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jeudi, 14 avril 2005

Beckett pour contre-attaquer

Voici un beau texte de Eric Chevillard que m'envoie Pascale :


"Les écrivains qui comptent sont des vengeurs. Flaubert venge la délicatesse flétrie par la bêtise. Rimbaud venge l’adolescence humiliée par son impuissance. Proust venge la créature éphémère. Ponge venge les choses scandaleusement négligées. J’arrête là cette énumération facile : épreuves-exorcismes, tout écrivain qui compte est un vengeur. Beckett est un vengeur. Beckett venge l’homme. Quand je l’ai lu pour la première fois, j’avais une grande soif de vengeance. Beckett m’a vengé. Il est temps que je précise : pas question ici de règlement de compte ni de revanche sur la vie ou je ne sais quelles grimaces de la face tuméfiée dans le dos de la brute qui s’éloigne. Pas de vengeance basse ou mesquine, une réaction héroïque, au contraire, voilà ce dont il s’agit, une réaction d’orgueil peut-être, moins les grands airs offusqués, mâchoires et poings serrés. Une réaction déconcertante.
Une contre-attaque tout en finesse qui passe par une certaine résignation à l’irrémédiable, mais réfute les postures de consentement ou de soumission à cet ordre en vigueur et les états d’âme de circonstance, si convenus qu’il serait aussi simple de fabriquer en série les masques qui les expriment dans une usine de carton-pâte, chaque individu recevrait la panoplie à sa naissance.
Beckett contre-attaque. Son rire est un outrage, un sacrilège.
Voyez comme le bourreau a l’air sot avec sa hache quand le condamné se fend la gueule sur le billot.
Quand j’ai lu Beckett pour la première fois, je venais de comprendre certaines choses simples, ce qui m’attendait quoi que je fasse, cela me paraissait inacceptable, déjà je tendais la main vers les masques du révolté, du geignard, du désespéré – et soudain Malone meurt. Révélation renversante : ce néant qui s’ouvrait devant moi était presque justifié puisque le rire de Beckett y sonnait si juste, si plein, voilà que ce néant qui s'ouvrait devant moi tout à coup était comblé par le rire de Beckett – j’en appréciais l’acoustique : dans ce néant absolu, le rire de Beckett était lui aussi sans limite.
Toutes les morales me choquaient, toutes les philosophies sérieuses me répugnaient – rire lucide, rire vengeur, le rire de Beckett était alors la seule chose que je pouvais entendre. Le rire de Beckett était la solution. Il exprimait l’horreur de la situation mieux que la complainte complaisante ou le gémissement qui est déjà un commentaire, et il en triomphait dans le même temps, l’humour étant la forme la plus méconnue de la compassion (qui se soucie d’autrui) et de la générosité (qui procure du plaisir à autrui et sollicite sa participation). L’amour n’est jamais si vaste et ne partage la solitude qu’en deux.
Ceci n’est donc pas un paradoxe : l’écrivain qui a le mieux décrit la condition humaine, sans se leurrer d’aucune illusion, sans ménagement ni aucune de ces mièvres bontés qui tournent le cœur, s’exposant jour après jour à l’effroi des vérités innommées jusqu’à trouver les mots qui enfin les nomment, est aussi le plus drôle (à en perdre le souffle) et le plus fraternel (à en pleurer)."


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