs.
- Je suis désolé, vous allez bien ?
- Oui, oui, ça ira, merci !
- Qu’est-ce que vous faisiez là ?
Raymond Alcovère, Extrait de "Fugue baroque", éditions n & b, 1998, , prix de la ville de Balma(début du roman)
Photos : Gildas Pasquet
00:01 Publié dans Fugue baroque | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : fugue baroque
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