mercredi, 26 avril 2006
Je pense à voir, ce qui est tout autre chose
"C'est précisément parce que Les Joueurs de cartes pourraient être simplifiés qu'ils ne peuvent pas l'être. Cette poche du joueur de droite, trop basse, je la corrige mentalement sans y penser. Ces jambes, sous la table, je vais en faire des représentations de jambes alors que ce sont des sensations de jambes. Le bras du joueur de gauche, je vais le remonter vers son épaule, et j'aurai tort, car ce bras comme extérieur au corps, surajouté à lui, vit par lui-même un long parcours avant d'arriver à ces mains tenant des cartes blanches (elles sont blanches pour dire notamment que le tableau tout entier est une partie de cartes : les toiles de Cézanne ne découlent pas de Descartes, elles sont des cartes, mais ni celles d'un jeu de café ni celles de la géographie). Et voici : la table des joueurs prend soudain son autonomie fabuleuse, le dossier de la chaise du joueur de gauche aussi, le chapeau, la pipe, le fond, tout se met à exister à la fois dans le temps de cette peinture et nul autre. Je renonce donc au grappin optique, à la vulgarité meurtrière du "j'ai vu", en réalité je ne vois déjà plus rien, je pense à voir, ce qui est tout autre chose."
Philippe Sollers, Le paradis de Cézanne
12:15 Publié dans Peinture | Lien permanent | Commentaires (1)
Commentaires
Ce genre de monologue me fait penser à ceux que me rapporte un ami peintre qui expose régulièrement et qui est toujours très amusé par les interprétations d'un public qui essaie souvent et inutilement de "penser" ses oeuvres. Il demande juste de les observer sans lui mettre sur le dos ce à quoi il n'a jamais penser car peindre ce n'est pas ça.
Guy Goffette en fait une très belle démonstration dans un de ses livres sur Bonnard.
Écrit par : Calou | mercredi, 26 avril 2006
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