jeudi, 20 septembre 2007
Les nymphéas de Proust
 Mais plus loin le courant se ralentit, il traverse une
Mais plus loin le courant se ralentit, il traverse une
 propriété dont l'accès était ouvert au public par celui à
 qui elle appartenait et qui s'y était complu à des
 travaux d'horticulture aquatique, faisant fleurir, dans
 les petits étangs que forme la Vivonne, de véritables
 jardins de nymphéas. Comme les rives étaient à cet
 endroit très boisées, les grandes ombres des arbres
 donnaient à l'eau un fond qui était habituellement d'un
 vert sombre mais que parfois, quand nous rentrions
 par certains soirs rassérénés d'après-midi orageux, j'ai
 vu d'un bleu clair et cru, tirant sur le violet, d'appa-
 rence cloisonnée et de goût japonais. Çà et là, à la
 surface, rougissait comme une fraise une fleur de
 nymphéa au cœur écarlate, blanc sur les bords. Plus
 loin, les fleurs plus nombreuses étaient plus pâles,
 moins lisses, plus grenues, plus plissées, et disposées
 par le hasard en enroulements si gracieux qu'on croyait
 voir flotter à la dérive, comme après l'effeuillement
 mélancolique d'une fête galante, des roses mousseuses
 en guirlandes dénouées. Ailleurs un coin semblait
 réservé aux espèces communes qui montraient le blanc
 et le rose proprets de la julienne, lavés comme de la
 porcelaine avec un soin domestique, tandis qu'un peu
 plus loin, pressées les unes contre les autres en une
 véritable plate-bande flottante, on eût dit des pensées
 des jardins qui étaient venues poser comme des
 papillons leurs ailes bleuâtres et glacées, sur l'obliquité
 transparente de ce parterre d'eau ; de ce parterre
 céleste aussi : car il donnait aux fleurs un sol d'une
 couleur plus précieuse, plus émouvante que la couleur
 des fleurs elles-mêmes ; et, soit que pendant l'après-
 midi il fît étinceler sous les nymphéas le kaléidoscope
 d'un bonheur attentif, silencieux et mobile, ou qu'il
 s'emplît vers le soir, comme quelque port lointain du
 rose et de la rêverie du couchant, changeant sans cesse
 pour rester toujours en accord, autour des corolles de
 teintes plus fixes, avec ce qu'il y a de plus profond, de
 plus fugitif, de plus mystérieux - avec ce qu'il y a
 d'infini - dans l'heure, il semblait les avoir fait fleurir
 en plein ciel.
Marcel Proust, Du côté de chez Swann
Claude Monet
00:25 Publié dans Grands textes | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : Proust, Nymphéas

















 
 

Commentaires
Elle est extraordinaire, si riche, cette écriture, qu'elle doit en donner des complexes à plus d'un de nos jours.
Écrit par : Marie | jeudi, 20 septembre 2007
Je suis d'accord avec Marie, cela donne des complexes, et avec en plus ce merveilleux Monet. Je t'embrasse.
Écrit par : ariaga | jeudi, 20 septembre 2007
bonjour,
très beau texte.
je suis à la recherche d'analyses des fleurs conçues comme symboliques dans la Recherche.
si tu as des données, tu me les indiques ?
merci d'avance.
http://grain-de-sel.cultureforum.net/auteurs-francais-et-d-expression-francaise-f3/marcel-proust-i-a-la-recherche-du-temps-perdu-t254-105.htm#106563
Écrit par : rotko | mercredi, 11 février 2009
Sollers a publié en octobre 2006 : "Fleurs", un recueil de textes sur l'érotisme floral, et un chapitre est consacré à Proust bien sûr !
Écrit par : Ray | mercredi, 11 février 2009
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