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mercredi, 31 août 2005

La tempête

"Laissez passer les touristes, restez simplement là, devant ce tableau, oubliez tout. Il a lieu maintenant, pour vous, pour vous seul. Il vous parle du temps par-dessus le temps, comme Venise le fait constamment. C’est sa vocation, sa grandeur, son calme.
J’écoute, je commence à voir. A droite, une femme aux trois quarts nue, un boléro blanc sur les épaules, assise sur un drap froissé en pleine nature, allaite un enfant avec son sein gauche (on ne voit pas le droit). Elle vous regarde. Elle en a vu d’autres, elle en verra d’autres. Vous êtes obligé d’être cet enfant. La femme est très belle, jeune, éternelle, cheveux blond vénitien, rassemblée sur elle-même malgré ses cuisses écartées, très attentive, protectrice, un peu inquiète. A gauche, sur une autre scène, séparé de la femme à l’enfant par une rivière en ravin, un homme désinvolte et jeune, veste rouge, tenant un bâton plus grand que lui, tourne la tête vers le petit théâtre de l’allaitement. Est-ce un père? Un fils? Un passant? Il a l’air très content, détaché, il pose. Il se souvient, aussi. Ce bébé, c’était lui dans une autre vie. Ou bien ce sera lui, et puis lui encore.
Où cela a-t-il lieu? Aux environs d’une ville que l’on voit se dresser dans le fond, au-delà d’un petit pont de bois qui fait communiquer les deux rives. Une ville sous l’orage dans un ciel gris-bleu. Un éclair déchire le fond de la toile et accentue la brisure entre la femme à l’enfant et l’homme contemplatif. Sur terre, une rivière les sépare, ils ne sont pas dans le même temps. Dans l’air, une zébrure et une fulgurance comme rentrée (vous voyez l’éclair, vous ne l’entendez pas encore) font apparaître le spectre des palais et des tours. Au premier plan, les humains mortels. Dans les coulisses, Dieu ou les dieux. Destin, hasard, saisons, nature. L’éclair est un serpent qui révèle les éternités différentes de la femme et de l’homme. Vous ne le savez pas au point où la couleur le dit.

Ce tableau est une étoile, un aimant. Je le vois d’ici, à Paris, par-delà le bruit et la fureur de l’histoire. Il fait le vide, il est évident. Il est d’un temps nouveau: le plus-que-présent permanent. J’aimerais le voler, le garder pour moi, dormir près de lui, être le seul à le voir matin et soir. Je voudrais survivre en lui, me dissoudre en lui, haute magie, alchimie. Je devine le passage secret qui l’a rendu possible"

Philippe Sollers

09:05 Publié dans Peinture | Lien permanent | Commentaires (0)

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