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dimanche, 28 juin 2015

La Madone Sixtine

raphaël, Daniel Arasse[...] Pour revenir au tableau préféré, il y en aurait deux : La Madone Sixtine de Raphaël qui maintenant est à Dresde, et La Joconde, de Léonard de Vinci. Je ne parlerai aujourd’hui que de La Madone Sixtine.
C’est un tableau d’autel peint par Raphaël en 1516, je crois, qui représente la Vierge tenant l’Enfant sur des nuages, avec à sa gauche sainte Barbe et à sa droite saint Sixte. En haut du tableau, vous avez deux rideaux verts entrouverts, et en bas deux petits angelots qui regardent d’un air un peu mélancolique ce qui se passe au-dessus d’eux. Ce tableau a été l’un des plus admirés de l’histoire de la peinture à partir du moment où il est allé à Dresde. Avant il était dans une église à Plaisance, on savait qu’il était beau mais on n’en parlait pas trop. On allait le voir, mais ce n’était pas un grand tableau. Dès lors qu’il est à Dresde, il devient l’un des tableaux mythes de l’histoire de la peinture, et moi-même je le percevais comme un tableau mythe lorsque j’ai étudié Raphaël. Et puis je suis allé à Dresde, j’ai vu La Madone Sixtine et j’ai été extrêmement déçu car on était en train de restaurer le musée : il y avait une plaque de verre devant le tableau, et ce que je voyais depuis ma place assise c’était les néons qui se reflétaient sur la plaque de verre, je devais bouger pour deviner la peinture. J’étais extrêmement déçu, mais comme j’étais venu jusqu’à Dresde pour voir cette Madone, je ne voulais pas repartir déçu. Donc, je suis resté à peu près une heure, à me déplacer, et à un moment le tableau s’est « levé ». Et là, tout d’un coup, j’ai vu La Madone Sixtine, et je dois dire que j’ai vu l’un des tableaux intellectuellement les plus profonds de l’histoire de la peinture européenne et, si on aime et connaît Raphaël, l’un de ses tableaux les plus émouvants. Pourquoi l’un des plus profonds ? Eh bien, je crois — et c’est ce que Walter Benjamin n’a pas voulu voir ou qu’il a vu mais dont il n’a pas voulu parler — que La Madone Sixtine présente très exactement le moment de la révélation du dieu vivant, c’est-à-dire que c’est un tableau qui montre le dieu brisant le voile, le dieu s’exposant. Et ce qui pour moi le rend extrêmement bouleversant c’est en particulier la présence des deux petits anges situés en bas du tableau. Au fond, que font-ils là ? On n’en sait rien. On a imaginé les histoires les plus extravagantes sur ces deux petits anges : par exemple, qu’ils étaient les portraits des enfants que Raphaël aurait eus avec la Fornarina. En fait, je suis persuadé, pour des raisons iconographiques sérieuses, historiques et théologiques, qu’ils sont la figuration chrétienne des chérubins gardant le voile du temple dans la religion juive. Ce à quoi ils assistent eux mêmes, c’est au fait qu’ils ne sont plus les gardiens du secret et du dieu invisible : le dieu s’est rendu visible. Cette espèce d’extraordinaire tragédie — car le dieu se rendant visible signifie qu’il va mourir — est confiée à des visages d’enfants. Je trouve cela d’une puissance extraordinaire. Et depuis, je n’ai plus besoin de voir La Madone Sixtine ; elle s’est « levée », et je garde en moi cette émotion.

Daniel ArasseHistoires de peintures, folio essais 469, 2004, p. 27-29.

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