vendredi, 18 novembre 2005
A dessein de nous rendre heureux
Cultiver le plaisir des sens fut toujours ma principale affaire: je n'en eus jamais de plus importante. Me sentant né pour le beau sexe, je l'ai toujours aimé et m'en suis fait aimer tant que j'ai pu. J'ai aussi aimé la bonne chère avec transport, et j'ai toujours été passionné pour tous les objets qui ont excité ma curiosité.
J'ai eu des amis qui m'ont fait du bien, et le bonheur de pouvoir en toute occasion leur donner des preuves de ma reconnaissance. J'ai eu aussi de détestables ennemis qui m'ont persécuté, et que je n'ai pas exterminés parce qu'il n'a pas été en mon pouvoir de le faire. Je ne leur eusse jamais pardonné, si je n'eusse oublié le mal qu'ils m'ont fait. L'homme qui oublie une injure ne la pardonne pas, il oublie; car le pardon part d'un sentiment héroïque, d'un cœur noble, d'un esprit généreux, tandis que l'oubli vient d'une faiblesse de mémoire, ou d'une nonchalance, amie d'une âme pacifique, et souvent d'un besoin de calme et de tranquillité; car la haine, à la longue, tue le malheureux qui se plaît à la nourrir.
Si l'on me nomme sensuel, on aura tort, car la force de mes sens ne m'a jamais fait négliger mes devoirs quand j'en ai eu. J'ai aimé les mets au haut goût: le pâté de macaroni fait par un bon cuisinier napolitain, l'ogliopotrida des Espagnols, la morue de Terre-Neuve bien gluante, le gibier au fumet qui confine et les fromages dont la perfection se manifeste quand les petits êtres qui s'y forment commencent à devenir visibles. Quant aux femmes, j'ai toujours trouvé suave l'odeur de celles que j'ai aimées.
Quels goûts dépravés! dira-t-on: quelle honte de se les reconnaître et de ne pas en rougir! Cette critique me fait rire; car, grâce à mes gros goûts, je me crois plus heureux qu'un autre, puisque je suis convaincu qu'ils me rendent susceptible de plus de plaisir. Heureux ceux qui, sans nuire à personne, savent s'en procurer, et insensés ceux qui s'imaginent que le Grand-Être puisse jouir des douleurs, des peines et des abstinences qu'ils lui offrent en sacrifice, et qu'il ne chérisse que les extravagants qui se les imposent. Dieu ne peut exiger de ses créatures que l'exercice des vertus dont il a placé le germe dans leur âme, et il ne nous a rien donné qu'à dessein de nous rendre heureux.
On ne trouvera pas dans ces Mémoires toutes mes aventures; j'ai omis celles qui auraient pu déplaire aux personnes qui y eurent part, car elles y feraient mauvaise figure. Malgré ma réserve, on ne me trouvera parfois que trop indiscret, et j'en suis fâché. Si avant ma mort je deviens sage et que j'en aie le temps, je brûlerai tout: maintenant je n'en ai pas le courage. Si quelquefois on trouve que je peins certaines scènes amoureuses avec trop de détails, qu'on se garde de me blâmer, à moins qu'on ne me trouve un mauvais peintre puisqu'on ne saurait faire un reproche à ma vieille âme de ne savoir plus jouir que par réminiscence. La vertu, au reste, pourra sauter tous les tableaux dont elle serait blessée; c'est un avis que je crois devoir lui donner ici.
Casanova, Histoire de ma vie
10:12 Publié dans Grands textes | Lien permanent | Commentaires (8)
Commentaires
Réjouissant ! Quel homme de grande composition, et qui sait oublier. L'oubli est une faim des nobles ogres !
Ecrire pour jouir par réminiscence ou jouir pour écrire... Je viens de manger un sandwich, un sandbitch au bon saucisson, ça fait partie de mes gros goûts (pardon à "la vertu" mais je précise : y compris quand il est plus délicieux entier qu'en rondelles)... et ça me donne des forces pour écrire !
Miam miam.
Écrit par : Alina | vendredi, 18 novembre 2005
Ces "gros goûts" sont magnifiques, mais n'est-ce-pas au Quebec qu'on dit "j"ai grand goût" pour dire j'ai très faim !
Écrit par : Ray | vendredi, 18 novembre 2005
Je ne sais pas mais moi aussi, encore !
Écrit par : Alina | vendredi, 18 novembre 2005
Vive l'art des mets !
Écrit par : Ray | vendredi, 18 novembre 2005
Et honni soit qui mal y pense !
Écrit par : Milady | vendredi, 18 novembre 2005
et aussi , Ray , vive le lard des mots
(ah ! trancher dedans ! )
(rien à voir avec un éloge du minimalisme )
(je partage avec Alina sa préférence pour "l'entier" plutôt que "les rondelles")
Écrit par : hozan kebo | vendredi, 18 novembre 2005
surtout qu'une rondelle ne fait pas le printemps
Écrit par : Ray | vendredi, 18 novembre 2005
même MOI ! ex grutier et cependant vrai-faux nippon
(amateur) (obsédé) de parenthèses
je naurais pas osé me hisser à ce niveau là !
(et cette perplexité soudaine :
si une rondelle ne fait pas le printemps
qu'est qu'un saucisson "entier" fait ?
un hiver ?
Écrit par : hozan kebo | vendredi, 18 novembre 2005
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