jeudi, 23 février 2006
Repas
Les avant-coureurs des repas étaient dans des gestes infimes : la femme en fichu égalisait le sel dans la salière biseautée.
L'on mettait la table longtemps à l'avance.
Quand on soulevait le coquetier de dessus l'étagère du buffet, la place de sa base restait marquée ronde et sertie par une fine poussière presque impalpable.
Tenue par une main experte et vigoureuse la cuiller à ragoûts, avec un bruit particulier, avec un bruit qui restera sien dans les siècles des siècles, dessinait des entrelacs dans le fond de farine blondie qui cuisait avec de petites crevaisons au fond du poêlon. La cuisinière bientôt éteignait le roux, laissant tomber l'eau d'une petite bouillotte noire. Il s'échappait alors des vapeurs âcres mais qui, répandues à distance, affinaient confortablement l'air de la pièce toujours renouvelé par la cheminée géante.
Dans les jours un peu froids, l'odeur des victuailles était magnifique ; à celle franche des viandes rouges s'ajoutaient les effluves des légumes comme frileux d'être séparés de la terre qui se collait encore à eux, le tout adouci par le remugle des robes de laine où parfois s'accrochaient des fils blancs.
Je revois cette table bourgeoise, chargée d'une odeur de fruits civilisée et mourante et d'une odeur de fleurs secrète et désuète qui rampait dans les membres jusqu'à la pointe des pieds.
On avait à ouvrir souvent la porte basse du buffet, antre noir beurré de cire morte, plein de blancheurs convexes et concaves et de reflets d'argent revivifiés. Le meuble était gorgé de soupières bordées d'or, de raviers, d'huiliers à facettes, vases sacrés et froids dans les mains chaudes des servantes ; des seaux à biscuits décorés de tulipes conservaient de vieilles miettes.
Les commensaux qui s'asseyaient autour de la table écoutaient un instant battre leur cœur, un rappel de cor de chasse très ancien, un lambeau de buisson pourpré occupait un instant leur imagination du dimanche.
Jean Follain, Repas, in "L'épicerie d'enfance", 1938
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