mardi, 28 octobre 2008
Retournement
Un autre inédit de Pierre Autin-Grenier :
Il ne faisait pas bon se trouver tout à l’heure dans le voisinage de la Bourse ni même dans un large périmètre alentour si l’on ne voulait pas se faire hacher menu par les bataillons de la Police Armée du Peuple qui, après avoir dispersé sans mollir un attroupement de petits porteurs naïfs ruinés par l’effondrement des cours, pourchassaient dans les rues adjacentes les pauvres diables qui avaient eu la folle outrecuidance d’accorder crédit aux promesses mirifiques du pouvoir, s’étaient trop vite rêvés rentiers pour se retrouver aujourd’hui sans toit et condamnés à la soupe populaire ou peu s’en faut. C’était comique de voir ces costume-cravate hier encore épris du nouveau système autant que d’eux-mêmes, laudateurs intrépides de ses chefs les plus retors et chantres des causes les plus abjectes se faire courser comme vulgaires volailles et massacrer sur le pavé par les petits malfrats de la P.A.P. qui n’y allaient vraiment pas de main morte, c’est le moins qu’on puisse dire.
Nous passions précisément par là, Martin et moi, quand un de ces petits margoulins, souffle court et occiput à portée de bidule, en désespoir de cause vint se jeter dans nos bras pour échapper à ses poursuivants. Tout en chair de poule le pauvre ne put que bredouiller un vague appel au secours en nous postillonnant à profusion dans la figure tant il était dans le trente-sixième dessous, aussi le spectacle de cet infortuné en pleine débandade nous inspira-t-il quand même une miette de compassion et c’est Martin mieux que moi, fertile en ruses et stratagèmes comme personne, qui sut finalement lui sauver d’extrême justesse la mise. L’instant de terreur passé, écarté tout danger immédiat, nous nous sommes enfilés sans trop faire les fiers dans la première ruelle venue et, pressant le pas, avons rejoint ensuite les quais par un dédale de traboules toutes plus discrètes les unes que les autres entraînant avec nous notre nouvelle recrue qui n’en menait pas large.
Mon rendez-vous à la Friterie-bar Brunetti, où je devais retrouver l’un des nôtres, étant pour cinq heures et comme nous en approchions nous voilà tous les trois attablés autour d’un pot de mâcon pour nous remettre de nos émotions. Notre homme, toujours baigné de sueur, ne fut pas long à dévider devant nous son chapelet de misères. C’était en fait un poète distingué, un érudit laborieux et subtil ayant soutenu une thèse sur La théorie du principe de l’existence dynamique, donné à des sociétés savantes diverses communications sur Les noms d’animaux et de plantes dans la poésie amoureuse de Heinrich von Morungen, que sais-je encore! Bref, rien de ces pitoyables minus aux penchants pour les coups tordus et la castagne qu’enrôle en général le régime et qui finissent par s’enrichir on sait trop comment. Non, dans une mauvaise passe il avait seulement tenté pour s’en sortir de tripoter en dilettante à la Bourse, un joli jackpot l’avait poussé à fricoter ensuite dans l’immobilier et pour finir, ayant renoncé à la poésie, il s’était complètement avachi dans les affaires, de là son soutien aveugle au pouvoir en place. Et maintenant il étouffait à grand-peine ses larmes en nous racontant ça.
Ce fut dès lors un jeu d’enfant que de le faire revenir aux dures réalités du moment, lui dessiller les yeux sur la vraie nature du régime et l’amener à franchir le Rubicon pour s’engager à nos côtés dans la clandestinité. À cinq heures pétantes, quand mon contact arriva, je fis les présentations; passé un bref échange tout en sympathie, il fut décidé sur-le-champ qu’il rejoindrait la section du Troisième dès samedi. Un brave gars, pour tout dire.
P.A.G
Extrait de « C’est tous les jours comme ça (Les dernières notes d’Anthelme Bonnard) » inédit.
Voir ici le site du Salon avec toutes les infos
00:53 Publié dans Inédits | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : litttérature, inédits, pierre autin-grenier
Les commentaires sont fermés.