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mercredi, 16 novembre 2005

En banlieue

« En banlieue, c’est surtout par les tramways que la vie vous arrive le matin. Il en passait des pleins paquets avec des pleines bordées d’ahuris brinquebalant, dès le petit jour, par le boulevard Minotaure, qui descendaient vers le boulot.

     Les jeunes semblaient même comme contents de s’y rendre au boulot. Ils accéléraient le trafic, se cramponnaient aux marchepieds, ces mignons, en rigolant. Faut voir ça. Mais quand on connait depuis vingt ans la cabine téléphonique du bistrot, par exemple, si sale qu’on la prend toujours pour les chiottes, l’envie vous passe de plaisanter avec les choses sérieuses et avec Rancy en particulier. On se rend alors compte où qu’on vous a mis. Les maisons vous possèdent, toutes pisseuses qu’elles sont, plates façades, leur c¦ur est au propriétaire. Lui on le voit jamais. Il n’oserait pas se montrer. Il envoie son gérant, la vache. On dit pourtant dans le quartier qu’il est bien aimable le proprio quand on le rencontre. Ça n’engage à rien.

      La lumière du ciel à Rancy, c’est la même qu’à Détroit, du jus de fumée qui trempe la plaine depuis Levallois. Un rebut de bâtisses tenues par des gadoues noires au sol. Les cheminées, des petites et des hautes, ça fait pareil de loin qu’au bord de la mer les gros piquets dans la vase. Là-dedans, c’est nous.

      (...) Au matin donc le tramway emporte sa foule se faire comprimer dans le métro. On dirait à les voir tous s’enfuir de ce côté-là, qu’il leur est arrivé une catastrophe du côté d’Argenteuil, que c’est leur pays qui brûle. Après chaque aurore, ça les prend, ils s’accrochent par grappes aux portières, aux rambardes. Grande déroute. C’est pourtant qu’un patron qu’ils vont chercher dans Paris, celui qui vous sauve de crever de faim, ils ont énormément peur de le perdre, les lâches. Il vous la fait transpirer pourtant sa pitance. On en pue pendant dix ans, vingt ans et davantage. C’est pas donné.

      (...) Comprimés comme des ordures qu’on est dans la caisse en fer, on traverse Rancy et on odore ferme en même temps, surtout quand c’est l’été. Aux fortifications on se menace, on gueule un dernier coup et puis on se perd de vue, le métro avale tous et tout, les complets détrempés, les robes découragées, bas de soie, les métrites et les pieds sales comme des chaussettes, cols inusables et raides comme des termes, avortements en cours, glorieux de la guerre, tout ça dégouline par l’escalier au coaltar et phéniqué et jusqu’au bout noir, avec le billet de retour qui coûte autant à lui tout seul que deux petits pains.     

      La lente angoisse du renvoi sans musique, toujours si près des retardataires (avec un certificat sec) quand le patron voudra réduire ses frais généraux. Souvenirs de « Crise » à fleur de peau, de la dernière fois sans place, de tous les Intransigeants qu’il a fallu lire, cinq sous, cinq sous…des attentes à chercher du boulot… Ces mémoires vous étranglent un homme, tout enroulé qu’il puisse être dans son pardessus « toutes saisons ».

      (…) Tout le monde toussait dans ma rue. Ça occupe. Pour voir le soleil, faut monter au moins jusqu’au Sacré-Coeur, à cause des fumées.

     De là alors c’est un beau point de vue ; on se rend bien compte que dans le fond de la plaine, c’était nous, et les maisons où on demeurait. Mais quand on les cherche en détail, on les retrouve pas, même la sienne, tellement que c’est laid et pareillement laid, tout ce qu’on voit.

      (…) Quand on habite Rancy, on se rend même plus compte qu’on est devenu triste. On a plus envie de faire grand chose, voilà tout. À force de faire des économies sur tout, à cause de tout, toutes les envies vous sont passées. »

 

Louis-Ferdinand CÉLINE
Voyage au bout de la nuit.

Commentaires

Ai reconnu Céline à la 1ère ligne...
Bonne journée Ray !

Écrit par : gazelle | mercredi, 16 novembre 2005

Eh oui la phrase est toute simple, et pourtant magique... Bonne journée à toi !

Écrit par : Ray | mercredi, 16 novembre 2005

La vérite a preté sa plume à l'ame du toubib, i love Céline !

Écrit par : Dominique Larrey | mercredi, 16 novembre 2005

Je vous en rajoute une pincée ?
Oui ?
Ah! je vois que vous êtes connaisseurs, du moins pour certains. Alors voilà :

"Tiens, voilà un maître-journal, Le Temps!" qu'il me taquine Arthur Ganate, à ce propos. "Y en a pas deux comme lui pour défendre la race française!
— Elle en a bien besoin la race française, vu qu'elle n'existe pas!" que j'ai répondu moi pour montrer que j'étais documenté, et du tac au tac.
— Si donc!qu'il y en a une! Et une belle de race! qu'il insistait lui, et même que c'est la plus belle race du monde, et bien cocu qui s'en dédit! Et puis, le voilà parti à m'engueuler. J'ai tenu ferme bien entendu.
— C'est pas vrai! La race, ce que t'appelles comme ça, c'est seulement ce grand ramassis de miteux dans mon genre, chassieux, puceux, transis, qui ont échoué ici poursuivis par la faim, la peste, les tumeurs et le froid, venus vaincus des quatre coins du monde. Ils ne pouvaient pas aller plus loin à cause de la mer. C'est ça la France et puis c'est ça les Français."

(Voyage au bout de la nuit)

Écrit par : P.A.G de l'Académie Célinienne | mercredi, 16 novembre 2005

Le grand Dr Destouches de Meudon. R.I.P
Seigneur que sa banlieue a changé, a l'époque elle était rouge Staline, maintenant vert Islam.
Les petits fils de Ganate ou Bardamu ont vendu leur Sam'Suffit du Rancy et ont pris leur retraite dans la maison de l'arrière grand père dans le Cantal, la Creuse ou l'Aveyron.
Un député-maire UMP doit certainement assurer maintenant la distribution des € de l'intégration et de la "positive discrimination" dans cette commune mythique.

Écrit par : papalerebelle | mercredi, 16 novembre 2005

La banlieue a changé et l'hosto avec, Alphonse Boudard y retrouverai plus ses thermometres !

Écrit par : salle comune | jeudi, 17 novembre 2005

Et l'Afrique de Bardamu, elle est comment, aujourd'hui ?
N'oublions pas que Louis-Ferdinand des Touches (comme il signait quand il était là-bas) est parti en A-fric, lui. Son seul but était de s'y faire un max de pognon.

Écrit par : Rick Hunter | jeudi, 17 novembre 2005

Arrête tes conneries; là, Rick, tu me fais vraiment de la peine. Ou alors c'est l'abus d'Chimay!

Écrit par : P.A.G | jeudi, 17 novembre 2005

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