lundi, 19 décembre 2005
Transit
J'ai vu ainsi disparaître, emportés par le criminel tourbillon du modernisme à tout prix et les jetons de présence de sociétés anonymes, nombre de ces havres de paix et de franche camaraderie où dès potron-minet le tourneur sur métaux venait s'enfiler un café calva pour se donner du coeur à l'ouvrage devant la rude journée, croisant au comptoir le copain ayant terminé ses trois-huit et qui, lui, arrosait ça d'un panaché avant d'aller, fourbu, retrouver sa Joconde et se coucher. On se donnait les nouvelles du jour, celles de l'atelier, on ne tenait pas conversation, des bribes seulement ; dans le frisquet du petit matin faire des phrases était vain. Chacun n'était là que de passage pour ainsi dire, comme en transit entre deux vies, réfugié une seconde dans cet asile de calme et de sérénité, juste le temps de reprendre forces pour continuer. Dans un coin le poêle ronflait fort; d'une simple esquisse de sourire et sans mot dire la patronne quand même vous rendait foi en l'avenir.
Pierre Autin-Grenier, Friterie-bar Brunetti, Gallimard, coll L'Arpenteur
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