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dimanche, 14 août 2022

Claude Monet devant ses Nymphéas

Claude Monet, Nymphéas

jeudi, 20 septembre 2007

Les nymphéas de Proust

877b09bab378e53099b66eea4e50c3a2.jpgMais plus loin le courant se ralentit, il traverse une
propriété dont l'accès était ouvert au public par celui à
qui elle appartenait et qui s'y était complu à des
travaux d'horticulture aquatique, faisant fleurir, dans
les petits étangs que forme la Vivonne, de véritables
jardins de nymphéas. Comme les rives étaient à cet
endroit très boisées, les grandes ombres des arbres
donnaient à l'eau un fond qui était habituellement d'un
vert sombre mais que parfois, quand nous rentrions
par certains soirs rassérénés d'après-midi orageux, j'ai
vu d'un bleu clair et cru, tirant sur le violet, d'appa-
rence cloisonnée et de goût japonais. Çà et là, à la
surface, rougissait comme une fraise une fleur de
nymphéa au cœur écarlate, blanc sur les bords. Plus
loin, les fleurs plus nombreuses étaient plus pâles,
moins lisses, plus grenues, plus plissées, et disposées
par le hasard en enroulements si gracieux qu'on croyait
voir flotter à la dérive, comme après l'effeuillement
mélancolique d'une fête galante, des roses mousseuses
en guirlandes dénouées. Ailleurs un coin semblait
réservé aux espèces communes qui montraient le blanc
et le rose proprets de la julienne, lavés comme de la
porcelaine avec un soin domestique, tandis qu'un peu
plus loin, pressées les unes contre les autres en une
véritable plate-bande flottante, on eût dit des pensées
des jardins qui étaient venues poser comme des
papillons leurs ailes bleuâtres et glacées, sur l'obliquité
transparente de ce parterre d'eau ; de ce parterre
céleste aussi : car il donnait aux fleurs un sol d'une
couleur plus précieuse, plus émouvante que la couleur
des fleurs elles-mêmes ; et, soit que pendant l'après-
midi il fît étinceler sous les nymphéas le kaléidoscope
d'un bonheur attentif, silencieux et mobile, ou qu'il
s'emplît vers le soir, comme quelque port lointain du
rose et de la rêverie du couchant, changeant sans cesse
pour rester toujours en accord, autour des corolles de
teintes plus fixes, avec ce qu'il y a de plus profond, de
plus fugitif, de plus mystérieux - avec ce qu'il y a
d'infini - dans l'heure, il semblait les avoir fait fleurir
en plein ciel.

Marcel Proust, Du côté de chez Swann 

Claude Monet 

 

00:25 Publié dans Grands textes | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : Proust, Nymphéas